Je fus réveillée par les jappements de Frida. Un mal de tête me martelait le crâne comme si celui-ci voulait se fendre à deux.
— Bordel Frida! Moins fort, grognais-je le visage enfui dans le divan.
La chienne devait avoir vu un écureuil par la fenêtre. Ça lui arrivait souvent de s’exciter pour un rongeur ou une perdrix, un lynx… un oiseau. Bref, on était dans le bois après tout. Ce n’étaient pas les animaux qui manquaient dans le coin. Toutefois, Frida n’était pas le genre de chienne à aboyer sans raison. J’entendis ses pattes griffues gratter le sol lorsqu’elle se dirigea vers moi. Une seconde plus tard, une langue chaude et gluante léchait mon moignon. Mon bras pendait du divan jusqu’au sol. Quelque chose n’allait pas dans ses jappements. Elle semblait… nerveuse.
La veille, après plusieurs heures d’insomnies et d’angoisse, je m’étais finalement endormi, à plat ventre, sans aucune élégance. Frida couchée sur mes jambes. Une flaque de bave s’étendait à côté de ma bouche. Merveilleux. Je passais trop de temps seul avec un chien, voilà que je me mettais à baver à mon tour. Je me redressai en m’essuyant la bouche avec le col de mon t-shirt ; pathétique. Dormir tout habillé était devenu une habitude, tout comme s’endormir dans le salon. En me levant, une odeur désagréable me piqua le nez.
— C’est quoi cette merde…
Je portai le tissu du t-shirt de Black Sabbat à mon nez pour réaliser que ladite odeur venait de moi.
Bordel !
— Voilà que je pus comme un clochard.
J’enlevai mon chandail et fouillai dans le panier de linge propre que j’avais laissé par terre dans l’intention de le plier; il était là depuis des semaines, faisant maintenant partie du décor. Un frisson me parcourut. Pourquoi faisait-il aussi froid ? Est-ce que l’hiver allait finir par partir ? J’enfilai un t-shirt de Pink Floyd taché de peinture pendant que Frida continuait d’aboyer tout en faisant des allers-retours de la porte à moi et de moi à la porte. Mon cœur tomba à mes pieds. Je réalisai avec stupeur que la porte vitrée menant sur le balcon était grande ouverte. Pourquoi me demandait-elle pour sortir si la porte était ouverte? À moins…
— Qu’est-ce qui se passe ma belle, t’as fini par trouver notre fantôme ?
Elle me tira par le bas de mon jeans.
— D’accord, d’accord. Je suis là, inutile d’être impatiente.
Je me passai la main sur le visage tentant de faire disparaître les dernières traces de sommeil. J’étais gommé comme un ado après un trip de mush; comparaison plutôt étrange puisque je n'avais jamais pris de drogue. Bref. Il y avait vraiment un problème avec les portes dans cette maison. L’idée de faire venir un curé pour un exorcisme me passa par la tête, mais j’avais peur qu’il me prenne pour le fantôme vu mon état. Quand je me laissai mener par Frida vers la cause de son inquiétude, je ne m’attendais vraiment pas à y trouver autre chose qu’un paysage enneigé. Je sursautai en voyant une masse noire apparaitre devant mes yeux.
— Calvaire ! m’exclamais-je.
Je faillis hurler comme une fillette. Je reculai brusquement et m’écrasai sur les fesses avec la grâce d’un sac à vidange. Un ours noir, gros comme un camion, se tenait sur mon balcon. Sa patte griffue reposait sur le cadrage de la porte, comme s’il s’apprêtait à entrer.
Il paraît que, dans ce genre de situation, soit on fige, on fuit ou on attaque. Je rajouterais bien l’option dans laquelle on se pisse dessus. Mais bon. Il semblerait que je fus de ceux qui agissent. Je me relevai d’un bond et fis coulisser la porte devant lui à une vitesse qui me surprit.
Mais l’ours réagit.
Sa patte griffue se glissa dans l’ouverture, bloquant le mouvement. Le métal grinça sous la pression. Mon cœur tambourinait dans ma poitrine. Je poussai de toutes mes forces, mais la bête résistait, comme si elle avait décidé d’entrer.
Ses yeux noirs me fixaient, vides et brillants, comme deux puits sans fond. Il grogna, un son guttural, profond, qui résonna dans mes os. Finalement, dans un élan de panique, je réussis à claquer la porte. Le verrou sauta en place avec un bruit sec. L’ours se redressa, furieux, et cogna contre la vitre. Le choc fit vibrer le cadre.
