La jungle dense bruissait de mille sons, mélodies sibyllines et effrayantes. Se frayer un chemin dans la végétation épaisse relevait du combat. Les Shelkas se relayaient à la tête du groupe pour fendre les feuilles humides et chasser les animaux sur leur chemin. Jildaza leur avait promis qu’ils arriveraient bientôt à une rivière d’où ils rejoindraient leur destination rapidement. En attendant, la troupe souffrait durement des insectes piquants, de la fatigue et de la chaleur.
Un soir, Keira fut chargée d’aller cherche du bois en compagnie de Gala. Les deux femmes se séparèrent en une tentative vaine d’augmenter leur chance. Aucun tronc ni branche n’était sec, ici. La Laevi se pressa alors que le jour déclinait. Ici, les couchers de soleil se paraient d’un rose aux allures d’aube. Les magnifiques couleurs du ciel étaient cependant presque invisibles sous la canopée. Elle s’essuya le front, balayant le décor touffu d’un regard désespéré. Elle se rabattit sur un quelques branches mortes trouvée sur une souche. D’innombrables arthropodes fuirent le bois rongé qu’elle secoua en soupirant. Elle s’apprêtait à faire demi-tour quand elle surprit un mouvement.
Elle fit volte-face, les sens aux aguets. Elle repéra une forme indéfinie qui ondulait entre deux trous de lumières. Dans la pénombre, impossible de distinguer ses contours. Keira se ramassa sur elle même, une main sur le pommeau de son glaive.
Puis, l’animal émergea de l’ombre.
Les bruits de la forêt se firent lointains, rêveurs. La lumière douce du crépuscule auréola la fourrure noire de la panthère.
La jeune femme se figea, ses yeux écarquillés fixant la silhouette gracieuse. La panthère avança vers elle avant de s’arrêter. Elle huma l’air. Ses gestes ne provoquaient pas le moindre son. Elle semblait flotter dans le monde.
Keira se sentit irrésistiblement attirée. Elle tendit la main. La panthère fit un pas de plus vers elle, la disséquant de son regard vif. Elles n’étaient qu’à quelques foulées l’une de l’autre.
— Keira ?
La voix claire de Gala brisa le silence éthéré. La panthère sursauta et se détourna.
— Attends ! la supplia Keira.
Mais l’animal s’était déjà fondu dans les ombres qui tapissaient la jungle. Invisible, inaudible, elle semblait avoir tout simplement disparu.
— Keira ?
— Oui, je suis là !
La jeune femme soupira. Elle sentait encore son cœur battre dans sa poitrine. Alors c’était cela, rencontrer son totem ? Une émotion indéfinissable l’envahit.
*
Keira revint au campement, les bras chargés et bois et la tête d’émotions. Elle se repassait cette brève rencontre, incertaine quant à sa réalité.
Mais les souvenirs ésotériques furent balayés quand elle percuta Oèn par mégarde. Elle s’excusa, bafouillante, et courut s’asseoir à l’autre bout du bivouac. Elle planta ses yeux dans la mosaïque de feuilles mortes qui recouvrait le sol, le cœur battant. Son contact la faisait paniquer. Elle aimait Oèn, elle voulait qu’il élève ses enfants. Mais pas tout de suite. Elle serra les dents. Elle voulait être avec lui, le serrer dans ses bras mais elle n’osait plus l’approcher. N’était-ce pas horrible de le rejeter puis de vouloir le reprendre ? De vouloir qu’il attende qu’elle se décide ? De quel droit pourrait-elle exiger ça de lui ? Et puis, il y avait Rhun, elle ne voulait pas le traiter comme un second choix. Elle avait aussi besoin de lui.
Prise dans un tourbillon de pensées acides, elle ne vit pas Oèn s’approcher d’elle. Une ombre fut soudain projetée sur son visage. Elle releva la tête, son regard se heurta à la chevelure blonde de son ami d’enfance. Ses iris étaient denses. Son visage crispé. Lentement, il approche sa main de son visage. Elle se mit à loucher, tétanisée. Puis, elle sentit une douleur frapper son front.
Il lui avait donné une pichenette.
— Tu penses tellement que ta tête chauffe, dit-il.
