Quatre jours après le couronnement, Twelzyn
La Voilière
Après de longues secondes d’hésitation, je me décidai pour une robe rouge courte. Œuvre de l’un des meilleurs couturiers du pays, je ne l’utilisais que pour les grandes occasions. Pour la première fois depuis le couronnement, je pris le temps de me coiffer et de me maquiller. J’ignorais quels étaient les goûts du roi et aucun reflet du miroir ne me satisfaisait complètement. Je finis par me contenter d’un peu de fond de teint et de quelques traits noirs autour des yeux. J’attachai deux petits anneaux à mes oreilles avant de quitter ma chambre.
J’avançai dans le couloir le cœur battant, plus inquiète qu’avant un combat mortel. Je m’apprêtais à vivre des instants décisifs, pour mon propre avenir et celui de notre cause. J’entendais les musiques et les chants des rues de Twelzyn à travers les fenêtres. Quatre jours après le couronnement d’Arnic, la fête battait son plein. Dans un tel contexte, ma tenue osée n’avait rien d’anormal. Le palais était vide de la plupart des domestiques, en congés pour l’occasion. Seuls quelques soldats déambulaient le regard morne, pressés d’avoir fini leur ronde pour retourner dans les tavernes et cabarets.
Trois d’entre eux gardaient l’escalier menant au bureau du roi. Je leur adressai mon meilleur sourire en avançant calmement vers eux. Si j’étais sûre de moi, ils me laisseraient passer.
— Le roi ne reçoit pas, me lança le lieutenant, il est en plein travail.
— J’ai un message important à lui transmettre, cela ne peut attendre.
— À quel sujet ?
Je m’approchai du gradé pour lui chuchoter ma réponse. Les soldats adoraient se croire importants.
— De nouvelles informations sur les masqués. Certains d’entre eux auraient été aperçus dans l’entourage de Kelas Igis. Je compte sur vous pour ne rien dire.
Le lieutenant acquiesça avant de m’ouvrir le passage. D’un signe de tête, il enjoignit ses camarades à faire de même. À présent, plus personne ne se mettait en travers de mon chemin. La réussite ne dépendait plus que de moi. Devant, l’imminence de ma rencontre avec Arnic, l’inquiétude se mua en excitation. J’avais hâte de me retrouver devant le roi.
Au terme du long escalier, je parvins devant une porte ouverte. Elle débouchait sur une petite pièce sombre. Deux tableaux constituaient le seul ornement des murs gris. Le premier représentait une assiette de fruits devant un paysage d’automne, l’autre un plateau du jeu des jumeaux cerfs posé à la surface d’un lac. Tous deux étaient d’une grande beauté. Je connaissais l’appétence d’Arnic pour la peinture mais lui ignorais un tel talent. Il ne montrait jamais son travail.
Le bureau couvert de parchemins au milieu de la pièce était vide, les rideaux clos. Un instant, je crus qu’Arnic s’était absenté mais j’aperçus une ouverture lumineuse. En tirant la porte entrebâillée, je parvins devant une grande baie vitrée couverte de tableaux. Il y en avait de toutes sortes et de toutes couleurs : des paysages marins, le Dôme de Verre sous différents angles, les visages de rois et reines légendaires, des champs de bataille, des scènes de vie, une vue en hauteur de tout Twelzyn. Le spectacle était somptueux.
À genoux au sol, vêtu d’une simple tunique blanche couverte de taches de peinture, le roi préparait un mélange ocre avec un petit pinceau. Devant lui, une longue toile fraîche s’étendait au sol. Elle représentait Arnic entouré de personnes de la famille royale ou d’inconnus. Il était si concentré dans sa tâche qu’il ne se rendit même pas compte de ma présence. Je le regardais avec fascination appliquer son nouveau mélange sur les joues d’une jeune femme en robe bleue. La couleur de sa peau était d’un réalisme stupéfiant. J’attendis qu’il ait terminé pour prendre la parole.
— Majesté, je suis désolée de vous interrompre.
Arnic se retourna avec un air las, comme si je venais de briser sa bulle enchantée.
— Qu’est-ce qui vous amène ? me demanda-t-il.
— Un message de la part d’Icase Lagis.
— Je vous écoute.
— Elle souhaite inviter la famille royale à passer le prochain printemps à Lagen.
Il n’avait pas été difficile de convaincre Icase de faire une telle proposition. Au prochain printemps, la Terre des Géants aurait déjà sombré toute entière dans la guerre.
