La Grande Pyramide de Triliance dressait ses imposantes façades de pierre pâle, hautaine. Sertie de ses trois tours souveraines, elle dominait la cité et la plaine alentours, paradant sous son dôme de verre qui étincelait au soleil. Autour d’elle s’étendait la grande place sacrificielle ceinturée de murailles triangulaires surmontées de pointes d’or. Au delà s’étalait, entre belles demeures et faubourgs insalubres, Triliance, capitale des pays fédérés des Triétats, et de ceux nouvellement conquis de Heddish. C’était la gloire de cette conquête que Valerio traînait avec lui. Il pénétra dans la cité sous les hourras d’une foule dense, retenant la nausée qui creusait son abdomen. Les Prêtres Noirs marchèrent d’un pas militaire jusqu’à la Grande Pyramide, tirant leurs prisonniers enchainés à qui on jetait des déjections. Un banquet fut organisé, mais l’Artrê s’éclipsa. Il monta dans ses appartements et fit appeler ses courtisans.
Il s’affala sur le lit à baldaquin, la douleur pulsait dans son bras. Le médecin lui avait dit qu’il ne restait désormais plus une goutte de poison en lui, pourtant à mesure qu’il avait approché la capitale, sa blessure s’était rappelée à lui, de plus en plus vive. Il se mordit la lèvre jusqu’au sang, oppressé par les murs dorés, droits, anguleux de la pyramide.
À cet instant ses concubins parurent. Deux femmes et un homme, un nouveau. Son prédécesseur s’était avéré être un infiltré au service de la rébellion, il avait fini écartelé en place publique. À vrai dire, Valerio était au courant de ses affaires avant que la Grande Prêtresse ne le soit. Et pour cause, il avait été son agent de liaison. Désormais, il ne pouvait se fier qu’à Julius pour communiquer avec les Factions. Il soupçonnait celui-ci d’être à l’origine de la découverte de son homme pour qu’il devienne dépendant de lui, d’ailleurs.
— Bienvenue à la maison ! claironna Dahlia en s’approchant.
Elle avait revêtu une robe de soie carmin qui susurrait contre ses cuisses. Elle s’approcha, une jarre de vin à la main. Connaissant ses habitudes, elle lui servit immédiatement un verre qu’elle porta jusqu’à son lit en roulant des hanches. Il but goulument l’alcool, ne se privant pas de dévorer des yeux les servants qui s’installaient autour de lui, jouant de leur corps souple et huilé. Il finit vite son verre mais eut à peine le temps de s’en rendre compte qu’on le resservait. Il laissa les arômes envahirent sa bouche, tandis que son nez goûtait les parfums délicats charriés par ses concubins. Célio, le nouveau, posa ses larges mains sur ses épaules pour les palper avec volupté tandis que Mélampyre agitait ses courbes enchanteresses sous son regard enivré. Il se laissa caresser et dévêtir, embrassant avec soulagement l’oubli languissant dont son esprit se gorgeait. Du vin, du sexe, c’était ce qu’il lui fallait. Il s’immergea pleinement dans ses sensations langoureuses.
Il s’y noya.
*
Le battant de la porte claqua, fouettant son crâne martyre pour le tirer violemment du sommeil. Valerio grimaça, gémit. Il avait l’impression qu’une armée de paysans labouraient sa cervelle. Il sentit Dahlia se détacher de lui, laissant un vide froid et incisif.
— Du vent, siffla une voix depuis la porte.
Célio et Mélampyre sortirent eux-aussi du lit pour se glisser hors de la pièce. Valerio grogna, rabattant les draps sur lui pour conserver encore un peu leur chaleur.
— Allez debout, fainéant !
Julius s’approcha de la couche, un sourire amusé pendu à ses lèvres. Il se reçu en retour qu’un regard noir jeté depuis l’ombre des mèches ébouriffées de Valerio.
— Allons bon, tu ne vas quand même pas faire attendre ton cher mari ? Ce n’est pas ma faute si tu ne peux pas passer une nuit sans boire quand tu es ici.
Julius se dressa au dessus du jeune homme, il ne rigolait plus.
— On doit parler, rappela-t-il d’un air sombre.
Le prêtre émit un borborygme peu convaincu, mais daigna émerger des draps. Le sol lui sembla malléable, sa boîte crânienne abritant une guerre sans merci.