Elle le considéra longtemps, la bouche entrouverte. Oèn se gratta le haut du crâne.
— Moi aussi j’ai pas mal cogité tu sais…
Il chercha ses mots, le regard fuyant. Puis il se tourna vers Rhun, assis un peu loin. Ce dernier fit mine de ne pas les observer, bien en vain.
— Eh, est-ce que ma tête te revient ? lui lança le Laevi.
Le rouquin demeura un instant interdit.
— Heu… oui, à peu près.
— Parfait, moi pareil. Ça te dirait de m’accompagner pour la patrouille de chasse ?
Un sourire amusé souleva la moustache de Rhun.
— Avec plaisir !
Oèn reporta ses yeux sur Keira qui était restée immobile.
— Je pense que… qu’on devrait laisser faire les sentiments. Qu’est-ce que t’en dis ?
Elle hocha timidement la tête, pas sûre d’avoir compris le message caché dans ces mots hésitants. Mais quand elle vit Oèn et Rhun s’éloigner ensemble, elle sentit son cœur se réchauffer.
*
— À demain ! lança Feolan à ses collègues.
Il sortit des archives, frissonnant sous l’air glacé de la saison froide. S’emmitouflant dans son manteau, il se pressa sur les pavés vidés de leur foule par la température. Il s’arrêta à la maison d’Alicia qui gardait ses enfants. Alix lui sauta au cou tandis qu’Elouan, seulement âgé de deux ans, marcha précautionneusement jusqu’à lui. Il salua Alicia et repartir, le plus petit sur les épaules et la plus grande gambadant autour de lui.
— Tu vas pouvoir jouer avec les autres toute à l’heure, je vais faire une balade avec Conan, indiqua Feolan.
— Chouette ! pépia sa fille.
Ils se dirigèrent vers leur maison, tassée contre d’autres dans les ruelles étroites de Rivola.
— Dis Papa.
— Oui ?
— Tu connais Conan d’avant ?
— Non, je viens de le rencontrer, comme toi.
— Mais pourquoi il reste à la maison, alors ?
— Parce qu’il n’a nulle part où aller tant qu’il n’est pas en état de voyager.
— Mais pourquoi il peut pas aller ailleurs ?
— Ce serait dangereux pour lui. Et pour nous.
— Mais pourquoi ?
Feolan s’arrêta et se pencha sur la fillette.
— Qu’est-ce que je t’ai dit à propos des pourquoi ?
Elle baissa le menton.
— Que si tu ne me réponds pas c’est que je ne dois pas insister, marmonna-t-elle.
— C’est exact.
— Mais j’ai une autre question !
— Pose-la, mais si je n’ai pas la réponse, ce sera la dernière.
— Pourquoi toi tu acceptes Conan ?
Feolan eut un vague sourire.
— Parce qu’il m’intrigue.
— Il t’intrigue ?
— Oui, beaucoup. Je veux découvrir ses secrets.
— C’est un jeu ?
— Non, on ne joue pas avec les gens. C’est un échange de service. Je lui prête ma maison, et lui me prête ses mystères.
— Je comprends pas.
— Quand tu seras grande, tu comprendras.
— Mais je suis déjà grande !
— Haha oui, c’est vrai.
Ils arrivèrent devant la petite porte en bois qui menait à leur foyer. Le battant s’ouvrit avant que Feolan ne saisisse la poignée, laissant apparaître un Conan souriant.
— Bienvenue chez vous, déclara-t-il.
Il laissa la famille passer, faisant un geste vers la table à manger garnie de pain tartiné.
— J’ai faim ! s’écria Alix en se ruant sur le goûter.
Son père eut un sourire et installa son cadet sur le lit.
— Tu as l’air en forme, lança-t-il à Conan.
— J’essaie. Je ne veux pas me morfondre à longueur de journée.
— C’est bien !
Le jeune garçon baissa un instant les yeux, plus hésitant.
— Aujourd’hui, souffla-t-il, j’aimerais bien qu’on aille à la taverne…
— Celle de tes souvenirs ?
— Oui… pour savoir si ça m’aiderait…
— Pas de problème !