— Ce n’est pas pour tout de suite, s’amusa Arnic. Je m’étonne que mes gardes vous aient laissé passer pour ça.
Je laissai planer un petit silence en regardant le roi droit dans les yeux. Arnic accepta ce jeu de regards, posa son pinceau. Quand cette interaction eut assez duré, je m’exclamai :
— Vous faites des tableaux magnifiques ! Vous devriez les faire exposer dans le palais.
Toutes les tensions du visage d’Arnic se relâchèrent à l’évocation de sa passion. Je sus que j’avais visé juste.
— Merci. Vous savez, je préfère les garder pour moi. Ils sont un peu mon échappatoire quand je cherche à me vider l’esprit.
— Vous avez dû apprendre au contact d’un maître.
— On peut dire ça, s’amusa Arnic. J’ai commencé avec le prince Tenic, on a peint des années ensemble. Après sa mort, j’ai rencontré Gorvel. Ils m’ont tout appris.
Le nouveau Bras Droit était donc un artiste ? C’était une information intéressante. Je commençais à mieux comprendre pourquoi Arnic l’avait choisi comme son principal conseiller.
— J’ignorais que le Bras Droit possédait de tels talents.
— Gorvel est un peintre extraordinaire. Je peine à égaler la précision de son pinceau. Malheureusement, nous n’avons plus beaucoup de temps pour cela depuis la mort de ma mère.
— Comment l’avez-vous rencontré ?
— Ça devait être il y a cinq ans, peu après la disparition de Tenic. J’allais à l’atelier de peinture derrière les thermes, pour travailler sur modèle. Il était chargé d’apporter le matériel. Un jour, il m’a donné un conseil pour améliorer mon dessin des perspectives. J’ai commencé à parler avec lui et j’ai compris qu’il était le meilleur peintre de tout l’atelier. Je l’ai engagé à mon service, puis j’ai fait installer mon matériel au sein du palais.
— Ne craignez-vous pas la réaction de la noblesse en le choisissant Bras Droit ?
— Il est intelligent et courageux. Il sera dévoué au royaume, plus qu’aucun de ceux qui le critiquent. Ensemble, nous avons souvent rêvé d’un monde meilleur. Aujourd’hui, je veux que nous le réalisions. Je le défendrai contre toutes les attaques, je suis persuadé qu’il est l’homme de la situation.
Arnic semblait vouer une confiance sans bornes à Gorvel. Je commençais à douter des affirmations d’Icase, qui m’avait assuré que le Bras Droit serait facile à corrompre. Cependant, même en cas de résistance, j’avais prévu quelques arguments susceptibles de le faire changer d’avis. Il serait forcé de se plier à ma volonté.
— Un tel choix est audacieux, appuyai-je. Caric avait lui aussi choisi un roturier comme Bras Droit en son temps.
— Oui, Galenar est l’un des plus grands hommes politiques que le royaume ait connu. Je pense que Gorvel est de la même trempe.
Sentant que les réponses d’Arnic s’essoufflaient et qu’il allait peut-être me demander de le laisser seul, je le relançai sur sa plus grande passion :
— Comment avez-vous fait la couleur des yeux de la jeune femme sur la toile ? On dirait des vrais.
— Il faut faire un mélange d’ocre et de charbon. Le dosage doit être précis pour obtenir cette teinte de marron.
Je décidai que le moment était venu d’abattre ma meilleure carte :
— C’est fascinant, j’adorerais savoir peindre comme vous.
— Vraiment ? Je pourrais vous apprendre quelques petites choses. Que voulez-vous savoir ?
Je triomphai intérieurement : Arnic était dans mes filets. À présent, je ne devais plus relâcher le poisson.
— La toile que vous êtes en train de peindre est magnifique, si je peux vous aider à préparer les couleurs, ce serait un grand honneur.
— Bonne idée. Je suis en train de peindre le visage juste ici, il me reste quelques touches au niveau des cheveux et surtout ses lèvres. Il faut de la terre d’ombre brûlée, du rouge de cadmium et un peu de blanc.
Arnic se leva pour se montrer son immense palette de couleurs, exposée au pied du mur. Il me donna une petite cuillère et un pot.
— La terre d’ombre est la troisième en haut, deux cuillères. Le rouge est juste là, quatre cuillères. Le blanc deux couleurs plus loin, une cuillère. Oui c’est ça. Tu peux mélanger.
Je m’exécutai, impressionnée par la maîtrise du roi. Son passage au tutoiement était un signal très positif.
