Les deux femmes sortirent facilement du palais dès la nuit tombée, après avoir récupéré la cornemuse de Gaelyn grâce à l’influence de la parfumeuse. Celle-ci était l’enquêtrice principale dans l’affaire de terrorisme qui agitait la ville, ce qui lui donnait une certaine autorité.
Mais Gaelyn trouvait que les membres du palais lui témoignaient un respect qui ne se justifiait pas simplement par ce rôle. Des murmures accompagnaient ses déplacements, ceux qui le pouvaient essayaient de la toucher, et semblaient ressentir un bonheur extrême dès leur mission réussie. Et surtout chacune de ses demandes avait été acceptée sans la moindre discussion. Non vraiment, Gaelyn trouvait ça louche…
Sorties par une porte dérobée dans un coin sombre de la citadelle, Ancénata entraina la joueuse dans de petites ruelles, marchant à une vitesse que ne laissait pas présager ses petites jambes, sans regarder où elle se dirigeait.
Gaelyn avait du mal à la suivre, premièrement car elle avait besoin de regarder où elle posait ses pieds, ensuite parce qu’elle essayait en même temps d’observer les merveilles qui se présentaient à elle, les sucettes appâtant les lucioles, les fontaines éphémères faites de sucre cristal qui décoraient les petites places des quartiers nobles de la ville, les interminables cheminées relarguant des fumées appétissantes et les otaries arlequin qui se chamaillaient dans les canaux, entre les gondoles amarrées pour la nuit.
— Où est-ce que vous m’emmenez ? demanda-t-elle en essayant de rattraper la parfumeuse.
— Encore un peu plus loin, lui répondit Ancénata.
En deux bonds rapides Gaelyn se retrouva juste dans le dos de l’enquêtrice :
— Oui d’accord, mais… Concrètement, quelle est notre destination finale ? Et pour quoi faire ?
— Oh ! On va dans un bar à vin. On va boire un verre, ça fait longtemps que je n’ai pas bu un verre…
— Oui enfin écoutez…, Gaelyn n’eut pas le temps de finir sa phrase que la parfumeuse s’était arrêtée net. Prise par son élan, Gaelyn vint s’écraser contre son dos, repoussant la petite femme deux pas plus loin.
Celle-ci se retourna et pencha la tête en regardant les pieds de Gaelyn :
— Bravo ! Vous êtes parfaitement au bon endroit. Pivotez sur votre droite et voici l’entrée du bar ! Vous avez du nez vous savez ?
Gaelyn ouvrit la bouche pour faire une remarque sarcastique et abandonna l’idée. Elle tourna alors simplement sur ses talons pour découvrir une ouverture étroite, masquée par un rideau de perles et encadré de petites sucettes violettes autour desquelles voletaient une nuée de lucioles des marais. Aucune enseigne n’attestait de la nature du lieu.
— On va retrouver Marco ici ? demanda la jeune chercheuse.
Ancénata s’approcha de sa démarche enfantine et la regarda avec un grand sourire, puis de sa main droite elle vint tapoter sur la tête de Gaelyn comme elle l’aurait fait pour un enfant qui aurait dit une sottise :
— Il est en mission vous savez ? Sûrement est-il en train de flairer une piste, dit-elle d’une voix douce et patiente, Je ne dois pas le voir, je suis quand même l’enquêtrice principale dans cette histoire… Je ne sais pas où il est et même moi je ne saurais pas le retrouver dans cette ville aussi rapidement... Je vous sens impatiente, commencez déjà par rentrer ici…
La parfumeuse désigna le rideau de perles et, avec un soupir, Gaelyn le traversa. Un long couloir nu le prolongeait jusqu’à un homme massif qui semblait coincé tout au bout.