Conan redressa le chef, un sourire plein de gratitude épanoui sur le visage. Depuis qu’il avait rejoint la famille, un mois plus tôt, il s’était montré timide et réservé, mais aussi sympathique et agréable. Maintenant que sa blessure était presque guérie, il allait pouvoir retrouver les siens, à Guéron. Feolan avait prévu de découvrir son mystère avant cela. Il n’avait plus beaucoup de temps, d’ailleurs. Il espérait que les souvenirs qui se refusaient à Conan ne l’empêcheraient pas de rentrer chez lui. Ce garçon était plein de bonté, il le méritait.
Alix fut libérée dans les rues dès son goûter fini. Elle partit courir avec ses amis tandis que son père nouait une sangle sur son ventre pour transporter Elouan. Après quoi il se dirigea vers le temple de la ville, accompagné par un Conan fébrile.
Plus ils se rapprochaient du centre, plus la foule se faisait dense. Le blessé ne semblait pas très à l’aise au milieu d’autant de monde. Rien de très surprenant pour un campagnard n’ayant connu que son village. Ou plutôt, n’étant censé connaître que son village.
Conan avait maintenu qu’il n’avait jamais appris à se battre, mais Feolan en était certain : son corps était celui d’un combattant. Un passé de batailles se cachait dans les souvenirs du jeune homme. Un passé sans doute sanglant qui aurait expliqué le massacre qu’il avait commis dans la ruelle où son hôte l’avait trouvé.
Le temple pyramidal se dressa bientôt devant eux, étincelant à la lumière du crépuscule. La grande place qui l’entourait résonnait de rires et de voix aux accents variés, bordée presque uniquement par des tavernes et des bars.
— C’est là.
Conan tremblait, pointant une auberge du doigt.
— Je suis sûr que c’est ici… je suis déjà venu…
— Bien, allons-y.
Feolan prit le jeune garçon par la main et l’emmena à l’intérieur. L’auberge se nommait Les Claquettes à Coco, un nom qui, il l’espérait, se voulait humoristique. L’enseigne était déjà presque remplie d’un public patibulaire en grande majorité masculin. Ils comprirent vite pourquoi en voyant une danseuse presque dénudée qui se tortillait sur une petite estrade.
— Eh bien, tu ne m’avais pas dit que tu aimais ce genre d’endroit, plaisanta Feolan.
Mais Conan ne rit pas, se contentant de baisser la tête.
— Ça ne va pas ?
Il ne répondit pas. Feolan lui tapota l’épaule.
— Viens, on va s’asseoir.
Ils s’installèrent au comptoir.
— Qu’est-ce que je vous sers ? s’enquit la tenancière.
— Une bière et… un lait au miel.
— Très bien.
— Attendez ! s’exclama Conan.
La tenancière se tourna vers lui, intriguée.
— Est-ce que… est-ce ma tête vous dit quelque chose… ? balbutia-t-il.
La femme s’esclaffa.
— Non, rien du tout. Vous posez des questions bizarres.
— C’est que… je suis déjà venu ici mais j’ai l’impression de ne pas reconnaître…
— Ah, mais c’est sûrement pare que vous avez connu l’ancienne taverne. J’ai racheté le bâtiment y a quelques mois, l’ancien patron est mort. Ça s’appelait Les Trois pinards, de mémoire.
La fin de sa phrase fut engloutie par le râle de Conan.
Le jeune garçon se courba, compressant sa tête entre ses mains.
— Eh, ça va ? s’inquiéta Feolan. Conan, ça va ?
Il l’entoura de ses bras tandis que le jeune garçon éructait. Heureusement, il se calma vite et se redressa bientôt, tremblant.
— Tu te rappelles de quelque chose ?
Le blessé secoua la tête. Ses yeux alourdis de cernes creusaient le sol, lâchant une rivière de larmes sous ses joues.
— C’est… c’est tellement proche, pourtant…
Feolan le ramena contre lui.
— Ça va aller, ça va te revenir.
Il avait beau dire, il n’hébergeait pas le jeune garçon uniquement pour assouvir sa soif de mystères. Il le savait, son empathie avait encore frappée.
Il se promit d’aider cet enfant perdu.