— Ça manque un peu de blanc, tu peux ajouter une demi-cuillère. Oui, comme ça c’est parfait ! Je vais utiliser ce pinceau, pour mieux rendre la courbe des lèvres.
Je donnai le mélange à Arnic qui alla se placer à gauche de la toile, pour peindre les lèvres de la jeune femme en robe bleue. Il les dessina très lentement, le regard fixe, si concentré que prononcer un mot à cet instant se serait apparenté à un crime. Cet ajout rendit le visage plus harmonieux que jamais, lui insufflant un véritable souffle de vie. Quand Arnic se tourna vers moi, je lui demandai :
— Qui est-ce ?
— Ma grande sœur, Laora.
Je regrettai d’abord cette question, qui instaura une ambiance pesante. Toutefois, Arnic décida d’en dire un peu plus dans un second temps.
— C’est normal que tu ne reconnaisses pas son visage, elle est partie en mer il y a treize ans. Si elle était restée, elle serait la reine aujourd’hui. Je ne sais pas si elle aurait beaucoup aimé ça. Elle préférait le voyage, l’aventure. Pour elle, Twelzyn n’avait rien d’exaltant.
— Elle vous manque ?
— Oui. Parfois, j’ai regretté de ne pas avoir pris la mer avec elle. Elle pensait qu’il y avait d’autres pays au-delà des océans, des contrées nouvelles différentes des nôtres, des civilisations encore plus avancées. Je ne saurai jamais si elle avait raison. J’espère qu’elle a trouvé un endroit où elle est heureuse maintenant.
Malgré tout ce temps, Arnic était encore dans le déni de la mort de sa sœur. Il refusait de croire que son bateau ait coulé au large, de penser qu’après nos côtes, il n’y avait qu’un infini d’eau. C’en était presque touchant.
— À côté d’elle, c’est Serantio, devinais-je. Vous l’avez représenté enfant.
— Oui, quand je repense à lui, je le vois comme ça. Comme mon petit frère qui refuse de jouer avec moi pour jouer aux jumeaux cerfs avec son précepteur. C’était un enfant bizarre. Laora, lui et moi, on était tous les trois très différents. On s’est beaucoup disputés, rarement mis d’accord. Mais sans eux, je me sens seul.
— Et de l’autre côté, ce sont Arelic, Tenic et Etelia.
— En effet.
Son visage se renferma. Arnic était encore marqué par leur tragique disparition. Tous ceux qui les avaient connus l’étaient. Le palais royal n’avait jamais retrouvé l’ambiance joyeuse de l’époque, ses longs couloirs paraissaient plus vides que jamais.
— Cette toile représente tous ceux que vous regrettez, constatai-je.
— Exactement.
— Il y a encore un espace vide à l’arrière-plan. C’est pour votre mère ?
— Non. C’est pour mon père, mais je n’ai pas encore trouvé le courage de le commencer.
Les dissensions entre Arnic et Anastor étaient de notoriété publique. Certains avaient murmuré que le départ du roi consort avait été en partie provoqué par une dispute avec son fils. Apprendre que le roi regrettait son père me surprit particulièrement.
— Peut-être n’aurez-vous pas besoin de le peindre, remarquai-je. Maintenant, il est libre de revenir à la cour.
— Il ne reviendra jamais, répondit Arnic d’une voix grave. Il a trop souffert de sa vie à Twelzyn pour vouloir y retourner.
Je décidai que le temps des confidences avait assez duré, il fallait revenir à la peinture. Pour être mémorable, il fallait que je fasse passer le roi par une large gamme d’émotions. Et il semblait prendre particulièrement à cœur son rôle de professeur… Il était temps de s’enhardir davantage.
— J’aimerais beaucoup peindre une petite toile, pourriez-vous m’aider ?
— Que voulez-vous représenter ?
— Le théâtre d’Igle, répondis-je. Mais c’est peut-être un peu difficile.
— En effet, ce n’est pas le choix le plus simple. Ça prendra un peu de temps.
— Je ne voudrais pas déranger votre Majesté.
— Tu ne me déranges pas. C’est plus agréable de peindre à deux.
Je souris, savourant ces mots. Tout se déroulait à merveille. Arnic alla chercher une petite toile et un crayon puis me les donna.
— Il faut d’abord dessiner les grands traits au crayon, puis nous choisirons les couleurs.
Je m’exécutai, effectuant volontairement un geste maladroit. Je me mordis les lèvres en murmurant :
— C’est difficile.
— Ça vient avec la pratique, m’encouragea Arnic.
