Chapitre 5 : Erzime

Par AsnMes

Vos dieux et vos frères vous ont trahis, préférant le pouvoir à la vie.

Ensemble nous construirons une nation plus forte, où l'incompris n'aura plus à fuir l'avide de puissance, où la justice régnera chaque jour.

Levons-nous ensemble pour nos frères et ancêtres perdus.

Nous construirons ce pays merveilleux de nos larmes et nos souvenirs déchus.

Notre rage et notre désespoir, nous porterons au long de ce terrible accomplissement.

J'ai fait honneur de protéger chacune de vos âmes.

Vous avez fait vœu de me suivre dans l'adversité.

Ensemble, nous réussirons.

Nous exterminerons les usurpateurs et manipulateurs.

Nous ramènerons la justice et la liberté.

 

Ensemble, nous bâtirons Aclemya.

 

Yekem Dimiorgos

***

 

Toute sa vie était là, pantelante, tremblante, allongée tel un mort dans un linceul. Assise à l'autre bout de la pièce, Abae fixait le corps frêle s'agitant au milieu des draps. Elsebeth, la seule, l'unique. Celle dont l'histoire n'avait aucun secret, mais dont le visage demeurait inconnu. Inconnu jusqu'à ce jour.

Toute son existence était définie pour ce moment. Cet instant précis où leurs regards se croiseraient, où leurs mains s'effleureraient, où tout deviendrait limpide : elles seraient enfin réunies. Et pourtant, bien qu'elle eût longtemps imaginé divers scénarios, passant des sourires aux pleurs, des embrassades passionnées aux courses-poursuites effrénées, Abae ne sentait rien. Ni peur, ni joie, juste un trou béant qui lui emplissait la poitrine. Rien de ce qui se passait ne semblait pouvoir se raccrocher aux fantaisies de ses pensées, et la jeune femme ne savait que faire à cet instant. Par cette arrivée tant attendue, son ultime devoir venait d'être accompli, et désormais sans but, sa vie semblait dénuée de sens. La jeune fille s'agita de nouveau, sa respiration sifflante emplissant toute la pièce dans un râle d'agonie. Une âme essuyant son front perlé de sueur, Abae observa avec attention les marques noires qui brûlaient son corps, montant comme de longs serpents autour de ses bras. Son démon s'était déjà bien trop ancré en son cœur et prenait de plus en plus le pas sur son propre corps. La jeune femme savait que ce dernier ne tarderait pas à envahir pleinement son enveloppe corporelle. Il rongerait totalement dans une douleur bien plus forte que celle qui l'habitait actuellement. Leur temps était compté.

Sa missive était partie dès qu'elle avait trouvé le corps de la jeune fille, flottant au cœur du lac entourant la porte. Elle avait d'abord pensé qu'il s'agissait d'un nouvel arrivant abandonné par son passeur. Mais à la vue de ses traits familiers et de ses iris rouge sang, Abae l'avait immédiatement reconnu. Elle ressemblait tant à Orcia que cela en était presque troublant. Elle l'avait donc couché à l'intérieur de sa petite tourelle, prenant soin de calmer au mieux la fièvre et les spasmes qui gagnaient son corps, avant de se précipiter vers le télégraphe. Elle n'avait jamais autant maudis ces instruments Kasmalts qu'en ce jour. Son message mit un temps infini à s'écrire, mais il s'était finalement envoyé, dissipant les crissements mécaniques de la machine, laissant seulement régner le bruit des halètements de la jeune fille. Il ne lui restait plus qu'à attendre les ordres d'Orcia, patiemment. Elle avait donc tirer une chaise et n'avait pas quitté Else des yeux. Elle avait eu l'aisance de décortiquer dans un premier temps chacun de ses traits. Elle était consciente que la douleur et les ombres barrant son visage ne lui faisaient pas grâce, mais la jeune femme ne put retenir son œil inquisiteur. Un nez fin légèrement pointu, dont l'arc subtilement aquilin semblait rappeler ses origines Kasmalts, des pommettes saillantes perdues dans des joues encore ronde de juvénilité, des fines lèvres se fondant avec le caramel de sa peau. Elle ressemblait à une poupée, fine, frêle, fragile. Mais ce qui avait le plus étonné Abae fut sa peau. Lisse, presque parfaite, seules quelques aspérités et cicatrices demeuraient, si infimes, elles pouvaient presque parfaitement disparaître sous des yeux plus distraits. Elle était belle. Prenant délicatement sa main dans la sienne, la retournant avec une douceur infinie, elle avait détaillé ses longs doigts peints de noir dont s'échappait une légère fumée noirâtre. Elle flottait autour d'eux comme un brouillard recouvrant sa peau. La jeune femme les avait longuement dévisagés, se demandant quelles capacités seraient permises par le démon de la jeune fille. Dans son inspection, ses yeux s'étaient malencontreusement posés sur ses propres mains, dont l'aspect avait arraché un léger rictus de dégoût à son visage stoïque. Comme un soudain coup de tonnerre, la réalisation l'avait frappée avec force alors qu'elle détaillait l'entrelacs informe d'os, de chair et de cicatrice lui servant de membre. Else ne tarderait pas à devenir comme elle. Sa peau fine et immaculée ne subsisterait pas à travers les jours, elle finirait comme la sienne, rongée et salie. Cette idée l'avait révulsée. Mais cette aversion n'avait duré que quelques instants avant que son esprit se concentre à nouveau sur le corps gisant ses côtés, dont les convulsions soudainement plus frénétiques avaient réclamé son assistance. Ces mouvements brusques lui rappelèrent par la même occasion de rester méfiante à tout moment. La jeune fille était trop instable.  Ses pouvoirs, pouvant éclater à chaque instant, incitèrent Abae à garder ses distances. C’est ainsi qu'elle s'était retrouvé à l'autre bout de la pièce, seule avec ses pensées, dirigeant distraitement une âme au service d'Else.

