Chapitre 6 - Liam

Liam essuya son front en reprenant son souffle. Le danger était écarté, mais l’attaque avait duré bien trop longtemps à son goût. La créature les avait harcelés de tout côté, mettant leur endurance à rude épreuve sans leur laisser le moindre répit. Les Kreiis étaient des monstres redoutables, particulièrement en meute, mais étrangement, ils avaient eu du mal à venir à bout de cette bête isolée.

Il jeta un rapide coup d’œil autour de lui. La plupart de ses hommes s’affairaient déjà à remettre le convoi en route et à contenir l’état de panique qui était née chez les conseillers et le reste de leur groupe. Ces gens-là n’ignoraient pas l’existence de telles créatures, mais leur vie bien à l’abri des cités ne les avait sans doute jamais préparés à de telles rencontres.

Ses soldats avaient fait du bon travail. À part quelques légères éraflures, aucun d’eux n’était blessé. Le prince et les civils étaient restés à l’abri du monstre malgré ses nombreux assauts, ses hommes veillant à leur sécurité sans montrer ne serait-ce que l’ombre d’une faille. Un sourire flotta sur ses lèvres, il était fier d’eux.

Liam reporta son attention sur la bête et ressortit son épée de sa chair. Il essuya la lame et la replaça dans son fourreau, songeur. Le Kreiis était impressionnant, même terrassé, et il avait du mal à imaginer que cette chose puisse être apparentée à un humain. L’étrange créature difforme qui se trouvait sous ses yeux n’était qu’un amalgame de muscles saillants et de tendons, le tout recouvert d’une peau grisâtre, parfois même violacée, et dont la colonne vertébrale s’était étendue vers l’extérieur pour recouvrir une partie de son corps. Même si elle avait un air vaguement humanoïde, ses bras, dont elle se servait pour marcher, faisaient à peu près le double de la taille de ses jambes. À chaque extrémité de ses membres, d’épaisses griffes au tranchant acéré étaient prêtes à faucher quiconque sur son chemin. Du bout de sa botte, Liam déplaça l’un des coudes du monstre. L’articulation, bien plus lâche que celle d’un humain, pouvait se mouvoir dans les deux sens. Il ne put retenir une grimace de dégoût. Comment les prêtres pouvaient-ils affirmer que cette chose était le résultat d’un châtiment divin ? Que c’est ce qui attendait les non-affiliés qui se détournaient définitivement des Divinités Originelles ? Il n’était pas sûr de savoir quoi en penser. Heureusement, des bruits de pas approchant dans sa direction lui évitèrent de s’étendre sur le sujet.

— Tout est en ordre commandant. Nous sommes prêts à reprendre la route à votre signal.

Liam détourna ses yeux du monstre et leva la tête vers son lieutenant. Décidément, il ne se faisait pas à cette nouvelle appellation. D’abord Valet, puis commandant, son père adoptif n’allait-il pas trop loin ? Il savait que le roi souhaitait l’impliquer davantage dans les affaires du royaume et lui prouver l’attachement et la confiance qu’il lui témoignait, mais Liam se trouvait bien trop jeune pour pouvoir prétendre à un tel titre. D’autant plus que ses devoirs auprès du prince l’empêchaient de remplir totalement cette fonction.

— Comment se porte Son Altesse ? Se ressaisit-il.

— Saine et sauve. Aucune blessure à constater. Son Altesse est encore un peu sous le choc, mais il va bien.

Liam jeta un œil vers le reste du convoi et chercha la silhouette du prince. Le jeune homme était entouré de ses conseillers et de ses serviteurs, mais il était trop loin pour pouvoir discerner l’expression de son visage. Le regard de Liam s’attarda quelques instants, puis il repéra les chevaux encore agités par l’attaque avant de replonger dans la contemplation de la créature.

— Nous allons rester ici encore un peu, décida-t-il. Profitez-en pour reprendre des forces et vous restaurer. Faites aussi en sorte de calmer les chevaux. Je ne compte plus m’arrêter jusqu’à ce que nous atteignions Naerys.

— Entendu commandant.

Le lieutenant fit demi-tour sans même que Liam ne s’en rende compte. Un détail venait d’attirer son attention. Il se rapprocha du Kreiis et se pencha en avant pour mieux voir. Une tache sombre s’étendait dans le cou de la bête. Toute la zone était boursouflée, parsemée de ce qui ressemblait à des veines noires saillantes qui s’éparpillaient sur l’épiderme de la créature telles les racines d’un arbre. Il n’avait jamais vu une chose pareille. C’était comme si une sorte de parasite étrange s’étendait sur la peau du Kreiis, mais pire encore, il semblait ne pas être mort en même temps que la créature. Liam s’écarta brusquement et n’hésita pas une seconde avant de rappeler le soldat.