*
Le roi Elmar leva son verre dans sa main piquée de verrues.
— Aux futurs mariés ! clama-t-il de sa voix caverneuse.
L’assemblée reprit en chœur tandis que Wilhelm souriait de toutes ses fossettes. Lui au moins faisait l’effort de paraître joyeux, ce qui n’était pas la cas de sa fiancée. Eldrid arborait un visage neutre depuis son arrivée, loin de mettre en valeur les rares atouts qu’elle possédait.
Le dîner se déroula en silence à la table royale. Elmar peina à se nourrir seul et n’avait pas la force d’engager une quelconque conversation, inutile de préciser que sa fille n’essayait pas non plus. Wilhelm savoura le vin importé de Valerance, c’était bien la seule chose chaleureuse dans ce château rocailleux. Il ne se sentait pas pour ainsi dire bien accueilli, même s’il aurait dû s’y attendre. Une promesse d’alliance ne pouvait pas effacer des siècles de guerre entre leurs deux royaumes. Il avait hâte de retrouver les bras d’Adhara.
— … de chasse ?
Wilhelm sursauta et se tourna vers sa promise. Elle le considérait d’un air réprobateur.
— Pardon ? Vous disiez ?
— Je voulais vous proposer une partie de chasse, demain à l’heure du coq. Mais vous ne semblez pas enthousiaste.
Effectivement.
— Détrompez-vous, je serais ravi de pouvoir partager cela avec vous !
— Bien.
Elle paraissait agacée par sa réponse. Ne pouvait-elle pas faire un minimum d’effort pour être agréable ?
— Dans ce cas c’est entendu.
— Merveilleux, chantonna-t-il.
Il but une nouvelle gorgée d’alcool. Merveilleux, le vin.
Soudain, un fracas retentit à sa gauche. Son futur beau-père s’était effondré sur le dallage de pierre, agité de violentes quintes de toux. Les troubadours cessèrent de jouer, la cour de parler, les serviteurs de bouger. Ils braquèrent leurs yeux affolés vers leur souverain qui crachait ses poumons, plié en deux. Personne ne fit un geste dans sa direction. Sauf Eldrid.
Elle se précipita vers son géniteur pour le soutenir.
— Tenez bon, père, tenez bon ! l’enjoignit-elle.
Wilhelm contempla, fasciné, ses traits déchirés par l’inquiétude, si loin de l’expression froide qu’elle affichait un instant plus tôt.
— Appelez le médecin en chef, vous autre ! ordonna-t-elle à quelques valets qui obéirent aussitôt. Père, père, restez avec moi !
Elle caressa la peau ridée et pustuleuse du roi avec ce qui ressemblait à de la douceur. Difficile de croire que cette main anguleuse pouvait paraître si tendre. Le médecin accourut avec des gardes qui emportèrent le souverain dans sa chambre.
— Je vais avec lui, continuez sans moi, lança-t-elle en les suivant.
Elle jeta un vif regard vers son fiancé.
— À demain.
Elle avait de nouveau revêtu son air glacial.
Wilhelm se retint de sourire tandis que les convives reprenaient posément leur conversation. La princesse aimait son père. C’était très intéressant.
*
Le lendemain, Wilhelm dut se lever avec le soleil pour partir à la chasse. Plusieurs bois réservés entouraient la capitale d’Elvarri, Eldrid l’attendait à l’un d’eux, Landebroce selon un écuyer venu chercher le prince. Ce dernier se laissa habiller et guider en bâillant. Il était encore épuisé par le voyage et n’avait pas pu se réconforter auprès d’Adhara.
Il se vit confier un fier destrier et rejoignit le convoi déjà au complet. Rabatteurs, pages et chiens surexcités l’attendaient, ainsi que sa chère promise. Elle s’était grimée en homme pour l’occasion, retenant ses cheveux de feu dans une natte serrée. Wilhelm savait qu’elle pratiquait le tir à l’arc, elle avait bonne réputation dans cet art. Il lui fallait bien une qualité, la pauvre.
— Nous n’attendions plus que vous, siffla Elvire.
— Bonjour, répondit son fiancé.