Ancénata pénétra à son tour dans le couloir et prit le poignet de la joueuse pour l'entraîner à sa suite. En approchant, Gaelyn constata que l’homme à l’expression neutre frottait littéralement les deux murs et le plafond avec ses épaules, ses bras et son crâne. Cubique était ce qui définissait le mieux son physique et Gaelyn finit par se demander si c’est parce qu’il était resté des années coincé dans ce couloir qu’il avait pris cette apparence.
La parfumeuse n’eut qu’à se planter devant lui, l’observant de ses yeux immenses et papillonnants pour qu’il bascule légèrement sa tête vers l’avant en signe de salut :
— Bonsoir Mademoiselle.
D’une main cachée dans son dos il déverrouilla ce qui devait être une porte et pivota avec elle.
De l’autre côté, les deux femmes plongèrent dans une petite cour intérieure verdoyante, où une vingtaine de personnes buvaient, mangeaient, riaient sous le ciel étoilé.
Malgré les nombreuses conversations, le bruit de fond général était étouffé par la végétation courant sur les murs et l’ambiance était ainsi à la fois paisible et joyeuse.
Il faisait encore frais en cette saison et Gaelyn n’avait pas regretté son long gilet gris lorsqu’elle était sortie du palais, même si elle se trouvait particulièrement ridicule dedans. Mais ici le vent ne soufflait pratiquement pas et il faisait bon, grâce à la chaleur humaine et aux petits points chauds que constituaient les bougies sur les tables.
Là encore, Ancénata fut rapidement reconnue et un serveur vint placer les deux femmes sur une table, au centre de la cour, contre un petit mandarinier. Il faisait sombre ici, les hauts bâtiments ne permettait pas à la Lune d’étendre ses rayons jusqu’au sol et les bougies n’éclairaient d’une lumière jaune et vacillante, que la table sur laquelle elles étaient posées.
— C’est un endroit charmant je trouve, dit Ancénata en s’asseyant.
— Oui… Mais je ne vois pas ce qu’on fait ici… Si vous savez où on se trouve Marco et que je ne peux pas me débrouiller toute seule ici, à quoi ça sert tout ça.
— Je n’ai pas dit que je savais où il était.
— Si.
— Non.
— Si c’est ce que vous avez dit !
— Ah bon… répondit Ancénata en dodelinant de la tête.
Gaelyn se laissa retomber contre le dossier de sa chaise et souffla doucement jusqu’à vider ses poumons, espérant que lorsqu’elle reprendrait sa respiration la parfumeuse aurait répondu à ses questions. Elle fut déçue.
Ancénata regardait autour d’elle, caressait le marbre de la table, lui souriait mais ne parlait pas.
— Bon…, finit par reprendre la jeune femme, alors qu’est-ce qu’on fait ?
— On va boire un verre, ici c’est fait pour ça vous savez ?
Malgré l’attitude de la parfumeuse, Gaelyn n’arrivait pas à s’énerver vraiment. Elle trouva ça plutôt troublant tant elle se savait capable de peu de retenue lorsqu’on ne faisait aucun effort pour répondre à ses questions. Les inspecteurs du palais en savaient quelque chose…
— Bon je vais reprendre, dit-elle d’une voix calme, donc on ne sait pas où est Marco, vous ne pouvez pas rester avec moi et vous m’avez dit que je ne m’en sortirais pas seule ici. Je dois admettre qu’avec cette robe dans laquelle je ressemble plus à une aubergine moisie qu’à une femme, ma cornemuse et aucun argent en poche ça peut sembler difficile… Alors qu’avez-vous prévu ? On boit un verre, vous m’abandonnez ici et je me débrouille ? Vous comptez me présenter quelqu’un ? M’introduire auprès de pâtissiers ? Me trouver un petit boulot ? Me vendre ? Me promener un peu puis me ramener au palais ?
— Non mais je sais où vous pourrez trouver Marco. Il vous suffira de le rejoindre là-bas et voilà !
— Je croyais que vous ne saviez pas où trouver le danseur ?
— Si.
— Vous m’avez dit que non.
— Ah je me suis trompée alors… C’est étrange.