Je reculai, tremblant.
Non, mais c’est quoi ce bordel!
La bête se dressa sur ses pattes, l’air menaçant. Je reculai d’un pas, décontenancé. Qu’est-ce qui lui prenait à cet animal? Son gros museau se plaqua dans la vitre, laissant des traînées humides sur le verre. Un nuage de vapeur s’échappait de sa gueule, lui donnant des allures de bêtes féroces. Elle humait l’air, agitée, comme si elle traquait quelque chose d’invisible. Son agressivité me déstabilisait. Et puis, soudain, à travers mon reflet brouillé et l’image de la bête, un visage apparut. Une femme. Je me retournai brusquement. Rien. Juste mon salon en désordre. Je revins vers la porte-patio. Elle était là. La femme à la chevelure ébène et à la peau blanche comme la lune. Je clignai des yeux plusieurs fois, le souffle coupé. Quand je les rouvris, il ne restait que mon reflet dans la vitre. Elle avait disparu. Était-ce cette femme qui hantait les lieux de ses pleurs ?
L’ours se laissa retomber sur ses quatre pattes et le sol en trembla. Seigneurs ! Je comprenais mieux le comportement de Frida, maintenant. D’ailleurs, celle-ci ne cessait de japper en direction de la bête. Qu’est-ce que cet ours foutait ici ? Ils n’étaient pas censés hiberner ? Peut-être qu’il était aussi mélangé que moi avec cet hiver qui semblait durer éternellement.
Le gros tas de graisse derrière la fenêtre n’avait pas l’air effrayé pour l’instant. Je devais avouer que c’était plutôt l’inverse. Cet animal me fichait la trouille. La bête décida à nouveau de se redresser sur ses pattes arrière. Ça me donnait froid dans le dos. Qu’est-ce qu’il voulait à la fin ? De gros nuages bloquèrent le soleil pendant un moment, assombrissant l’extérieur, ce qui rendit la scène encore plus glauque.
— Merde, on ne rigole pas avec les changements climatiques…
J’avais l’impression qu’un orage allait éclater en plein hiver. Je me remis sur mes pieds. L’ours était toujours debout sur ses pattes arrière, mais devant les fenêtres du salon, cette fois. C’était quand même flippant. Ce tas de graisse était imposant. Il était toujours sur le balcon et je n’aimais pas ça du tout. Je n’appréciais pas avoir de la visite surprise, encore plus quand elle pourrait me bouffer toute cru. Et je n’avais même pas pris mon café. L’idée de savoir qu’un mastodonte de griffes et de crocs rôdait autour de la maison alors que j’avais une chienne qui passait son temps à l’extérieur n’était vraiment pas rassurante.
Après un moment terrifiant, l’ours décida enfin de partir. J’allais enfin pouvoir boire un café. Il était temps, parce que j’avais un début de mal de tête. Cet ours de malheur aurait pu venir plus tard… Quelle heure était-il, au fait ?
— Désolée, la grosse, tu vas devoir attendre un peu avant de sortir, lançais-je à la chienne qui demandait la porte d’un air suppliant.
La pauvre, elle devait avoir la vessie pleine.
— C’est trop dangereux pour le moment, ajoutais-je.
Arrivé dans la cuisine, je mis la cafetière en marche sans tarder et je préparai le repas de Frida. Je mis sa gamelle par terre, mais au lieu d’aller manger, elle pencha la tête sur le côté et aboya.
— Moins fort Frida! Pitié.
Je coinçai mon front entre mon pouce et mes doigts pour me masser les temples. Je voulais juste boire un foutu café, est-ce que c’était trop demander. Frida alla se mettre devant la porte de la cuisine. Celle-ci menait sur la forêt derrière la maison. L’ours y était peut-être en ce moment et ma chienne avait clairement une envie pressante.
— Pour l’amour de Dieu, j’veux juste un café.
Frida gémit et grogna en demandant la porte.
— Argh… D’accord! On y va, déclarais-je en gémissant.
Je fouillai dans le tiroir à cossin. Il y avait toujours un tiroir à cossin dans les cuisines. Le mien était rempli de trucs aussi utiles qu’inutiles. Je repoussai les lampes de poche, le paquet de brosses à dents, la figurine de Thor, le jouet de Frida, les papiers, les crayons, puis je trouvai ce que je cherchais. Je pris le gun à pétard et j'appuyai sur la détente.