— Pouvez-vous guider ma main pour cette fois ?
Le roi ne s’offusqua pas de cette demande audacieuse. Il prit délicatement mon poignet pour m’aider à dessiner les contours du théâtre. Bien que vifs, ses gestes avaient une précision sidérante et je reconnus peu à peu le plus fameux bâtiment de la deuxième cité du royaume. Nous étions en train d’achever le toit quand une clochette retentit. Arnic me lâcha avant de se remettre debout en soupirant.
— On va devoir s’arrêter là, Gorvel arrive.
— Merci pour votre temps, Majesté. C’était un honneur d’apprendre un peu de votre art.
— C’était un plaisir d’avoir une élève aussi enthousiaste.
Je ramassai l’esquisse du théâtre d’Igle avant d’affirmer :
— Nous nous reverrons, cette toile n’a pas encore revêtu ses plus belles couleurs.
Arnic sourit.
Un probleme de vraisemblance se pose des le debut, mais qui peut etre resolu facilement : quoi, les gardes laissent entrer une inconnue sous un vague pretexte, sans meme demander au Roi s'il veut lui accorder une audience? Apres l'attentat des masques? Il est completement sans defense, vulnerable, il ne sait meme pas que quelqu'un se trouve dans ses appartements ! C'est impensable. Des petites modifications semblent necessaires parce que, a moin avis, ca ne passe pas.
Soit les gardes demandent son accord au Roi, soit un majordome fait barrage et la aussi, demande au Roi s'il accepte de voir la visiteuse.
Est-ce qu'il la connait? Rien n'indique que les gardes la reconnaissent, mais Arnic dit, non pas "qui etes vous?" mais "qu'est-ce qui vous amene?" ce qui donne l'impression qu'il sait qui elle est. Comme il pourrait connaitre de vue, je ne sais pas, une amie de sa femme, souvent dans son entourage?
Mais la facon dont il semble avide de compagnie, et lui fait aussitot des confidences, propose de lui apprendre a peindre, ca etonne. Ce prince est-il si isole qu'il se precipite sur la premiere presence amicale? C'est curieux, et nous rappelle que nous savons tres peu de choses sur lui.
Il dit "c'est plus agreable de peindre a deux" et on se demande pourquoi un prince royal n'a pas des compagnons avec lesquels il peint regulierement. Il n'a rien de repoussant et forcement un entourage ou il peut facilement choisir des aspirants artistes comme lui.
Si la Voiliere est bien Ame, c'est Livana qu'elle trahit ici dans son entreprise de seduction - en plus du reste. Meme si Livana n'est elle meme pas fidele a son mari (je ne pense qu'Ame soit au courant, de toutes facons?) Arnic est son mari.
Interessantes perspectives...
Oui, LV dévoile une autre facette...
Ce problème de vraisemblance est quand même à nuancer. Ca dépend qui est l'inconnue en question (= Mais oui, il faut changer 2,3 détails, notamment la réaction des gardes.
Oui, clairement de sacrés noeuds vont se faire si Ame et bien la voilière...
Merci de ton commentaire !
Un superbe chapitre, j'aime beaucoup ce moment de complicité entre La Voilière et le roi. Au-delà de son jeu pour s'attirer ses faveurs qui se ressent très bien sans alourdir le texte, j'ai particulièrement aimé la manière dont tu as exposé la passion d'Arnic pour la peinture, son talent et sa façon de préparer les couleurs. Peins-tu sur ton temps libre, ou bien est-ce une description issue uniquement de ton imagination et de tes recherches ?
Encore une fois, la proximité de LV avec Arnic et sa connaissance poussée de la famille royale ne me laisse plus beaucoup de doutes sur son identité. J'ai hâte de découvrir si j'ai ou non visé juste !
Au plaisir,
Ori'
Je suis très content de lire ton commentaire sur un chapitre que j'ai beaucoup aimé écrire (comme tout ceux de LV en fait xD)
Un commentaire m'avait fait remarquer que le personnage d'Arnic n'était pas très développé, c'est un peu l'objectif de ce chapitre...
Pour la peinture, ta question me flatte puisque je ne peins absolument pas, je suis d'ailleurs assez mauvais en dessin et dans les arts qui demandent un peu de motricité fine xDD Mais j'ai assez bien réussi à me figurer la passion d'Arnic et quelques recherches ont bien aidé.
En effet, le champ de suspects se restreint. Pour la révélation, tu es bientôt arrivé à mi-parcours.^^
Merci de ton passage (=
A bientôt !