Le sourcil de l’Elvarrienne tressauta, elle se détourna sèchement et donna le signal du départ. Les chevaux s’élancèrent, les chiens aussi. Wilhelm retint un dernier bâillement avant de talonner sa montre. Il n’aimait pas plus la chasse que l’escrime, mais il avait bien été obligé d’apprendre. Si seulement son père l’avait laissé lire comme il le voulait enfant, peut-être aurait-il été plus intelligent et peut-être n’aurait-il pas eu à endosser ce rôle de pantin.
On trouva vite une cible parfaite, un magnifique cerf aux ramures immenses. La saison des amours battait son plein et la forêt résonnaient de brames. La difficulté déjà risible de la chasse à coure s’en trouvait ainsi réduite. Wilhelm suivit le convoi sans prendre part aux réjouissances. Il préférait observer sa future. Elle distribuait ses ordres avec rapidité et efficacité, menant le cerf dans un piège redoutable. Il devait reconnaître qu’elle s’en sortait bien. Au Réor, les femmes n’étaient pas autorisées à diriger la chasse, ce spectacle était donc d’autant plus étonnant.
La pauvre bête fut acculée au bord d’une falaise. Elvire l’attendait dessous, son arc à la main. Le vent soufflait fort au-dessus d’eux.
— Les bourrasques vont dévier votre flèche, lui lança Wilhelm.
Elle lui jeta un regard rêche.
— Voyez donc, dit-elle.
Elle banda son arc, une longue pièce de bois d’if. Cette arme nécessitait une force colossale pour être maniée. Le prince vit les muscles de sa promise se dessiner sous ses vêtements. Elle parvint à ramener l’empennage de la flèche jusqu’à son oreille. La pointe n’était cependant pas tout à fait dirigée vers sa cible, elle risquait de finir dans les broussailles.
Mais elle tira, et Wilhelm comprit. La flèche se planta dans le flanc du cerf qui chuta du haut de son promontoire. Le Réorois fixa la corps de la bête, médusé. Eldrid avait réussi à estimer l’impact du vent sur sa flèche.
La princesse descendit de cheval pour vérifier que sa proie était bien morte. Ses vassaux l’entourèrent pour la féliciter. Un discret sourire, presque invisible, se fraya un chemin sur ses lèvres casi inexistantes. Wilhelm se passa une main dans les cheveux, retenant un rire. Son laideron de fiancée se révélaient plus doué qu’il ne l’aurait pensé.
*
Malgré les semaines, les lunes qui défilaient dans cette grande hutte, Kurtis ne pouvait s’empêcher de frissonner devant chaque geste d’Hênora. Elle se mouvait toujours lentement, pesamment. Elle semblait porter bien plus que ses grands bois de cerf.
— Aujourd’hui, déclara-t-elle de sa voix sans timbre, tu vas explorer les échos seul.
— Seul ?
— Oui. Jusqu’à présent je t’ai désigné les échos, mais tu dois apprendre à les repérer seul. Tu vas donc trouver et lire un écho, et un écho lointain. Je veux qu’il ait plus de vingt ans.
Kurtis se mordit la lèvre. Vingt ans, c’était plus lointain que tous les échos qu’ils avaient trouvé ensemble. Dans le fouillis d’âmes qu’était Bibracte, cela paraissait presque impossible.
— Aies confiance en toi, souffla Hênora d’une voix presque douce.
Il s’obligea à se redresser et hocha la tête. Il n’allait pas abandonner avant même d’avoir essayé. Après tout, il avait déjà visité les souvenirs de son père presque trente ans auparavant.
Il s’assit en tailleur et calma sa respiration mise à mal par l’aura de son mentor. L’Élue le fixait de ses grandes prunelles pâles et indéchiffrables. Il tenta d’y faire abstraction sans être vraiment sûr d’y parvenir. Qu’importe, il se sentait déjà glisser vers le Monde Invisible. Il écarta de sa perception toutes les âmes en ébullition qui se pressaient dans Bibracte, puis celles des animaux et des plantes environnants. Il oublia, presque avec regrets, les Liens qu’il entretenait avec ses proches. Ces derniers temps, il devait faire beaucoup d’efforts pour percevoir ceux de Keira et d’Ealys. Il laissa leurs sensations disparaître dans le Silh ondulant, pour ne plus voir que les innombrables échos qui y dansaient. Ce paysage de souvenirs lui était familier, désormais. Il pouvait reconstituer les derniers mois, nommer presque tous ceux qui avaient participé au Sabbah, ou encore se projeter dans les combats qui avaient opposés les participants aux Jeux. Mais il ne le fit pas. Il chassa le passé proche pour remontrer peu à peu vers des empreintes plus lointaines.
