Chapitre 5 : Le passé d'Ogrisha : L'adulescence

       Lorsque la porte du Carré Rouge s'ouvrit d'un coup, le bourdonnement des joyeux drilles en partie habillés parut tel le tonnerre après la foudre. Ogrisha vint alors rejoindre la Cour de la Halle sans faire un bruit, la moue lasse, pleine de tâches d'encre alors qu'il voyait des silhouettes sortir du Domaine.


– Eh ! Petit canaillou ! Qu'est-ce que tu fais ici ? On t'a pas encore prévenu que c'était fini.

        Le second de tout le Domaine des Plaisirs en plus de la Halle était posté droit devant lui. Greishdúr avait toute l'apparence d'un homme grand. Sa face était allongée, avec des ombres sous les lumières. Son torse était proéminent, pointant comme un étendard de sa force. Ajouté de bras dodus et de jambes fuselés, il semblait avoir vécu une vie de gladiateur des temps modernes pour bien forcir. Chacun de ses pas était vif et ses yeux gris étaient affûtés à la moindre trace. Comme un félin.


        Il avait cette barbe qui se faisait petite ou gigantesque selon la convenance. Comme si cette pilosité sauvage menait sa propre vie. En effet, Ogrisha avait parfois l'impression qu'elle frémissait au-delà de ses joues telle un appendice vivant et impeccablement noir sous son crâne rasé.
Si ce dernier avait eu deux oreilles plus concrètes et mieux formées, il aurait pu entendre les courants d'air. Considérer toutes les nuances que ceux-ci donnaient à cet attribut, considéré comme une fierté par son propriétaire bien bâti.


– Alors Fesses-Durs ! T'as manqué ton coup à besogner à tout va. Hein, mon salaud ?!!


        Ses mots se lancèrent sur Greishdúr et s'entrechoquèrent, vrillant quelque peu vers le jeune garçon. La bouche de l'adulescent s'assécha si vite que les mots lui manquèrent de suite. Sortant de son observation, il tourna son regard vers un blondinet à la gueule fanée, un peu plus loin à droite.
Lorsque cette parole atteignit ses oreilles, cela bava affreusement, comme si c'était quelque chose de sale et de glauque. Cela parcourut ses tripes et sa peau frissonna. Son visage prit l'air stupéfait. Même s'il avait déjà entendu de telles paroles, elles n'avait jamais été si clairement exposées.


– Dis pas des conneries Bonz. Tu vois pas qu'il y a le gamin... Ogrisha... Approche.


       Le type à la face fripée lui fit un doigt d'honneur et le leva plusieurs fois vers le haut. Il s'éloigna vers ses quartiers. Une grande main descendit lentement jusqu'à son menton et lui fit délicatement se relever la tête. Les yeux gris perle d'Ogrisha rencontrèrent ceux de Fesses-Durs... Greishdúr.


- N'écoute pas ce malotru. Il est vulgaire en plus d'être impuissant.

       

 

        L'histoire des gens que racontait Ogrisha s'inspiraient de celle de vrais gens qui étaient plus ou moins loin de la réalité. Plus difforme ou grotesque. On les reconnaissait toujours parce qu'il prenait grand soin à ne pas oublier leur fond de caractère. A la Halle, ils étaient faciles à croquer. Leurs comportements étaient trop évidents, trop vulgaires pour la plupart comme l'autre Bonz. Ils les pressentaient mieux, plus le jeune homme, qu'il était, s'approchait de l'adulescence.


        Greishdúr, lui, était insoluble pour Ogrisha car il n'avait presque pas de fond de caractère. Il n'était pas facile à décrire par son attitude comme s'il était étrangement transparent. Il lui inventait une vie par son physique impressionnant mais il n'était pas bagarreur pour un sou. Il n'était pas dressé sur des ergots et, regardait avec ardeur et sévérité Bonz qui s'évanouissait à l'intérieur du Dortoir. Sans pour autant vouloir en découdre. C'était contradictoire et déstabilisait grandement l'analyse morale d'Ogrisha. Cette manière d'être impassible ne lui facilitait pas la tâche. Son parfum aussi. Il n'en avait pas, ni même d'odeur particulière. Il sentait le propre tout en ayant parfois un musc naturel.
Sur le papier écrit noir sur blanc, Greishdúr s'étalait, plein de contradictions. Sans logique possible sans lien à faire. La description était engloutie et on ne pouvait que le contempler tout en se demandant quel était son mystère.


       Ogrisha venait à cet instant de décider qu'il n'abandonnerait pas jusqu'à ce qu'il l'ait percé à jour lorsqu'une voix se fit entendre, tout près du Carré Rouge. Aussitôt, il retint son souffle quand il vit qui c'était et qu'ils se rapprochaient en comblant le vide entre eux. L'homme, que tout le monde désirait et craignait à la fois, était là.

       Accompagné de Podisglav, le Dominateur lâcha un petit soupir amusé. C'était le petit soupir des gens importants et qui se soucient peu qu'on les juge. Il fit peser sa main sur l'épaule de l'adulescent.


– Alors, mon garçon. Tu crois que tu es assez grand pour ce genre de jeux ?