Elle ne savait que faire face à ce cadavre vivant. Elle n'avait jamais vu quelqu'un lutter jusqu'à ce stade. Le démon de la jeune fille semblait avoir déjà presque totalement consommé son corps, l'emplissant totalement, et pourtant elle demeurait vivante. Inconsciente mais vivante. Abae ne comprenait pas d'où venait cette force soudaine permettant à la jeune fille de subsister. Elle aurait déjà dû mourir depuis longtemps. Elle mourait peut-être bientôt. Cette pensée réveilla un sentiment d'angoisse au cœur de la jeune femme. Il s'était déjà insinué en elle depuis qu'elle avait trouvé le corps, mais elle avait réussi à l'étouffer sous son calme habituel. Cependant, ses doutes lui offraient un nouveau souffle. N'en pouvant plus, Abae se dirigea vers le télégraphe, le fixant intensément de ses iris jaune, cherchant presque à le faire fondre sous son regard de braise. Aucun message d'Orcia. Sa peur se transforma lentement en colère, raidissant chacun de ses muscles, alors qu'elle réfléchissait à toute allure. Encore une fois, elle ne pourrait pas compter sur son aïeule. Elle était seule. Un bruit de verre brisé résonna soudainement dans son dos, la sortant de sa réflexion intense. D'un air froid, elle dévisagea l'âme entrain de rassembler les morceaux de verre du bol qu'elle tenait précédemment dans ses mains. Sous le regard de sa maîtresse, elle baissa les yeux et bafouilla de maigres excuses, mais Abae ne s'en souciait déjà plus. S'étant retourné depuis longtemps, elle n'écouta même pas les paroles du fantôme, lui assena un nouvel ordre d'une voix dure :

 

-Concentre-toi.

 

Ces mots semblaient autant résonner pour elle que pour l'être vaporeux. La jeune femme fixait avec dédain l'extrémité de ses doigts tremblant légèrement, d'une façon si infime que cela aurait pu être un mirage. Mais ils étaient bien là, agitant son corps, comme une preuve tangible de la perte de son sang-froid. Son contrôle total sur son être semblait perdre de son emprise. Fermement brièvement les yeux, elle canalisa ses émotions dans un simple souffle, avant de se lancer à grande enjambée vers la table de bois massif trônant au centre de la pièce. Elle avait une idée. Dans un vol rapide, quatre rouleaux s'élevèrent des bibliothèques avant de s'étaler sur la table. Ils emplirent le plateau de cette dernière pour révéler l'immense carte d'Aclemya. Nids de serpents rassemblés autour d'un même puits, les routes sillonnaient chaque espace dans une organisation incohérente. La voie principale reliant Erzime à la porte barrait cet entrelacs de chemins par sa surprenante linéarité, se recoupant avec trois autres axes barrant le pays de part en part, formant une étrange étoile blanchâtre sur cet amas de gribouillis noir. Du bout de l'ongle, Abae traça la courbure biscornue d'un sentier, un compas suivant de près son parcours afin de mesurer la distance. D'un rapide coup d'œil par l'une des fenêtres bordant la pièce, la jeune femme observa laconiquement le deuxième soleil trônant bien trop haut dans le ciel. Il était déjà trop tard. Passer par l'Ilyakam se révélerait plus long qu'autre chose, surtout qu'elles ne pouvaient voyager à pied ou prendre un coche. Examinant avec attention la carte, elle analysait rapidement chaque relief déjà trop connus, cherchant le meilleur compromis entre rapidité et sécurité. Le meilleur trajet semblait celui passant par les routes bordant le chemin principal, traversant le cœur d'Akridasos. Il leur faudrait une demi-journée de galop effréné pour espérer rejoindre la capitale. Cela était encore beaucoup trop long au goût de la jeune femme, mais il ne lui semblait pouvoir trouver mieux. Elle ne doutait pas de sa capacité à pouvoir chevaucher une telle distance d'une traite, mais elle espérait que la jeune fille l'accompagnant tiendrait le coup. Se retournant lentement, elle observa son corps frémissant. Sa peau pourtant halée prenait lentement la même teinte que les draps clairs. Un simple jour de plus, c'était simplement ce qu'elle devait survivre.