Malgré sa retenue, Gaelyn sentait quand même qu’elle ne pourrait pas garder son calme très longtemps.
— Ah ! s’illumina la parfumeuse, J’ai compris, je ne peux pas le trouver maintenant car je ne sais pas où il est. Et il y a trop de boulangeries et de pâtisseries ici… Ce serait long de le chercher. Mais je sais où il sera ! Il laisse traîner son odeur dans la ville et invite ceux qu’elle interpelle à venir le rejoindre dans son nid, aux thermes de Caravellis.
Pendant que la petite femme finissait de parler, un serveur avait posé deux petits verres d’un liquide translucide sur la table.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Gaelyn qui ne savait pas quand sa compagne de boisson avait pu passer commande depuis leur arrivée.
— De la cachaça, c’est bien vous verrez. D’ailleurs, apportez nous en encore deux tournées.
— Bien mademoiselle.
— Non ! Je…, essaya d’intervenir Gaelyn mais c’était trop tard. Elle inspira profondément et soupira longuement.
La parfumeuse avait déjà pris son verre et s’apprêtait à trinquer, Gaelyn approcha son verre de son nez et grimaça avant de le poser et de le repousser en fixant les yeux de la parfumeuse d’un air de défi. Celle-ci ne fit aucun commentaire, but son verre rapidement et attrapa celui de la jeune femme. Elle l’avala pratiquement d’une traite et en fit de même avec les quatre verres suivant sous les yeux ébahis de Gaelyn.
Elle fut également surprise de voir la petite femme à la peau sombre s’expliquer d’elle-même :
— Il a dit qu’il serait aux thermes de Caravellis pour attendre des contacts. C’est moi qui lui ai proposé d’aller là-bas, il ne connaît pas très bien la ville et il n’a trouvé personne pour le moment le pauvre… Il sera là-bas demain, c’est aussi sûr que de dire que le citron est un agrume…
— Demain soir ça n’est pas ce soir…
— C’est vrai aussi, répondit la parfumeuse en extrayant de sa ceinture une bourse, puis en cherchant bien, un papier plié et replié, et enfin un diffuseur de parfum cylindrique tout en métal patiné.
— Il y a des chambres ici, il suffira d’y rester un peu. Mais je n’aime pas l’idée qu’on nous ait vues ensemble… Si vous rejoignez Marco alors vous serez du côté des terroristes. Ce n’est pas sérieux si vous buvez avec celle qui doit vous attraper… Alors à une prochaine fois Gaelyn, et bonne soirée.
Avant que Gaelyn n’ait pu répondre, Acénata appuya sur le diffuseur de parfum. Un long jet de minuscules petites gouttelettes s’éleva dans les airs à l’assaut des étoiles.
La chercheuse en féérie leva la tête pour suivre du regard le panache parfumé. Instinctivement elle se posa de nombreuses questions : Quel était le mode de nébulisation du liquide ? A quelle vitesse les gouttelettes se diffusaient dans l’air ? De quelle façon pourraient-elles interagir avec la lumière ?
Avant même qu’elle ne s’en rende compte, le parfum avait envahi ses sens, des notes subtiles et entêtantes, une avalanche de fragrances. A chaque fois la note était pure, familière, mais dès que Gaelyn essayait de savoir à quoi elle correspondait, celle-ci disparaissait pour apporter une autre touche au parfum, tout aussi familière et fuyante. C’était comme être dans un rêve, où chaque scène était là, fragile. Dès que son esprit cherchait à en définir les détails, celle-ci se brouillait, puis se brisait comme du verre avant de laisser place au tableau suivant.
Sans qu’elle ne s’en rende compte, la jeune femme ne se concentrait plus que sur son odorat, insensible à son environnement, son esprit n’essayait plus que de poursuivre ces notes aromatiques, farouches et insaisissables…
Cette expérience dura peut-être une minute, peut-être une heure, mais la note de fond finit par se révéler, pure et évidente. « Cannelle ! » s’inscrivit dans l’esprit de la jeune femme qui ressentit une bouffée de joie à l’idée d’avoir enfin pu mettre un nom sur une odeur.