PACK!
Frida sursauta et ma tête fendit en deux. Un cillement désagréable se fit entendre dans mes oreilles.
Crétin !
Au moins, j’étais content qu’il fonctionne encore après tout ce temps. Je regardai à l’intérieur du jouet et constatai qu’il restait au moins trois ou quatre pétards. Ça allait faire l’affaire. J’enfilai mes Crocs et ma robe de chambre. Je fourrai le jouet dans ma poche et empoignai la batte de baseball qui trainait dans l’entrée.
— Allez, viens Frida! mais reste au pied ta comprise. Manquerait plus que tu te fasses attaquer par le tas de graisse pour gâcher comme il faut ma journée.
Je sortis lentement faisant le plus de bruit possible. Criant mes consignes à Frida au lieu de lui parler normalement.
— Reste au pied Frida! dis-je d’une voix forte.
Pour l’instant, il n’y avait aucun signe de l’ours. Je me mis à chanter très fort les paroles de toutes les chansons qui me passaient par la tête. Il faisait sombre sous le couvert des arbres. Un écureuil se mit à couiner agressivement dans un arbre tout près de moi, comme s’il voulait que je ferme ma grande gueule.
— Vas-y, Frida, ordonnai-je.
La chienne s’exécuta à toute vitesse et alla flairer le sol autour des nombreux arbres qui menaient aux sentiers. Puis, elle se soulagea pendant que je restais sur mes gardes. Toujours pas de signe de l’ours. J’en conclus qu’il avait déguerpi, mais qu’il allait revenir, ils reviennent toujours. La chienne urina un long moment. Je fis quelques pas en direction du sentier. Celui-ci menait vers la seule route qui était connectée au village. Utiliser le mot « route » était un euphémisme. C’était plutôt le genre de route de campagne qui était à peine assez large pour que deux voitures puissent passer côte à côte. J’inspirai profondément en sentant l’air froid emplir mes poumons. Cela diminua un peu ma migraine. Les nuages sombres de tout à l’heure avaient disparu en même temps que l’ours. À croire que ce Winnie l’ourson sur stéroïde avait rapporté le mauvais temps avec lui. L’air avait le parfum du dégel. On y percevait encore l’odeur de l’hiver, mais s’ajoutait à cela tout un tas d’autre parfum printanier. Mais à part cela, aucun signe du printemps. Vive le Québec et les températures en montagnes russes.
Soudain, Frida se remit à aboyer. Une seule fois pour m’informer de quelque chose. J’entendis le bruit d’une motoneige au loin. Ma chienne vint me rejoindre et s’assit à mes pieds. Sans comprendre pourquoi, la panique s’empara de moi et je fourrai la batte sous mon aisselle droite afin de libérer ma main pour prendre le fusil à pétard. Mais, qu’est-ce qui me prenait? C’était le bruit d’une motoneige, pas celui d’un ours. Toutefois, ladite motoneige venait clairement par ici et l’idée de devoir parler à un humain m’angoissa et ajouta un clou dans le cercueil de ma mauvaise humeur. Je pourrais aller me cacher à l’intérieur. Je n’eus pas le temps de trouver une échappatoire que la motoneige fit son entrée dans la cour. Elle s'arrêta devant moi. Deux personnes y étaient installées. Le conducteur coupa le moteur. Le passager, habillé de façon trop luxueuse pour être une personne du coin, descendit de l’engin aussi vite que si celui-ci l’avait brûlée. La personne s’avança vers moi en époussetant ses vêtements, puis elle enleva son casque.
François.
— C’était pour toi ou pour moi, demanda-t-il.
— Quoi ?
François désigna le pistolet-jouet que je tenais d’un geste menaçant.
— J’suis content de voir que t’es toujours en vie, ajouta-t-il, tout en m’examinant de haut en bas. Si on peut appeler ça (il balaya ses mains de ma tête vers mes pieds) … en vie. Tu prépares une carrière d’acteur et tu vas jouer un cadavre?
Je lâchai la batte et le jouet.
— Qu’est-ce tu fous ici Franc ?
Il fit un pas vers moi et un sourire narquois apparut sur son visage.
— J’suis venu te botter le cul !