— Lilia ! appela son mari en l’aidant à se maintenir debout.
La camériste accourue, portant une simple toge qu’elle lui enfila rapidement.
— Tu es tout crasseux, un petit tour au thermes ne te fera pas de mal, commenta Julius.
Il avait retrouvé son air jovial qui creusait des rides au coin de ses yeux et de sa bouche. Pas de doute, il était bien le premier mari de la Grande Prêtresse, le seul à avoir survécu jusque là. Il entraina Valerio dans les couloirs sombres de la pyramide jusqu’aux thermes privées des Artrês. Le jeune homme lutta contre la nausée qui croissait à chaque pas, il chassa tant bien que mal les brumes de son cerveau. Il devait avoir l’esprit clair, contrôler chacune de ses mimiques et de ses phrases. Face à Julius Augustus Trinitæ, il n’avait pas le droit à l’erreur.
Les deux Hauts Prêtres se déshabillèrent pour pénétrer dans les salles chargées de vapeur. Valerio se contenta d’un banc, fixant son compagnon qui s’immergea dans un bain avec un soupir apréciateur.
— J’ai vu notre chère femme ce matin, déclara-t-il. Elle est vexée que tu ne sois pas venu la voir.
— Et la conquête ? grogna le plus jeune. Qu’est-ce que la Grande Prêtresse pense des nouveaux territoire conquis ? J’ai tenu ma promesse, j’ai pris Heddish en un an.
— Elle est mitigée.
— Mitigée ?
— Elle trouve que tu n’as pas assez soigné l’après. Des mouvements de résistances fleurissent partout.
— Elle se doute de quelque chose ?
— Évidemment. Mais je ne pense pas qu’elle soit sûre.
— Alors, je n’ai pas réussi ?
Julius tourna la tête vers son mari, l’air indéchiffrable.
— Tu as progressé, disons.
Valerio plissa les yeux.
— Qu’est-ce que tu lui as dit ? Tu as saboté mon plan ?
— Quel plan ? Conquérir Heddish pour qu’elle te fasse confiance, c’était un plan ?
Il éclata de rire.
— T’as vraiment cru que ça marcherait ?
— Qu’est-ce que tu lui as dit ? siffla Valerio.
— Rien qui ne te nuise. Elle n’a pas besoin de moi pour se rendre compte de ta bêtise.
Le jeune prêtre souffla. Il devait se calmer. Il devait réfléchir. Julius avait fait exprès de venir le déranger si tôt, sachant qu’il n’aurait pas encore dessoulé. Était-ce là vraiment l’attitude d’un allié ?
— J’ai toujours trouvé ça bizarre, lâcha-t-il.
— Quoi donc ? fit le presque quinquagénaire.
— Que tu sois toujours en vie. J’ai eu trois prédécesseurs sur le trône de gauche. Mais toi, tu es là depuis l’accession au pouvoir de la Grande Prêtresse. Comment tu expliques cela ?
Julius haussa les épaules, son sourire sibyllin flottant toujours sur ses lèvres.
— Parce que je suis doué ?
— Tu es dangereux pour elle. En tout cas, tu es censé l’être. Elle n’est pas assez bête pour te laisser le champ libre dans ces conditions. Et pourtant, tu es là.
— J’ai réussi à la berner, c'est tout. Elle croit pouvoir me contrôler, mais elle a tort.
— Non.
— Non ?
— Qu’est-ce qui me dit que ce n’est pas moi que tu bernes ?
Julius se mit à rire, encore. Ces éclats se multipliaient le long des murs embués.
— Rien, c’est vrai. Si ce n’est que je camoufle tes bourdes depuis le début. Si Callista avait eu vent de tout ça, elle t’aurait fait éviscéré depuis longtemps.
Valerio se leva. L’atmosphère lui compressait les côtes. Il n’aurait pas dû s’aventurer ici. Il savait, pourtant, que Julius était imbattable.
— C’est normal que tu doutes, dit ce dernier quand il passa à son niveau. Mais tu n’aurais pas dû me le faire savoir. Je te l’ai enseigné, pourtant. De ne jamais dire ce que tu penses.
La jeune homme marqua un arrêt, un rictus sur le visage.