 Ne perdant pas plus de temps, Abae se dirigea rapidement vers l'une des armoires adossées contre les murs de la petite salle de séjour, sans se soucier des mouvements des rouleaux regagnant leur place initiale. Passant en revue ses pèlerines, elle maudit Eyron à voix basse. Cet homme ne lui serait jamais d'aucune utilité. N'aurait-il pas pu venir l'importuner de sa présence aujourd'hui ? Ou au moins ne pas lui dérober l'une de ses seules pèlerines brunes ? Il aurait pu prévenir Orcia rapidement, ouvrir la voie sur leur passage. Il aurait pu la distraire des pensées effrayées qui gagnaient son esprit. Non, il n'était que parti avec l'un de ses seuls espoirs de pouvoir voyager en toute quiétude.

Ses doigts effleuraient lentement le lourd coton des diverses mantes, observants distraitement leur couleur variée, réfléchissant à quel assemblage serait le plus avantageux. Toute houppelande lui serait impossible à porter pour une telle chevauchée, mais Elsebeth pouvait peut-être en utiliser une. D'un geste franc, elle repoussa les lourdes capes pourpres dans un coin de la penderie. Il était hors de question qu'elles portent toutes deux l'habit royal, c'était le meilleur moyen de se faire attaquer, et la jeune femme n'était pas prête à prendre un tel risque. Son aïeule la réprimanderait sûrement pour un tel manque de respect envers les lois et les instructions, mais peu l'importait. Leur sécurité était supérieure à tout cela. Décrochant rapidement deux habits d'un profond vert et bleu, elle se dirigea vers le petit escalier donnant à ses appartements. Autour d'elle, toute la demeure s'animait d'une nouvelle vie, les objets flottaient, portés par les âmes lui appartenant. Tout était désormais limpide dans son esprit, coulant comme une rivière habile au bruissement infime. Les instructions maintes fois pensées se mettaient en place sans accroches et s'emboîtaient parfaitement comme les pièces d'un puzzle. Bientôt, tous ses effets personnels nécessaires seraient prêts à être emportés. Bien qu'elles voyageraient léger, Abae savait qu'une poignée de valets ne tarderait pas à venir de la cours récupérer ses bagages, et l'une des dernières choses qu'elle désirait était de voir ces serpents se balader librement dans son petit havre de paix. Attrapant négligemment les bottes volant vers elle, la jeune finit de s'habiller. Elle vérifia chaque serrure et chaque loquet et inspecta chaque recoin à la recherche du moindre objet n'aillant pas pu être mis à l'abri de regards un peu trop inquisiteurs. Après tout, elle ne reviendrait pas ici avant de nombreux mois. Essayant de ne pas penser aux événements qui suivraient ce grand périple, leur déroulement ne l'enchantant pas plus que cela, Abae ferma la porte de sa chambre et regagna le bas de la tourelle. Le pincement au cœur que lui provoquait ce départ n'était pas simple à ignorer, elle soupira simplement pour tenter de chasser ces sentiments. Du paradis de tranquillité aux boues putrides de la cours, c'était là que les menait leur voyage. Alors que les malles et valise s'amoncelaient seules au centre de la pièce, la jeune femme sortie pour mettre un terme aux préparatifs de leur expédition, jetant un léger regard au corps sensiblement endormis gisant entre les draps.