— Elinor ! Brûle-moi tout ça !

Le dos appuyé à l’un des chariots, Liam fixait le monstre qui se consumait lentement. Il se remémorait l’attaque en essayant de deviner ce qui avait pu pousser la bête à attaquer un tel convoi. Les Kreiis n’avaient pas pour habitude de provoquer les hostilités seuls, et surtout pas de plein jour. Ils agissaient d’ordinaire en meute, dès la tombée de la nuit, et visaient rarement des convois aussi armés. Celui-ci avait agi de manière bien singulière.

Liam fronça les sourcils. Les attaques des Kreiis se faisaient de plus en plus rares d’année en année, était-ce à cause de la diminution de leur nombre que la créature avait agi seule ? Ou la présence du parasite sur son corps était-elle liée à son étrange comportement ?

— Tu devrais manger, mon frère, la route est encore longue.

Il releva la tête et regarda Mikhaïl s’adosser lui aussi au chariot avant de lui tendre de quoi se restaurer.

— Où est donc passé le Liam si enjoué d’ordinaire ? pesta le prince. Qu’est-ce qui te préoccupe autant ?

Liam esquissa un sourire et ébouriffa ses mèches rouges de sa main libre.

— Et bien, nous n’aurions pas dû être attaqués.

— Parce qu’il fait jour ? C’est plutôt inhabituel, je te l’accorde. Cela dit, tes hommes ont fait un excellent travail. Je ferai en sorte qu’ils soient récompensés à notre retour !

Le ton enjoué de Mikhaïl arracha un sourire plus franc au jeune commandant.

— Merci. Écoute, il y a autre chose qui n’allait pas avec le Kreiis. Il y avait des marques étranges dans son cou. Je n’ai jamais rien vu de semblable. C’était encore vivant, un peu comme si… ça le rongeait ?

— Tu penses que ça aurait pu le pousser à attaquer ? demanda le prince, tout à coup plus sérieux.

Liam acquiesça. Comme toujours, ils étaient sur la même longueur d’onde.

— Oui. Je n’ai aucune idée de ce que ça peut être, mais ça ne m’inspire rien de bon. Comme nous devons repartir immédiatement j’ai préféré ne rien laisser derrière nous, dit-il en désignant la créature encore fumeuse du menton.

— Tu as eu raison. Nous devrions en informer le Conseil, ou au moins la Confrérie. Ils auront peut-être une idée de ce que ça peut bien être.

Liam approuva de la tête. Sans qu’il puisse réellement se l’expliquer, un voile d’inquiétude assombrit ses yeux et le silence s’installa entre les deux frères adoptifs. L’escorte finissait de s’atteler au départ et ils profitaient tous deux des derniers instants de calme avant de reprendre la route. Les yeux fermés, ils savouraient les rayons du soleil qui chauffaient agréablement leur peau. Liam inspira profondément et observa la course de l’astre dans le ciel avant de se lever. Près de lui, Mikhaïl tardait à faire de même.

— Cette fois, nous sommes foutus n’est-ce pas ? demanda-t-il. Aucune chance d’arriver à temps ?

— Impossible, sourit Liam. Nous aurons de la chance si nous arrivons avant le matin.

Mikhaïl souffla, dépité.

— Ma fiancée va nous tuer.

— J’en ai bien peur.

Le Prince de Cœur n’en menait pas large et, à sa mine déconfite, Liam sut que pendant un instant, il hésita à faire demi-tour pour ne pas recevoir les foudres de la Princesse de Carreau. Il ne put s’empêcher de sourire de plus belle, convaincu que cette décision aurait certainement été bien pire.

— Nous avons de la chance, son départ n’est que demain. Si nous arrivons avant l’aube peut-être serons nous à moitié pardonnés ? Lui assura Liam.

Mikhaïl se redressa soudain, plein d’espoir, mais ses mèches dorées s’affaissèrent en même temps que lui quand il remarqua que le jeune commandant ne plaisantait qu’en partie. Il soupira et fixa Liam du coin de l’œil, qui faisait de son mieux pour se retenir de rire. Il n’en fallut pas plus pour redonner le sourire au prince et il lui lança en se levant.

— Heureusement pour moi, tu es chargé de ma protection. J’espère que tu es prêt à affronter Annyaëlle pour me défendre !

— Je suis prêt à beaucoup de choses pour toi, mais ne m’en demande pas trop, s’exclama Liam, amusé par le sourire extatique du prince.