Depuis trois jours que Galabin était distant. Beaucoup plus silencieux qu’à son habitude, il lâchait de-ci de-là quelques mots, une phrase courte, une onomatopée. Joël avait bien voulu mettre son attitude sur le compte de la fatigue, de l’ennui, de l’agacement ou même de l’émerveillement, car la forêt Ghascale leur servait en abondance ses paysages fabuleux, sa météo changeante et ses chemins impraticables. Mais son humeur taciturne commençait à l’atteindre, au point qu’il avait mis une éternité à s’endormir la veille, se demandant s’il avait pu faire quelque chose pour vexer son ami. À bout, Joël avait déployé depuis le matin toute l’énergie du désespoir pour tenter de lancer la conversation, mais chacune de ses tentatives était tombée à plat. De plus en plus angoissé et pressé que les choses reviennent à la normale, Joël en arrivait à commenter chacun des mouvements de Galabin par une plaisanterie surjouée, qui lui valait au mieux un vague sourire, et même s’il en venait à ne plus supporter sa propre voix qui sonnait faux, il ne pouvait plus s’en empêcher.
– Flich, flach ! s’exclama-t-il encore une fois. Toujours aussi efficace cette machette, t’es sûr que tu pourras la rendre à la naine quand nous l’aurons retrouvéz ?
Cette fois, son commentaire fit réagir Galabin, qui se tourna vers lui exaspéré et dit en soupirant :
– Mais qu’est-ce qu’il te prend à la fin ? Stop ! Tu parles sans cesse depuis ce matin, tu n’arrêtes pas une seconde !
Il en fallait beaucoup pour énerver Joël. Et il en fallait encore plus pour qu’il ne recule pas devant un conflit qui lui arrivait droit dessus. Mais cette fois, c’en était trop pour lui.
– Qu’est-ce qu’il me prend ? Alors ça c’est le comble ! Tu m’adresse à peine la parole depuis trois jours, je ne sais même pas ce que j’ai pu faire pour te fâcher, mais il faudrait par-dessus le marché que je supporte ta mauvaise humeur en silence ?
Entendre Joël crier pris Galabin complètement au dépourvu. Il abandonna immédiatement son air maussade et lui servit un air piteux, comme un enfant repenti.
– Pardon Joël, je ne pensais pas être de si mauvaise compagnie. Je ne me sens pas très bien ces derniers jours.Tu avais remarqué alors ?
– Si j’avais remarqué ? demanda Joël avec fougue. Je ne vois pas ce que tu aurais pu faire de plus pour me le faire remarquer davantage ! M’envoyer un coup de pied dans les tibias tous les cent pas, peut-être, ou bien brûler mes habits pendant mon sommeil, ou encore soupirer dès que je parle… ah non, pardon, ça tu l’as déjà fait.
Maintenant qu’il avait laissé éclater sa colère, il avait autant de mal à reculer que ce qu’il avait eu pour démarrer.
– Je… je suis désolé, je… Je… balbutiai Galabin.
– Tu, tu quoi ? Hein, dis-moi, quoi ?
Un duel de regard débuta, opposant l’air de défi de Joël et les petits yeux plaintifs de Galabin. Mais soudainement, comme s’il venait de retrouver d’un coup toute son éloquence, Galabin répondit avec assurance :
– Je crois que cette aventure risque d’être bien plus longue que ce que je le pensais. Je commence à comprendre que j’ai eu tort de t’embarquer là-dedans avec moi. Ta place est auprès de ta famille, ils ont besoin de toi. Lorsque nous serons arrivés à la prochaine ville, nous devrons nous séparer. Nous ferons le plein de vivres, et nous irons chacun de notre côté, là où est notre place.
Ces mots balayèrent la colère de Joël comme un ouragan, laissant à la place un désert de tristesse et de déception.
– Alors c’est pour ça que tu t’es montré aussi insupportable ? Tu espères ainsi qu’il y ait une chance pour que j’accepte de te laisser continuer sans moi ?
Galabin baissa les yeux sans répondre. Joël approcha d’un pas, déterminé comme il ne l’avait jamais été.
– Quitter la tribu est ce que j’ai fais de plus difficile de toute ma vie. Jamais, si on me l’avait demandé, je n’aurais pensé pouvoir faire un choix pareil. Même pas pour l’honneur du clan, même pas pour Ondine. Mais pour toi, pour toi, je l’ai fait sans hésiter, et je le referais, autant de fois qu’il le faut. Ma place, elle est ici, à tes côtés, même si tu dois aller au bout du monde.
Galabin ravala un sanglot, et dit avec peine :
– J’ai peur de devoir aller à un endroit bien pire que le bout du monde. Et j’ai vraiment pas envie que tu assistes à ça.
– Et moi je n’aurais jamais l’esprit tranquille si je ne suis pas avec toi pour affronter le pire. Un poursolien ne galope jamais seul, pas vrai ?
Galabin serra la main que son ami lui tendait, tiraillé. Une partie de lui était immensément soulagée, mais le reste rugissait de peur et de honte. Galabin et Joël, Joël et Galabin, les deux inséparables, depuis leur naissance. Et depuis sa naissance, Joël grandissait en admirant Galabin, et Galabin grandissait à travers le regard admiratif de son ami. Son assurance, sa force, son sens de la justice et sa capacité à la défendre envers et contre tous ; il devait tout cela aux yeux pétillants d’admiration de son ami si timide, chétif, peureux. Et dans la voie qu’il était sur le point de prendre, il savait qu’il perdrait tout.