La brise du lac la frappa de plein fouet, chassant de son visage les mèches rebelles s'échappant toujours de sa tresse. Abae inspira à plein poumons. Elle avait soudainement l'impression que c'était la première respiration qu'elle prenait depuis plusieurs heures, comme si son souffle s'était coupé depuis qu'elle avait trouvé le corps de la jeune fille. Les rayons d'or coulant des soleils tombait mollement sur l'eau. Il se transformerait bientôt en rubis, laissant les astres se faire engloutir par la houle écumeuse. N'aillant pas le temps de se délecter du dernier coucher des soleils sur le lagon, la jeune femme se dirigea précipitamment vers la façade ouest de la tourelle. Le long de la grande route pavée menant à la capitale, les sapins se dressaient resplendissant, leur cime si haute qu'elles semblaient presque toucher le ciel. Leurs formes lointaines se coulaient dans un amas de verdure formant une forêt dense et impénétrable, où même la lumière peinait à pénétrer. Zyeutant la grande étendue se prolongeant devant elle, Abae cherchait distraitement une grande masse sombre du regard. Puis, plaçant ses mains autour de sa bouche, elle héla de toutes ses forces. Dans un premier temps, seul le bruissement des feuilles sous la brise lui répondit, mais ce dernier finit par se teinter du rythme effréné de sabots claquants sous la terre. Comme une flèche sous le vent, Brume filait à toute allure, le sol tremblant légèrement sous la puissance de son galop. L'immense shire noir avala la distance les séparant en un instant, laissant échapper un puissant hennissement lorsqu'il arriva à hauteur de la jeune femme. Abae ne put retenir le faible sourire se glissant sur ses lèvres. Aux antipodes de la franche grimace d'Eyron, laissant presque apparaître ses gencives, le sourire de la jeune femme ne se résumait qu'à une étrange convulsion des lèvres, timide, dont seules les commissures s'élevaient légèrement dans un pincement. Mais ce dernier n'était pas moins empli d'affection, contrairement à ce que beaucoup imaginaient. D'une légère tape amicale sur son encolure, Abae invita l'équidé à la suivre.-Nous avons un long voyage qui nous attend, ne perd pas son énergie à parader.

 

Sa voix, légèrement plus doucereuse qu'à l'accoutumé, laisser poindre une légère malice. Ses doigts se perdant dans la caresse des lourds muscles de l'animal, elle profita secrètement de ces derniers paisibles instants alors qu'ils se dirigeaient à nouveau vers la tourelle. Elle savourait chacune de ces minutes. Chaque minute avant la peur de ce voyage, la rage de la cours, l'horreur de la guerre. Chaque minute avant que sa destinée se mette définitivement en marche.

 

***

 

Ballottant à la manière d'une poupée de chiffon pressée fortement contre son torse, le corps d'Else s'animait de chaque secousse, trompant la jeune femme à chaque instant, espérant désespérément la voir esquisser le moindre signe. Elle n'était pas sortie de son lourd sommeil depuis qu'elles avaient pris la route, et si Abae n'avait pas senti les battements timides de son cœur sous ses doigts, elle l'aurait pensée morte. Elle se demandait parfois si ces pulsations imperceptibles n'étaient pas qu'un simple écho de son propre cœur. Mais sa raison lui dictait de ne pas se fier à ses peurs et, essayant d'oublier les tressautements s'emparant parfois de son thorax, elle filait à toute allure vers le palais d'Erzime. Comme de longs rubans de soie verte portés par le vent, les arbres défilaient le long du chemin dans une sobre monotonie. Sous la vitesse, tous les détails se mélangeaient, ne formant qu'un ensemble intense de brun et d'émeraude, s'affichant lasses, s'étirant au gré du temps. L'horrible similitude du paysage lui renvoyait la terrible impression de ne pas progresser. Comme piégées dans une boucle temporelle, cauchemar sans fin, elles fendaient le vent sans jamais avancer, leur galop acharné aboutissant à une infime progression. Le temps les rattrapait. Crispant sa main pleinement valide sur les rennes et resserrant son étreinte autour du corps d'Elsebeth, Abae chassa ces terribles angoisses d'un grognement sourd. La nuit tombante ne viendrait pas l'aider dans cette bataille. Bien que la jeune femme lui était gracieuse de leur offrir un deuxième manteau, les protégeant des regards trop curieux des passants qu'elles croisaient, elle gardait aussi en son ombre ses ennemis, pouvant les attaquer à tout moment.

La lune trônait fièrement dans le ciel, éclairant de son halo blafard l'immense toile d'encre s'étendant à perte de vue. Sous cette lumière froide, l'immensité d'Aclemya resplendissait davantage. Pays jeune qu'elle était, tout en elle était brute, acerbe, presque violent, l'usure des âges n'aillant pas encore réussi à adoucir les stigmates de sa création barbare. Abae savait que le temps ne changerait jamais ce diamant informe, que les années ne poliraient pas sa surface. Il fallait un tailleur de pierre pour pouvoir l'embellir, et ce dernier courait déjà en son sein, galopant vers le cœur de ce joyau. Ensemble, elles offriraient un meilleur avenir à ces espaces sauvages, Elsebeth et elle, sans horreur, sans manipulation, sans leur aïeule. Après la guerre, après la mort d'Orcia, elles régneraient toutes deux sur le royaume, Aclemya et Arvalée ne feraient qu'un. Les jours seraient alors meilleurs, ces paysages grandioses, dont les dimensions gigantismes semblaient avaler le ciel, ne seraient plus un théâtre d'horreur. Non, ils se transformeraient en un jardin de paix, en un recueil pour les miséreux, ceux dont la vie n'avait épargné aucune facette. Pour les gens comme elle. Abae avait toujours porté cet espoir d'un jour meilleur, d'un amour profond et fusionnel. Elle le tenait désormais entre ses mains, tangible et tremblant, elle ne le laisserait pas s'échapper. Elle ne laisserait pas Else s'échapper. Se baissant davantage sur la croupe de Brume pour limiter son accroche au vent, la jeune femme sentait une douleur affreuse lui prendre les cuisses sous les contractions répétées qu'elle effectuait pour heurter le dos de son fidèle destrier. Ces nombreuses heures allaient peut-être se révéler plus difficile que ce qu'elle avait anticipée. Mais, il n'y avait pas de temps à perdre. Chaque minute était précieuse.