Il commença doucement à se perdre dans les échos, à ne plus distinguer le temps ni l’espace auxquels ils devaient être accrochés. Il voyagea dans un monde étranger bien que semblable, où la découverte chamboulait tous ses sens. Il ne savait pas s’il était allé trop loin, il sentit une vague panique le saisir. Mais il parvint à la balayer. Hênora lui avait appris à s’immerger pleinement jusqu’à s’oublier soi-même.
Enfin, il perçut un îlot familier dans cet océan de sensations confuses. Une courte silhouette nébuleuse qui semblait le fixer. Il se rapprocha, elle l’accueillit. Il s’engouffra dans le souvenir, attiré presque irrésistiblement.
Il dut se contorsionner pour revêtir cette nouvelle peau. Elle était dur, lourde. Elle l’enserrait, elle l’oppressait. Elle paraissait plein de glaise, de roche, l’attirant vers le sol meuble de la hutte des Arsalaïs.
— Voilà, enfin démêlés !
Une main chaleureuse posa ses cheveux sur ses épaules. Les larges boucles brun-roux étaient soyeuses et légères. Kurtis ne comprit qu’à cet instant dans quel corps il se trouvait.
— Alors, Nora, satisfaite ?
La jeune Hênora se tourna vers l’homme qui avait parlé. Elle tâta sa chevelure sans manifester d’émotion, avant de hocher la tête.
— Parfait ! sourit l’homme d’une trentaine d’années.
Dans ses cheveux châtains naissaient quelques rares cheveux blancs, peut-être était plus âgé qu’il n’y paraissait. Kurtis le reconnut soudain : il s’agissait de Padraig, le doyen des Ardyens. Il avait beaucoup changé en seulement vingt-ans. En réalité, le souvenir devait être plus âgé que ça.
— Tu veux encore t’entrainer ? s’enquit doucement Padraig.
La jeune fille opina de nouveau. Kurtis eut envie de grimacer, la peau de son visage était comme engourdi. Au lieu de ça, le corps se leva pour aller au centre d’un cercle de danse où il entama quelques mouvements lents et maladroits. La voix de Padraig vint rythmer ces tentatives incertaines.
— Lève plus haut ton bras gauche… non, pas comme ça, la paume vers le ciel… voilà… et puis il faut que tu redresses la tête…
Hênora finit par s’arrêter, les yeux agrippés au sol.
— Je vais me ridiculiser, demain, souffla-t-elle d’une voix à peine audible.
— Mais non, tu n’as pas à en faire. À douze ans, c’est normal de ne pas maîtriser la danse de la Maturité comme un adulte. Tu verras, ils seront simplement émerveillés par les mouvements que tu crées dans le Silh. Ils veulent tous ressentir ton pouvoir !
La jeune fille ne sembla pas convaincue, elle n’essaya pas plus de s’entraîner et alla s’asseoir près de son professeur.
— Ça ne va pas ? demanda ce dernier en effleurant sa joue.
Elle évita son regard.
— J’ai faim.
— Ah, oui c’est vrai que le jeûne est dur, mais demain tu seras libérée !
— J’ai mal à la tête.
— Ah bon, où ça ?
Elle désigna le haut de son crâne, de chaque côté au-dessus de ses yeux. Kurtis sentait effectivement une douleur qui creusait violemment le sommet de la voûte en deux points aigus.
— Mmmh, je ne vois rien. Prends une potion avant la cérémonie, il faut que tu sois en pleine forme. L’arrivée à l’âge adulte de l’Élue, ça ne se manque pas !
— Je ne veux pas être l’Élue, marmonna-t-elle.
