Chapitre 5 - Kaärna

Kaärna observait la somptueuse cité qui se profilait devant elle. Voici donc la fameuse Cité d’Ambre, constata la jeune femme. Naerys, la capitale du Royaume de Carreau, était adossée à la falaise du mont Eless et dominait toute la plaine. C’était une forteresse réputée imprenable, cerclée de plusieurs niveaux de rempart et qui témoignait indubitablement du savoir-faire si réputé de ce royaume. Elle s’élevait dans les hauteurs avec élégance malgré sa taille imposante, et son flamboiement ambré n’avait rien à envier à la majestueuse Cité Blanche au sud des terres de Cœur. Derrière elle, les Cimes Éternelles se découpaient sur le ciel bleu et formaient une barrière naturelle avec leur voisin du nord, le Royaume de Piques.

Kaärna aima tout de suite cette cité, qui lui rappelait celles de son royaume de naissance, elles aussi souvent à flanc de montagne. Malheureusement pour la jeune femme, ils n’auraient pas le temps de s’y arrêter. La mission était claire : escorter la princesse du Royaume de Carreau jusqu’au territoire de la Confrérie de La Lune, rien de plus.

Encore une qui ne fera pas long feu, songea-t-elle. Kaärna était presque agacée d’avoir dû faire tout ce chemin à cheval pour une aspirante qui ne tiendrait certainement pas plus de quelques jours, quelques semaines tout au plus. Elle devait pourtant se plier à la tradition, les nouvelles recrues devaient traverser les royaumes par des moyens conventionnels lors de leur première venue.

À vrai dire, elle n’en revenait toujours pas qu’une personne au titre aussi élevé que celui de « princesse » soit envoyée à la Confrérie. Comme le voulait la coutume, les aspirants Ombres provenaient de tous les royaumes, peu importe leur caste, mais cette fois était différente aux yeux de Kaärna. Non seulement la jeune fille qu’ils venaient chercher avait dépassé l’âge d’être recrutée, mais elle était également la dernière de sa lignée, et surtout, l’unique héritière de son royaume. Quel souverain enverrait son enfant devenir aspirant dans ses conditions ? Un fait trop étrange qu’elle comptait bien éclaircir, du moins, si la nouvelle recrue n’abandonnait pas trop vite.

En réalité, peu de familles nobles envoyaient leurs rejetons devenir aspirants. Habitués au confort du luxe et aux serviteurs, ceux-ci ne restaient jamais plus de quelques mois, et encore, pour les plus courageux d’entre eux. Kaärna n’ignorait pas qu’il y avait parfois des exceptions, des aspirants dont la vie semblait n’avoir commencé que le jour de leur arrivée à la Confrérie, comme pour elle. Dès leur arrivée, ils devaient abandonner leur identité pour en endosser une nouvelle, libérée des entraves de l’ancienne, pour se préparer à devenir une Ombre et rien d’autre. Elle l’avait vécu comme une révélation, mais c’était loin d’être le cas de tout le monde et ce ne serait certainement pas le cas de la princesse qu’ils allaient chercher aujourd’hui.

Dans son dos, elle perçut le mouvement d’un cheval qui se détachait du groupe pour venir la rejoindre à l’avant. Elle ne l’avait pas remarqué, mais elle s’était éloignée des autres, comme si elle avait voulu arriver plus vite.

— Soucieuse ?

Kaärna se tourna vers l’Ombre à ses côtés. Elle lui avait parlé sans la regarder, les yeux braqués sur la cité.

— Honnêtement, je trouve cette situation étrange, lui répondit Kaärna. Ça ne nous apportera rien de bon. Et puis, depuis quand déplace-t-on une telle escorte pour une seule personne ?

— Depuis qu’on nous confie une princesse.

— Tu sais de quoi il s’agit n’est-ce pas ?

L’Ombre resta silencieuse. En soi, c’était déjà une réponse et Kaärna lui en fut reconnaissante. Elle-même avait été envoyée par l’un des Grands-Maîtres, mais n’en savait pas plus sur le sujet. Elle n’était pas encore totalement des leurs. Kaärna fronça les sourcils. Bientôt, lorsqu’elle deviendrait enfin une Ombre à part entière, elle apprendrait ce qu’il se passait réellement. Elle inspira l’air autour d’elle, prenant son mal en patience, et replaça machinalement l’une de ses longues mèches blanches. Son front se plissa d’inquiétude lorsqu’elle ajouta.

— Vraiment, je ne le sens pas.

Cette fois, la femme plongea son regard dans le sien et la fixa pendant de longues secondes avant de hocher la tête. L’intuition de Kaärna ne la trompait presque jamais.

— Entendu, lui répondit l’Ombre. Nous allons rester sur nos gardes.

Elle repartit aussitôt vers le reste du groupe afin de leur délivrer de nouvelles instructions, laissant Kaärna seule en tête de l’escorte.