Le bruit rond des remous d'une cascade laissa apparaître un maigre sourire rassuré sur le visage d'Abae. Le Lakkos. Elles y étaient enfin.

Etoile à huit branches menant aux sept domaines du pays et à la porte, ce carrefour principal était le cœur du pays. À la manière d'une roue de charrette, Aclemya était construite autour de ce petit cercle, s'organisant parfaitement pour mener toute personne à ce même point, peu importe le chemin emprunté. Pont immense dominant le point de chute des huit cascades, il était une prouesse architecturale, encore plus impressionnante que le palais d'Erzime. Il permettait de traverser la fosse, cœur du pays dans bien des sens du terme. Bien que sa structure fabuleuse ne manquait jamais de lui couper le souffle, Abae n'appréciait guère cet endroit. Le bruit des cascades était insupportable, si fort qu'il semblait vous emporter totalement, vous noyant dans un brouhaha sans nom. Ici, au cœur de ce halo d'eau et de pierre, les éléments vous écrasez et vous rendez misérable, vous rappelant à votre pathétique condition de mortel. Mais ce sentiment d'impuissance n'était pas la cause du dégoût de la jeune femme. Non, c'était ce sang, tout ce sang. Ce sang si rouge qu'il peignait chaque parcelle de la pierre, engorgeant chaque rainure, et teintant l'eau de son horrible carmin. Bien qu'il ne demeurait plus une fois la pluie passée, la jeune femme ne pouvait pas s'empêcher de le voir, ruisselant sur le pavé. Il emplissait toute sa vue, tous ses souvenirs de cette couleur vermeille répugnante. Combien d'exécution avait-elle vu en ce lieu, combien de fois avait-elle vu les corps tomber dans un souffle, leur carcasse inerte sombrant dans les eaux. Elles étaient si nombreuses que toutes se mélangeaient dans son esprit. Ces jours-là, les remous insupportables des cascades apparaissaient comme une bénédiction. Les cris d'horreur, les pleurs, les éclats de joie, tous étaient emportés dans les profondeurs de la fosse par sa puissance. Ainsi, il n'y avait que le bruit de l'eau effervescente, le sang, et des corps. Beaucoup trop de corps.

La jeune femme frissonna, l'humidité ambiante se collant à sa peau, et avançant au pas, elles traversèrent silencieusement le pont. Gardant sa tête droite, Abae fixait la grande route principale s'allongeant devant elle à la manière d'un long serpent. Un long serpent les guidant à son nid. Elle ne pouvait encore apercevoir les contours de la capitale, mais elle savait qu'ils ne tarderaient pas à se dessiner dans le ciel. La route était encore longue et elles ne pouvaient perdre plus de temps. Mais, au plus profond de son cœur, la jeune femme se délectait de ces derniers moments hors d'Erzime. Elle ne désirait pas y retourner. Comme étrangère à ses propres sentiments, Abae claqua des talons, et telle une ombre, elles filèrent furtivement dans la nuit.

 

***

 

Immense montagne de pierre et de bois, Erzime se dressait devant elle sous les lueurs tardives de la matinée. Sa parure d'or s'était déjà envolée depuis longtemps, laissant simplement apparaître sa pierre grise dans son plus simple appareil. Construit à la manière d'une énorme ruche ornée de vitraux, le palais se dressait fièrement au-dessus de la ville, dominant les nombreux quartiers s'organisant dans une rosace désordonnée. Tout à l'image de sa population, la capitale n'était un ensemble hasardeux de couleurs, de matière et de forme. Ce charivari, contenu dans des combinaisons étranges, semblait incapable de demeurer ne serait-ce qu'un jour. Et pourtant elle se dressait impétueusement, tordue et illogique, depuis bientôt plus de huit siècles. Mais, bien que l'odeur nauséabonde n'empestait que les quartiers les plus pauvres, Abae savait que tout y était putride. Mensonge, douce violence et trahison, le poison était omniprésent, tapis dans chaque breuvage, au-delà de la simple métaphore. Éreintée par son voyage, la jeune femme se cachait davantage sous la capuche de sa pèlerine, protégeant son visage du soleil et des regards curieux. Elsebeth maintenue fermement contre sa poitrine, elle avançait à pas lent vers la grande porte du palais. Sa similitude étrange avec celle enfermant le pays la mettait mal à l'aise, lui rappelant qu'elle allait être une deuxième fois prisonnière de cette dernière. Une cage dans un cachot, c'était ce que représentait cet infâme palais.