— Pardon ? Je n’ai pas entendu…
— Non, rien.
Il lui donna une pichenette affectueuse sur la joue. Cela la rasséréna, même si elle n’en laissa rien paraître.
— Ah, quand même, soupira-t-il. La tache qui apparait spontanément à douze ans, sans retraite. Tu es extraordinaire, Nora.
Elle se tendit, une rage enfouie au fond d’elle menaça de faire surface.
— Ça ne va pas ? répéta Padraig d’un air inquiet.
Elle chassa sa colère. Mais elle ne parvint pas à en fair autant pour l’anxiété. Alors, elle leva ses prunelles livides vers son maître, pleines de doutes et de larmes refoulées.
— J’ai peur de ce qu’il y a après la danse, avoua-t-elle.
— Après la danse ?
— Oui…
— Ah, je vois.
— Je… je n’ai pas envie de…
— Ne t’inquiète pas.
Padraig posa une main chaude sur son épaule, son sourire était fraternel.
— Tu n’as qu’à me choisir, moi, et on fera rien.
— Mais… et les Esprits ?
— Les Esprits comprendront. Allez, rassure-toi, ça va bien se passer.
Il fourragea gentiment dans ses cheveux, elle osa un timide sourire.
— Dors, maintenant, tu as besoin de force pour demain.
Kurtis sentit un douleur lui aiguillonner la poitrine, il fut propulsé quelques heures plus tard. Des images, des sons et des odeurs se succédèrent sans qu’il ne parvienne à se fixer. Il vit la foule rassemblée pour la cérémonie, ses centaines d’yeux avides qui buvaient chacun de ses gestes, disséquaient sa chaire. Il vit les feux de joie, la nourriture à peine avalée. Puis le tourbillon ralentit, un souvenir pulsa douloureusement, plus fort que les autres. Il vit Padraig se découper sur le ciel étoilée. Il vit ses lèvres tendues et son regard dévoreur.
— Tout va bien se passer.
Kurtis eut un haut-le-cœur. Il lutta pour ne pas perdre ses sensations, même s’il n’était pas sûr d’en avoir envie. Il s’accrocha à un autre écho, tout mais pas celui-là. Il se retrouva jeté dans le carcan lourd de la peau d’Hênora, quelques jours après la cérémonie.
La jeune fille était accroupie au bord d’un étang. Elle fixait son reflet.
D’un doigt, elle écarta une mèche de ses cheveux, à l’endroit où la douleur semblait vouloir traverser sa boîte crânienne. Elle dévoila une petite bosse brune, il y en avait une autre de l’autre côté. Hênora fixa son reflet. La surface de l’eau se troubla, les contours de son visage se brouillèrent. Elle agrippa ses bras où le Cerf avait laissé sa marque. Presque aucune parcelle de peau n’était épargnée par ses ramures corrosives. Il l’avait dévorée, comme Padraig. Ils l’avaient ravagée.
La jeune fille se courba alors qu’un sanglot rugueux montait dans sa poitrine. Elle tenta d’arracher ses bois naissants malgré la douleur qui hurlait dans son crâne. Elle se griffa jusqu’au sang. Puis, vaincue, elle se courba encore, faisant disparaître son visage dans ses genoux. Étouffant le cri infini qui lui rongeait les lèvres.
Kurtis reprit violemment conscience dans le présent. Il eut juste le temps de se jeter hors de la hutte d’Hênora avant de rendre son déjeuner. Ses genoux cédèrent et l’abattirent au sol tandis que ses muscles se convulsaient. Il rendit bile et larmes à l’herbe maigre, tentant de conjurer le souvenir étranger qui martelait son esprit. Il tremblait encore brutalement quand Hênora le rejoignit, projetant son immense ombre sur son corps recroquevillé.
Il leva la tête vers elle, tremblant.
— Je… je suis désolé…
— Tu as trouvé un souvenir vieux de vingt-quatre ans, félicitations, énonça-t-elle, impassible.
— Mais… Padraig… c’est horrible…
— C’était il y a longtemps.
Kurtis se redressa, il parvint à se mettre sur ses jambes malgré ses appuis incertains.