— Qui te dit que je t’ai confié mes pensées ?
Le baigneur s’esclaffa.
— Avoir de la répartie ne suffit pas, répondit-il.
Valerio serra les poings et s’éloigna.
— Tu es invité dans la chambre de Callista ce soir, lança Julius, ne manque pas le rendez-vous si tu tiens à la vie, fiston.
Cette fois, son interlocuteur ne se retint plus.
— Ne m’appelle pas « fiston » ! Je ne suis pas ton fils ! Je n’ai qu’un seul père, et je l’ai perdu par ta faute !
Son mari ne répliqua pas, Valerio referma la porte des thermes sur la vision de son profil soudain froid. Cette histoire, c’était bien la seule chose dont il pouvait se servir contre lui. Enfin, ça allait dans les deux sens.
*
Des colosses de pierre émergeaient de la jungle, rongés par le lierre et la mousse. Leurs faces furieuses pointaient vers les arrivants comme pour les mettre en garde. Des murailles incrustées de bas-reliefs formaient un arc de cercle parfois effondré autour d’un port antique depuis longtemps délaissé.
Sethy contemplait avidement ces ruines, tentant d’imaginer les lieux mille ans auparavant, à l’âge d’or de l’Empire tetza. Tant de personnes devaient avoir foulé ce sol, des soldats, des marchands des familles. Le monde se réunissait ici, à l’époque. Il aurait aimé voir ça de ses yeux.
L’Alkatris acheva sa route vers Téta devant l’ancienne cité portuaire de Tonhuicriqet, à seulement quelques lieues de la capitale. L’expédition débarqua en chaloupe sur les berges rocailleuses et fourmillantes d’Histoire.
— Je peux venir avec vous ? demanda Sethy à Lohan qui s’apprêtait à descendre du navire.
— Non, répondit celui-ci
— Si, je viens.
Le Porteur plissa les yeux.
— Pourquoi me demander si c’est pour ne pas m’écouter ? grinça-t-il.
— Si tu avais dit oui, je t’aurais écouté.
— C’est trop dangereux.
— Non.
Sethy défia son nouveau tuteur du regard.
— Véra a dit que tu devais me protéger, non ? Comment tu comptes me protéger si je reste ici ?
Lohan se pinça les lèvres, démontrant au jeune prince qu’il avait gagné un point.
— Vous serez en danger sur la terre, et je crains de vous perdre dans la jungle.
— C’est bon, je n’ai pas trois ans ! Je veux visiter les ruines !
Le Porteur lui jeta une œillade agacée. La vérité, c’était que Sethy voulait rester près de lui. Il n’était qu’un faible.
— Moi aussi je suis curieux de voir ce fameux Pilier, avança Azad.
Les deux princes échangèrent un regard entendu tandis que Lohan soupirait.
— C’est d’accord, mais je ne peux pas amener Miane.
— Shaffra restera avec elle, lança Sethy en s’engageant sur l’échelle de corde.
L’intéressé se retint de répliquer et hocha la tête.
— Je vous le confie, déclara-t-il à Lohan.
Dans la chaloupe, Sethy tourna ostensiblement le dos aux rebelles. Il ne voulait pas qu’ils voient ses larmes. Invoquer la volonté de Véra était une bassesse qu’il n’aurait pas dû se permettre. Elle devait être très déçue de lui depuis le monde des morts. Il agrippa le rebord de bois, ignorant les échardes qui s’enfonçaient dans sa peau.
— Pardonne-moi, Véra, murmura-t-il.
Il s’en voulut d’avoir prononcé ces mots quand il vit du coin de l’œil le prince Azad tourner la tête vers lui. Mais au lieu de se moquer, le Talien posa une main étrangement chaleureuse sur son épaule. Sethy sentit les larmes affluer. Il les laissa filer dans la mer limpide et colorée.
*
Kurtis le sentit. Cet orage de haine et de regrets. Puis cet éclair : la rupture violente d’un Lien. Cette sensation devenait douloureusement familière. Il sut, dès lors, qu’une tempête approchait. Il vacilla mais ne s’affaissa pas. Il avait trop pleuré. Désormais, il ferait front.