Les fumets des divers repas commençaient à lentement emplir les rues, ramenant avec eux les piaillements excités des habitants. La jeune femme sentait parfois de légers regards peser sur ses épaules, mais elle savait que ces derniers ne venaient que de la couleur de ses draperies. Un valet tenant un noble évanoui contre lui, Erzime avait vu de nombreuses choses au cœur de ses rues, mais ce spectacle interpellait toujours. Le pas lent des sabots de Brume contre les pavés irréguliers sonnait comme un glas à ses oreilles et la jeune femme se retint de triturer nerveusement les rennes qu'elle tenait entre ses doigts. La colère montait en elle comme un volcan, naturellement ravivée par les longues colonnes de pierres se découpant distraitement devant elle. Elle était toujours là, bouillonnant au cœur de son ventre, mais elle semblait plus vive à chaque fois qu'elle revoyait ce théâtre d'horreur. Pourrait-elle la contenir lorsqu'elle croiserait le regard des acteurs y ayant joué ? Autour d'elle, les discussions des habitants se firent plus compréhensibles à mesure qu'elle quittait les quartiers les plus pauvres bordant les contours de la ville. Les dialectes inconnus laissaient place à la langue internationale, amenant avec eux des regards plus insistants roulant sur sa monture. Certains la reconnaîtraient surement, d'autres non, mais maintenant, personne ne l'attaquerait de front. Non, les plus riches n'étaient pas assez valeureux pour de tels exploits.Des sourires et des murmures bordaient sa route comme une allée de fleurs empoisonnée ourlant le chemin. Sous ces regards pétillants, Abae compris rapidement que l'arrivée d'Elsebeth avait déjà été dévoilée. Resserrant sa poigne sur le corps de la jeune fille, cette information la rassura autant qu'elle la paniqua. Comme tombant presque sur leur frêle figure, les habitations s'élevaient de plus en plus haut, pantelante, témoignant qu'elles n'étaient plus très loin des alentours du palais. Ses yeux n'ayant pas quitté leur parure de topaze depuis qu'elles avaient franchi les limites de la capitale, Abae détaillait laconiquement les fenêtres branlantes et les façades grisâtres qui les entouraient. Les robustes murs soutenant les fondations du palais s'élevaient dans le ciel droit et fier, à la manière de tuteurs perdus dans une forêt vierge. La silhouette arrondie du palais finis par envahir le ciel au-dessus de leur tête, écrasant de son ombre et des reflets de ces vitraux les jardins prenant lentement le pas sur les habitations. Elles étaient si proches.

De loin, la jeune femme aperçut de gardes encadrant la première clôture de cristal. Premier point de passage. Ralentissant encore leur allure, elle installa le corps inerte de la jeune femme sur la selle, la plaçant de façon à ce qu'elle ne tombe pas, avant de poser pied à terre. Descendue de la haute stature de Brume, le palais sembla l'engloutir davantage, lui arrachant un frisson désagréable remontant le long de son échine. Jamais elle ne s'y habituerait. Les bras d'Elsebeth ballottaient mollement le long des flancs de sa monture, inertes. Soupirant, Abae tenta de décrocher son regard de ces derniers : il n'y avait rien à craindre, elle allait enfin être en sécurité. Cette pensée fut bien la seule réjouissance qui emplit son cœur depuis qu'elles étaient rentrées dans le cœur grouillant d'Erzime.

Lorsqu'elle arriva à leur hauteur, les deux jeunes gardes brandirent leur lance, et d'un geste las, la jeune femme présenta ses mains devant elle. Ses yeux ne s'attardèrent que vaguement sur leur visage avant de se détourner, désintéressés. Elle ne les connaissait pas. Peut-être les avait-elle déjà vus et les avait oubliés, ou peut-être étaient-ils de jeunes recrues ? En tout cas, qui ils étaient l'importait peu, elle devait juste passer. Se redressant, les défiant de toute sa grandeur, elle remonta légèrement l'amas de tissus lui masquant le visage, laissant faiblement percevoir ses traits. Mangeant la faible distance les séparant d'un pas mesuré, laissant claquer ses bottines contre la pierre, elle les dévisagea un instant avant de se présenter.