Dès que l’arôme se révéla à son esprit, ses pensées se cristallisèrent autour de cette certitude, l’utilisant comme une ancre pour revenir à la réalité. Elle reprit possession de son corps. Ses yeux distinguèrent à nouveau les hauts murs de la cour et les étoiles au-delà. Son cou était douloureux alors que sa tête était toujours tournée vers le haut. Elle avait des fourmis dans la jambe droite, placée sous sa consœur, et la table contre ses coudes lui faisait légèrement mal. Basculant la tête vers l’avant, elle ressenti un léger vertige et se demanda ce qu’elle pouvait faire là…
Essayant de reprendre le fil de ses pensées, elle se rappela avoir quitté le palais, même si les détails lui paraissaient flous, puis d’avoir presque couru dans des rues et le long de canaux en suivant une petite femme en blouse bleu azur… Ancénata Mez.
Ensuite… Ensuite plus rien. Elle regarda autour d’elle, dans cette petite cour où elle se trouvait attablée, devant six verres vides. Il n’y avait plus de conversations. Toutes les personnes présentes semblaient sortir d’un sommeil profond, s’ébrouant, étirant leurs muscles, cherchant autour d’eux où il pouvait bien être et avec qui ?
Certains regardaient le fond de leur verre, étonnés, en se promettant de faire plus attention à leur consommation la prochaine fois, d’autres regardaient leur voisin d’un air suspicieux, en particulier deux jeunes femmes en galante compagnie.
Gaelyn essaya elle aussi de bouger et constata que ses mains étaient refermées sur un objet chacune. Une bourse remplie de bonbons colorés en forme de pyramide striées de blanc dans sa main gauche, et un bout de papier plié à l’excès dans sa main droite.
Elle le déplia lentement, un seul mot était griffonné. Si mal que la jeune femme ne put le lire.
— Mademoiselle, puis je vous aider ? demanda un serveur tout en longueur qui semblait aussi perdu qu’elle.
— Qu’est-ce que vous lisez là ? demanda-t-elle en tendant le papier.
— « CARAVELLIS » il me semble… Mademoiselle, êtes-vous prête à prendre possession de votre chambre ?
— Ma chambre ?
— Oui, vous avez réservé une chambre ici pour ce soir et il m’a été demandé de vous rappeler que vous avez un rendez-vous important demain soir avec un… danseur je crois, cela ne vous dit rien ?
— J’ai dû boire un peu trop….
Absolument captivant (mon âme de chercheuse a vibrer ) L'ambiance intense etait si imersive que j'en ai ressentie une petite pointe de jalousie (moi aussi veux sentir 😅) Ancenata reste fidèle à elle-même, tandis que la touche de folie autour de Gaelyn apporte une nouvelle dimension, enrichissant à la fois son personnage et l’intrigue. Le décor de ce bar à vin est splendide, son atmosphère feutrée s’accorde parfaitement aux événements en cours. Et que dire de ce parfum énigmatique, cette drogue qui efface les souvenirs… Une idée brillamment trouvée ! Cette ville regorge décidément de mystères et de surprises.
Puis j'aime la cannelle.
A bientôt
Merci pour tout. Oui les parfums ont des pouvoirs assez particuliers. Les arts sensoriels ne fonctionnent que sur les êtres vivants mais ils peuvent être assez puissants, tu verras ça plus tard :)
Si tu aime la cannelle, je te conseille la pastilla de mange lune de la mère Zaoui, elle n'est pas avare sur les épices !
Pas de souci pour ton commentaire d'hier, il était très bien :)
C'est vrai que le souci des commentaires sur PA c'est qu'on ne peut pas les modifier, j'en ai deux, trois qui sont assez approximatifs...