Le cœur tremblant, les mains chamboulées, il se dirigea vers la hutte des Arsalaïs. Une furieuse agitation y régnait, des éclats de voix fouettaient l’air rance entre des larmes fuyardes. Ce genre d’évènement était rarissime mais destructeur.
Un meurtre. Pire encore, le meurtre d’une Arsalaï. D’une moïa. Par une autre Arsalaï.
Kurtis se fraya un passage dans la mêlée pour parvenir jusqu’à une hutte annexe. Il se trouva face à Padraig qui en gardait l’entrée, en grande discussion avec une de ses camarades. Une colère sourde jaillit dans les entrailles du jeune garçon. Padraig ne méritait pas sa place ici. Il retint son envie rageuse de lui faire goûter à son poing et se composa un visage de marbre.
— Je peux la voir ?
Le doyen tourna à peine les yeux vers lui.
— Ce n’est pas le moment.
— S’il vous plaît. J’ai besoin de la voir.
— Tu ne vois pas que tes ainés discutent ?
Kurtis allait argumenter quand il sentit une épaule le frôler. Il avisa Maig qui lui jetait un regard en coin.
— Sidi te demande, lança-t-elle au vieil homme.
Ce dernier fronça les sourcils.
— Ça ne peut pas attendre ?
— Elle a senti des contractions…
— Bon, j’y vais.
Il sortit de la hutte sans plus d’attention pour Kurtis, toujours en grande discussion avec sa collègue. Maig fit un clin d’œil au jeune garçon.
— Pour l’instant personne n’a interdit qu’on la voit, mais ça peut venir, glissa-t-elle. Tu devrais en profiter maintenant.
Il opina et passa le rideau de fourrure qui le séparait de Daïré.
Cette dernière n’était pas attachée mais surveillée par deux Hekaours. Elle était assise à genoux, posture inférieure, et labourait le sol de ses yeux bouffis. Ses doigts ressemblaient à ceux d’un rongeur, longs et munis de griffes, elle avait subi un début de transformation dû à l’émotion. Elle ne tressaillit pas quand Kurtis s’approcha d’elle. Le jeune garçon se trouva muet face à son amie. Les mots avaient déserté son esprit en ébullition.
— Qu… qu’est-ce qu’il s’est passé ? finit par lâcher.
Daïré renifla.
— Tu le sais très bien.
— Mais… pourquoi ?
— Ça te regarde pas.
— Si !
Surpris de son éclat, il eut un mouvement de recul. Son exclamation eut au moins le mérite d’attirer sur lui le regard de la jeune femme.
— Bien sûr que ça me regarde, reprit-il plus assuré. Je… comprends rien, je sais pas quoi faire et…
— Ça tombe bien, t’as rien à faire. T’as pas à t’en mêler.
Kurtis serra les poings et les dents.
— Mais tu…
— Je suis coupable, tout le monde le sait. J’ai tué ma tante, la moïa de ma tribu. Rien ne pourra me sauver. Ils me condamneront à l’Expiation et à l’exile et je l’aurais mérité.
Une fêlure perla sur ce dernier mot. Daïré baissa nerveusement la tête comme pour cacher une expression révélatrice. Elle avait toujours été mystérieuse pour Kurtis. Toujours en retrait, nonchalante, indolente. Et pourtant, passionnée. Comme chaque Arsalaï de sa tribu, elle lui avait enseigné quelque chose. Elle l’avait initié aux arcanes de la danse. Il n’avait jamais vu de plus belles chorégraphies que celles dont elle s’emparait.
— Je peux pas croire que t’es une meurtrière… sanglota-t-il.
Elle ne répondit pas, gardant la tête résolument baissée. À cet instant, des pas résonnèrent dans le couloir. Oanell et Isbail émergèrent des fourrures, la seconde tentant de retenir la première.
— Il se passe quoi ?! Qu’est-ce t’as fait, putain ?! cria cette dernière.
Des larmes dévalaient ses joues tatouées, son museau froncé dévoilant ses dents aux allures de crocs. Les deux Hekaours s’avancèrent comme un rempart.
— Bougez de là ! ordonna Oanell, et ils durent obtempérer.
Elle s’avança, tremblante de rage.
— Dis-moi que c’est pas vrai, siffla-t-elle, la voix inégale. T’as pas fait ça, hein ?
Daïré se tassa, sans relever les yeux. L’autre poussa un cri et la frappa.