 

-Vasilikos Abae.

 

Alors que l'un d'eux se préparait déjà à libérer le passage sous la force de ces mots prononcé comme le dur impact des vagues sur le flanc d'une montagne, l'autre resta statique. Ses doigts, se resserrant plus fermement sur sa lance, arrachèrent un infime froncement des sourcils à la jeune femme. Mais ce dernier ne demeura qu'un simple instant, alors qu'un sentiment plat d'agacement commençait à l'envahir. Ils étaient donc nouveaux.

 

-Je suis désolée Madame, mais je ne peux vous faire rentrer sans que vous découvriez votre visage et celui de votre compagnon afin que je puisse procéder à une vérification. Voyez, vous ne portez pas la couleur royale, j'ai des doutes que vous soyez sa majesté.

 

Abae ne savait pas si ce fut le ton légèrement hautain qu'il employa ou la fatigue du voyage, mais sa patience commença à feindre doucement à mesure qu'elle attendait, droite et immobile, les défiant d'un air autoritaire. S'il pensait qu'elle découvrirait son visage hors des murs du palais, il était le plus candide des ignorants. Ses mains se resserrèrent lentement sur les rennes de Brume, cherchant en elle la voix la plus atone qu'elle pouvait encore posséder.

 

-Non. Appelez Sir Arlon, Sir des Vannfolk ou encore conseillé Lucres, qu'un d'eux m'escortent. Je suis pressée, faite vite.

 

L'homme laissa échapper un reniflement dédaigneux avant d'étouffer un ricanement. Son nez se fronçant légèrement, ses yeux bruns la détaillant dans une méprisante insolence, tout se mue chez lui dans cette horrible expression. Condescendance. S'afficher à elle cette manière, l'observant d'un air supérieur, même Orgon ne faisait plus preuve d'une telle idiotie. Dans une lenteur infime, chaque muscle de la jeune femme se contracta, durcissant son visage d'une froideur glaciale, irradiant toute sa puissance autour d'elle. Elle ne pouvait contenir plus longtemps son énervement, silencieuse violence, il montait en elle comme un imperceptible orage, destructeur dans une atonie des plus complètes. Sentant sûrement la soudaine hostilité émanant de son corps, l'acolyte du jeune garde se renfrogna tentant de disparaître sans succès dans sa propre cape. Oblivieux des changements soudain, le garde n'avait pas arrêté ses babillages happés par le battement de son cœur au niveau de ses tempes.

 

-Déplacer Mes Sirs pour vous escorter ! Non non, gentes hommes ne quittent le palais que pour les cas les plus importants. Je ne peux pas les convoquer tant que je n'ai pas de preuves que vous êtes celles que vous prétendez.

 

Ce dernier susurra ces mots, un sourire dévoilant ses canines décorant son visage. Oh, il voulait donc jouer. Sans même esquisser le moindre mouvement, Abae projeta sa lance contre le sol, le laissant vaciller sous ce désarmement soudain. Le jaune profond ayant pleinement envahi ses iris sembla enflammer le jeune homme tombé à terre, le figeant sous la réalisation de sa propre sottise. Sans prendre le temps de se délecter de la douce expression d'horreur peignant désormais son visage, ou des excuses paniquées de son compagnon de garde, Abae traversa nonchalamment la grille sans leur accorder un regard. Ils voulaient une preuve, ils l'avaient eu.

Gravissant les marches, elle posa sa main sur le dos de la jeune fille toujours avachie sur l'encolure pour la stabiliser. Les buissons de roses couplés d'aubépines se dessinèrent lentement au sommet de l'escalier, laissant afficher un jardin luxuriant de fleurs et de plantes au milieu duquel se découpait un petit chemin de gravier de diorite. Humant inconsciemment les douces senteurs qui emplissaient toujours les lieux, la jeune femme observa la deuxième barrière de cristal devant elle. Mais le scintillement discret de cette dernière ne fut pas ce qui attira son regard. Silhouette d'épouvantail barbouillée de rouge et de bleu, le corps d'Arlon se découpait secrètement entre les murets de verdures. Son corps trop maigre noyé dans sa tunique opale, il la détaillait de loin, une fausse et impertinente sournoiserie illuminant chaque trait de son visage.


 

-Ma troisième sœur d'adoption préférée ! Quel plaisir de te voir !

 

Élevant ses bras dans les airs, son corps se tendit comme un élastique. Ses yeux se plissant dans un rictus amusé, il plongea son regard de rapace dans le sien alors qu'elle avançait compendieusement vers lui. Comme une onde, son énergie électrique, tension vive et perpétuelle animant son corps, la frappa de plein fouet, résonnant en elle avec une force familière. Son enjouement lui arracha un faible rictus, contre son gré, et Abae le dissipa rapidement, secouant légèrement sa tête.