— Il doit être puni…
Hênora eut un léger soubresaut, il comprit que ce mouvement équivalait à un haussement d’épaules.
— Il n’a rien fait de contraire aux lois.
— Mais…
— Il est des choses que nous ne pouvons pas changer, Kurtis.
Le jeune garçon la considéra, les dents serrées.
— Padraig a fait ce qu’il a fait, continua Hênora. Je ne peux rien y faire, désormais. Tout comme je suis née Élue, je ne peux aller contre ma destinée. Je suis l’Élue, et je serai l’Élue.
Kurtis se sentit trembler, mais non plus d’horreur. De rage.
— Je ne suis pas d’accord, osa-t-il. Les mauvaises choses, il faut les changer. La tradition doit s’adapter au monde et à ses habitants. Personne n’a à subir ce que vous avez subi.
Le visage d’Hênora sembla se craqueler. Ses sourcils et ses lèvres tressaillirent, sa stature se fit moins imposante. Mais elle garda une main résolument serrée autour de son sceptre.
— Tu as des idéaux, c’est une bonne chose. Mais tu verras que la réalité nous rattrape toujours. La leçon d’aujourd’hui est finie.
L’Élue se détourna lourdement pour retrouver l’obscurité de son antre. Mais Kurtis l’arrêta.
— Je vous prouverai le contraire ! s’exclama-t-il. Je vous prouverai que les idéaux peuvent prendre le dessus sur la réalité !
Hênora s’immobilisa pendant de longues secondes. Puis, elle pivota tout aussi lentement vers son élève. Le coin de ses lèvres se soulevait imperceptiblement.
— Soit.
Le lourd battant de la Demeure de l’Élue se referma devant Kurtis.
Deux petites remarques pour démarrer :
- "Ealys" : Je sais plus qui c'est : ')
- Sur la partie de Feolan je suis parfois un peu moins convaincue, surtout dans ses interactions avec sa fille et sa famille, ça fait parfois un peu too much je trouve haha dans le portrait du bonheur familial
- J'ai du mal à me dire que la panthère est le totem de Keira haha pck du coup je trouve le perso un poil cliché par ce côté guerrière-représentée-par-une-panthère, mais bon, pour le coup je pense que c'est du full goût personnel
Sinon, j'ai bien aimé ce chapitre, et surtout la fin avec le souvenir d'Hênora, c'était vraiment un moment intense, surtout que j'avais l'avertissement du début du chapitre en tête. Sans rien vraiment dire, on a tout saisi et tu as très bien rendu. J'ai lu ça avec l'intensité qu'il devait y avoir, bien joué ! J'ai bien aimé aussi la découverte du personnage d'Elvire, elle est très intéressante, je suis curieuse d'en apprendre plus sur elle. Bref, ces deux parties étaient vraiment très chouettes, j'ai beaucoup apprécié ma lecture !
- C'est la soeur de Kurtis, Asha et Keira, la plus âgée. Elle s'appelait Keatys avant c'est peut-être ce qui t'as embrouillé
- genre les dialogues te paraissent pas naturels ?
- Je comprends pas trop ce que tu veux dire là haha
Contente que ça rende bien ! Ce genre de scène est compliquée à écrire.
Elvire... Eldrid ? C'est marrant que tu la trouve intéressante je l'aurais pas dit haha
Mmmh en fait, les dialogues font trop "il faut que ça fasse bonheur familial mignon", on sent la patte derrière
Beh dans le sens, panthère, loup et ce genre d'animaux, ça a de la gueule et c'est souvent les totems des guerriers ou des guerrières un peu stylés dans les bouquins ou les séries haha t'as rarement un guerrier trop puissant dont le totem est le... cancrelat hahahaha après pour le coup, c'est du détail et je pense que beaucoup apprécient les totems stylés. Juste que je me disais : pourquoi jamais les bigorneaux ?
Pour le totem de Keira, oui il est ultra cheaté, mais pas pour son côté guerrier. Sa vraie signification sera révélée plus tard. Perso je ne considère pas spécialement la panthère comme un totem de guerrier ^^' l'animal se repose beaucoup plus sur sa discrétion et son agilité que sa capacité à combattre
Parce que la famille pirate ?