— Oanell !
Isbail se précipite pour la retenir, aidé par Kurtis. Ils parvinrent à la tirer en arrière, laissant Daïré immobile sur le sol.
— Putain ! rugit Oanell.
Elle manqua rapidement de force et s’effondra. Elle se courba, agitée de sanglots.
— Pourquoi est-ce que tout fout le camp ? gémit-elle.
Les Arsalaïs ardyennes arrivèrent, attirées par les cris. Elles ordonnèrent aux Hekaours de conduire les Laevis dehors. Kurtis se laissa guider, les yeux dans le vague. À côté de lui, Oanell se débattait de toutes ses forces pour se défouler. Il ne l’avait jamais vu comme ça. Même après l’attaque de Munüt, elle était restée stoïque. Il semblait qu’ils aient atteint le point de rupture, la limite à ce qu’elle pouvait supporter.
Kurtis fixa l’herbe grasse à ses pieds, une fois sorti. Et lui, quel était son point de rupture ? Quand ne pourrait-il plus encaisser les malheurs que le monde lui jetait au visage ? À vrai dire, il avait déjà l’impression de l’avoir atteint. Et pourtant, il était là. Ses mains s’agitaient, ses doigts s’entrechoquaient. Il ne supporterait plus de subir. Il avait envie d’agir, il devait agir. Il devait faire quelque chose.
Mais quoi ?
*
Il n’y avait pas beaucoup de fleurs, ni de décorations en général. Les mariages elvarriens n’étaient pas fastueux mais cérémoniels. Un peu comme leurs grandes bâtisses sans tapis et leurs couloirs sans chandelles. Même leur temple, édifice pourtant habitué à un certain luxe, transpirait le vide et le minimalisme.
Wilhelm serrait les dents depuis le début de la cérémonie. Pénétrer dans ce bâtiment immonde, taché du sang de tant d’innocents, le mettait au supplice. Sa voûte pyramidale lui renvoyait l’image de sa sœur, la gorge tranchée. De ses yeux vides qui appelaient désespérément à l’aide. Il se rappelait l’élan viscéral qui l’avait poussé vers elle, brusquement retenu par son père. Le roi Odon avait passé un pacte avec les prêtres. Il ne se voyait pas publiquement humilié en échange d’une place religieuse de plus au conseil restreint. Il avait donc laissé sa fille se faire égorger sous ses yeux, manifestant son émotion par un seul tressautent des narines.
— Puisse la Mère veiller sur ce couple et lui accorder sa bénédiction…
Wilhelm tapait du pied sous son grand manteau de fourrure et de velours. L’artrion local trainait ses mots comme les sabots d’un cheval en fin de vie. Dire que c’était lui, leur garant. Un clerc comme pour toute alliance royale. Il était censé maintenir l’équilibre entre eux, servir de diplomate, de conseiller, de confident. Quelle blague ! Wilhelm ne lui confierait pas un regard. Sa promise non plus, d’ailleurs. Elle avait verrouillé ses yeux sur un mur pour ne plus y bouger. Le prince ne savait pas s’il préférait cette attitude plutôt qu’un chaleureux sourire. Il ne devait pas oublier qu’il l’empoisonnerait sous peu. Sans doute était-il préférable qu’elle ne se montre pas trop humaine.
Un prêtre apporta alors sur un coussin de soie un fil noué à trois anneaux richement orné. Eldrid, Wilhelm et l’artrion passèrent leur majeur dans chaque bague et soulevèrent la ficelle d’un même geste. Ils s’écartèrent jusqu’à ce que le fil menace de céder et fermèrent le poing pour le poser sur leur cœur. Ils jurèrent fidélité, amour, confiance et marmots sous le dôme de verre triangulaire du temple. Enfin, le fil fut embrasé, s’élevant à l’état de lien invisible et indénouable. La cérémonie toucha à sa fin, accompagnée par les applaudissements de l’assemblée, principalement composée de l’aristocratie elvarrienne.