 

-Je ne suis pas ta sœur Arlon.

 

Sans même s'inquiéter des paroles froides qu'elle venait de lui asséner, le jeune homme déploya rapidement ses longs doigts osseux, puis pinça ses joues.

 

-Toujours aussi mal aimable que lorsque tu nous as laissé ! Ta mauvaise humeur m'avait manqué !

 

Chassant ses mains de son visage d'une tape sèche, la jeune femme se retourna vers sa monture sans oublier de lancer un regard froid à Arlon. Prenant délicatement le corps d'Elsebeth contre elle, elle posa doucement sa main sur sa poitrine pour s'assurer qu'elle respirait toujours avant de la serrer plus fermement contre son propre thorax. Plus frêle qu'elle, il n'était pas très dur pour Abae de la porter dans ses bras. Dans un craquement infini, le jeune homme se pencha de toute sa grandeur vers elles, engloutissant en un instant les deux têtes les séparant habituellement. Une excitation puérile s'étalait joyeusement sur son visage, crispant chacun de ses muscles dans une expression démesurée, presque carnaire. Il ressemblait à un enfant découvrant un nouveau jouet.

 

-C'est elle ?

 

Ces mots n'étaient que de simples murmures, mais une douce euphorie semblait empreindre chacune de ces syllabes. Toujours silencieuse, Abae hocha la tête. Lentement, comme par peur de réveiller ce corps endormi dans un étrange sommeil, il avança sa main vers la capuche recouvrant le visage d'Elsebeth, tentant de révéler ses traits. La jeune femme le stoppa fermement dans son mouvement, replaçant sa main le long de son corps malingre sans même hausser un sourcil. Son visage s'animait d'une nouvelle férocité qu'il n'avait jamais encore vue sur cette toile habituellement vierge. Loin de la rage pure qu'il avait connue, cette dernière avait le goût d'une amère douceur, celle d'une férocité presque maternelle. Laissant pendre ses longs membres le long de ses flancs, Arlon lui sourit franchement, dévoilant légèrement le bas de ses canines.

 

-Je peux la voir ?

 

-Pas tout de suite.

 

Il hocha la tête, et sans se défaire de son expression joyeuse, se redressa sans un mot. Il n'était pas vexé, loin de là. Il connaissait trop Abae pour l'être. Ses yeux s'attardèrent un instant sur le curieux corps qu'elle portait comme elle, s'agrippant à ce dernier à la manière d'un naufragé perdu en pleine mer, avant de se diriger vers Brume.

 

-Je te prends cette canaille ? Demanda-t-il, attrapant d'un geste vif le licol sans même attendre une réponse.

 

Abae acquiesça d'un simple mouvement du menton et calma d'une caresse distraite l'équidé commençant à s'agiter sous le mouvement soudain de l'homme. Elle jeta un regard vers la porte du palais se découpant au loin, et d'un murmure étouffé remercia Arlon avant de s'avancer d'un pas déterminé vers cette dernière. Elle n'avait pas le temps pour des retrouvailles joyeuses, ni même l'envie. Il n'y avait qu'une seule personne qu'elle devait trouver : Orcia.

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Arod29
Posté le 04/09/2021
Hello!
Comme les autres chapitres, ton style est envoûtant, poétique.
La remarque que je t'ai faite sur les participes présents dans le chapitre précédent est toujours valable mais beaucoup moins flagrant ici.
Par exemple pour cette belle phrase:
"La lune trônait fièrement dans le ciel, éclairant de son halo blafard l'immense toile d'encre s'étendant à perte de vue."
J'aurais écris plutôt.
"La lune trônait fièrement dans le ciel, son halo blafard éclairait l'immense toile d'encre s'étendant à perte de vue."
Sinon tes descriptions sont sublimes. On ressent à merveille l'urgence de la situation.
A quand la suite?! ;-)
AsnMes
Posté le 15/09/2021
Merci encore pour ton commentaire.
Je vais aussi faire une petite relecture pour chasser ces petits participes présents !

Sinon, je suis vraiment contente que ce chapitre te plaise. J’avais un peur que le retour du point de vue d’Abae ( que nous n’avons pas encore trop eu le temps de découvrir) soit un peu étrange à la lecture.

Pour la suite, normalement elle devrait arriver demain ou après-demain. J’ai cette petite résolution de la rentrée de publier 1 à 2 chapitres de cléanes par mois ( mais connaissant mon non-respect des deadlines, je ne promets pas grand chose).

En tout cas merci encore pour ton commentaire !
A bientôt !
Arod29
Posté le 16/09/2021
Hello!
C'est bien de se fixer des objectifs même si tu ne parviens pas à les remplir totalement!
Vivement la suite!
A bientôt!
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