       Fixé par ses yeux ophidiens d'un vert de jungle, Ogrisha sentit un picotement lui mordre sa façade. Il avait beau essayer de se faire une contenance, celle-ci vacillait complètement face à l'aplomb et à l'aura charismatique, voir terrifiante, du Grand Chef. Celui qui était au sommet de la pile relationnelle. Lien entre le Bas-Monde et le Haut-Monde. Il lui avait été trop difficile de soutenir cette noirceur sensuelle aux reflets sombres. Néanmoins, il avait trouvé en revanche le courage de s'incliner légèrement en signe de soumission. Le Dominateur sourit étrangement.

       Podisglav se mettait, en aparté, à mon niveau, déjà content que j'ai compris l'Art de la Parade et un peu chagriné à la fois. Il s'adressa à son minois, dont la barbe blonde commençait à pousser.


–Écoute-moi avec attention. Le Dominateur ne souhaite pas et n'aime pas avoir des gamins dans les pattes. Je l'avais convaincu de te garder quand je t'ai ramené alors reste tranquille dans ta chambre.
Il hésita quelques secondes, voulant rajouter quelque chose qui ne voulait pas sortir puis se ravisa et dit autre chose:
– C'est un commerce... de biens, tu le sais. Nos clients ne doivent pas être dérangés.

       Ogrisha hocha la tête et Podisglav fut ravi. Un peu ragaillardi, son pas se fit large et il revint vers le Dominateur, lui chuchotant des mots doux à son oreille pointue. Après plusieurs balbutiements de la tête, il sembla peu convaincu à ma vue et lâcha, tout compte fait, un assentiment impérieux:
– Faites donc ! Occupez-le ! De toute façon, ce garçon est là depuis trop longtemps pour le faire déserter. Il fait parti de mes ouailles. Il faudrait l'éduquer un peu mieux pour qu'il soit plus obéissant au Règlement. Comprenez-vous ?

       Podisglav et Greishdúr acquiescèrent dans un seul et même bruissement, trop sûrs d'avoir compris. Ogrisha le fit aussi même s'il ne savait pas de quoi il parlait.
Dans un geste plein d'allant, le Grand Chef ouvrit largement les bras. Ce geste était destiné à les englober tous comme sa possession. Cela clôtura la conservation. Il se tourna vers un homme retardataire qui nous dévisageait dans l'ombre. Immobile et silencieux. Plusieurs secondes passèrent avant que ce dernier fut raccompagné à la sortie par le Dominateur, et Ogrisha, malgré lui, sentit son œil se tendre.

         L'homme ressemblait à un ours. Sa silhouette haute et rebondie, tant enrobée qu'il prenait tout l'embrasure de la porte. Il aurait fallu bien plus qu'un simple coup de vent pour pouvoir le balayer. Il était soigneusement habillé d'une étoffe la plus précieuse et brillante. Il paraissait porter la jaquette rougeoyante plus que de raison en haut des chaussures vernis et d'un pantalon noirâtre de velours satiné. Chaque point, chaque pli, avait choisi glorieusement sa place. Il était de ceux qui s'habillent pour paraître. Son haut de forme clinquant enrubanné de rouge en était la preuve.


         L'homme ne portait pas de gants. Ses mains étaient massives et imberbes. Comme tout son corps, elles gesticulaient, pleines de mouvements fins et gracieux comme si l'homme voulait se donner de l'importance. En réalité, ses mains et tout son corps n' avaient attendu rien d'autre que de découvrir la chair fraîche. Ogrisha, fasciné par cette grâce, ne savait que quelques élans de cela et n'aurait pu s'imaginer la vérité graveleuse. Son œil remonta lentement, s'accrocha à un collier de nacre. Plus attentif, il passa vers un visage de cire et, un front barré de sourcils finement sculptés et torsadés vers l'extérieur. Les cheveux étaient courts, d'un sable et sel rayé de bandes rougeâtres, que l'homme affichait avec fierté comme le faisaient les messieurs du dehors en quête de la Galanterie. C'était comme un point final qui réveillait quelque peu deux yeux d'un bleu terne, vide et immense. Ce regard cachait beaucoup de choses que tout le monde ignorait par l'habitude.
L'homme s'éloigna de plus en plus avec la délicatesse d'un cygne qui nagerait dans une eau qui se faisait de plus en plus cristalline. Le temps qu'il passa à l'observer minutieusement lui parut infini. Encore captivé par l'allure de richesse que dégageait ce Monsieur, il entendit vaguement Greishdúr lui demander quelque chose avant de relever la tête vers son interlocuteur. Ce dernier patientait calmement avec un regard sous-entendant qu'il pouvait attendre un siècle entier.


        Parvenu à fixer ses yeux sur lui, il s'aperçut qu'il était en même temps vaguement énervé car il se tapotait la hanche d'une main énergique. Il voulut le faire répéter ce qu'il avait bredouillé. Ne sachant comment il allait réagir, sa contradiction habituelle le fit se perdre. Il ferma la bouche. Sa parole s'était tue. Greishdúr le considéra, interdit.


– Qu'en dis-tu ?... Tu m'as entendu ?
Un fin sourire passa sur son visage un peu bronzé. Ogrisha se trahit en rougissant.
– Ah, je le savais ! Viens avec moi et laissons cette Halle à la chair fraîche pour être tranquille.
Il ne perdit pas de temps et prit la direction du dehors. Le presque adulescent le suivit.

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