Wilhelm et Eldrid furent ensevelis de vœux mielleux alors qu’ils sortaient du temple côte à côte. Suivi par tout ce beau monde, ils se dirigèrent dans la cour principal du château d’Elvett où se déroulait le banquet. Les serviteurs avaient déjà dressé des tables bien garnies qui furent vite entamées. Le prince du Réor se servit généreusement en vin et en victuailles. L’alcool l’aiderait à affronter la suite des noces. Sa nouvelle femme, elle, n’avala presque rien. Les jours précédents elle avait pourtant usé d’un bon coup de fourchette. Sans doute pensait-elle elle aussi à la nuit approchante. Il eut envie de grimacer, presque de vomir. Mais il se retint. Il devait arrêter de se plaindre et accomplir sa mission. Certains intérêts passaient au-dessus de ses goûts en matière de femme.
L’heure tant redoutée arriva. Les deux époux furent guidés dans leur chambre par une assemblée échaudée qui se fendait de tant à autres de remarques graveleuses. Wilhelm avait l’impression que le sol était mou sous ses pieds. Il tanguait, aussi. Il avait peut-être un peu trop bu. Une chambre austère, seulement décorée d’un tapis et d’un lit à baldaquin, les accueillit. Les échos de voix se bousculèrent quelques temps entre ses hauts murs de roche avant que les convives ne quittent la pièce. Les lourds battants de bois claquèrent sinistrement dans le silence soudain.
Wilhelm se racla la gorge.
— Vous… vous sentez bien ? s’enquit-il.
Eldrid lui jeta une œillade glacée.
— Oui, répondit-elle abruptement.
— Bien, alors… heu…
Sa phrases se perdit dans les vertiges qui malaxaient sa boîte crânienne. Il renonça aux mots et commença à se dévêtir, pas une mince affaire au vue des multiples couches qu’on lui avait enfilées. Après un instant crispé, Eldrid l’imita. Il se débattit un peu avec ses braies emmêlées, avant de se retrouver nue, assise dans le grand lit. Son épouse avait elle aussi dévoilé son corps, mais elle se tenait éloignée de la couche. Il l’examina, dans l’attente de sa venue. Nue, elle était plus laide encore que ce qu’il avait craint. Ses hanches se tordaient, étroites, ses membres maigres et noueux pendaient à un corps trop étiré en longueur. Ses seins petits pointaient vers l’extérieur, aussi acérés que l’éperon rocheux sur lequel ils se trouvaient, loin d’être mis en valeur pas la lueur argentée de la lune qui plaquait un bleu âcre sur sa peau tachetée. Ses lèvres se pressaient l’une à l’autre, nerveuses, son regard restait accroché au paysage qui se découpait par la fenêtre. La seule chose que le prince pouvait apprécier était ses cheveux roux qui, lâchés, dévalaient son échine bosselée en vagues tempétueuses.
Elle eut un mouvement, un geste sec et fébrile, qui n’aboutit pas. Elle demeura collée à la fenêtre. Le prince se passa une main anxieuse dans les cheveux.
— Vous…. Si vous ne voulez pas on…
— Non.
Elle se tourna lentement vers lui, ses muscles semblaient s’affronter sous sa peau.
— Je dois faire mon devoir. Et vous devez faire le vôtre.
Elle s’approcha, si raide que ses jambes parurent faites de bois, et s’allongea sur le dos.
— Je vous laisse faire, lâcha-t-elle d’une voix rauque.
Il la considéra un instant. Il avait envie de s’enfuir. Il ferma les yeux et se remémora sa sœur, son visage atterré. Il devait se rappeler pourquoi il faisait ça. La douleur de cette nuit de noces n’était rien comparée à celle des Sacrifiés.
Il se plaça au-dessus d’Eldrid qui avait cette fois planté ses iris dans les rideaux du lit. Il se mit au travail sans être vraiment sûr de réussir. Mais son corps fut coopératif malgré le dégoût qu’elle lui inspirait. Il ne s’appesantit pas de caresses ou de baiser, leur proximité suffisait à lui donner la nausée. Il la vit grimacer quand il pénétra en elle. Il serra les dents. Ses muscles se tendirent comme pour lui crier de partir, mais il les ignora. Il la besogna, comprenant pleinement le sens de cette expression. Quand il eut fini, Eldrid ne lâcha pas un mot. Elle se recroquevilla et se détourna de lui. Il en fit de même, même si les draps lui semblaient terriblement inconfortables. Il remercia l’alcool qui le fit glisser rapidement vers un sommeil sans rêve.