Saria se tenait raide comme un piquet dans la cuisine du Poney Pochtron. Elle venait de faire son rapport à l’agent Courtois et attendait désormais ses directives. Au moyen d’un long couteau l’homme était en train de découper en fines rondelles des pommes de terre. La lame produisait une succession ininterrompue de sons secs et nets lorsqu’elle pénétrait la chaire des tubercules avant de heurter la planche à découper.
La jeune femme savait que ce qu’elle venait d’annoncer n’était pas bon.
Son supérieur avait gardé le silence. Quand il eut terminé de trancher le légume en des morceaux particulièrement fins, il poussa les tranches dans un grand bol et s’en saisit d’une autre.
— Ce sera parfait pour la friture, jugea-t-il.
Saria ne répondit pas. Elle savait que la remarque ne lui était pas destinée.
— Il se doute de quelque chose ? finit-il par lâcher, sans se retourner.
La jeune femme ne pouvait répondre à cette question. Elle s’était rendue, dans la matinée, au domicile des Picsapin. Elle avait aussitôt remarqué une modification dans l’attitude du père. Elle avait trouvé ce dernier encore plus renfermé et taciturne qu’à l’accoutumée. La petite fille se tenait à ses côtés, gardant un silence que Saria jugea gêné.
— Je ne sais pas, répondit-elle. Je leur ai proposé, comme nous en avions convenu vous et moi, d’aller déjeuner en forêt. Monsieur Picsapin m’a alors indiqué ne pas être intéressé, qu’il avait autre chose à faire, je cite, et a aussitôt refermé la porte. Il s’est également assuré que je parte en se dissimulant derrière des rideaux tirés pour épier mon départ.
Courtois continua un moment son travail de découpe. Sans s’interrompe, il finit par demander :
— Et la petite ?
La jeune femme haussa les épaules.
— La petite n’a rien dit. À aucun moment elle n’est intervenue. Ce n’est pas dans ses habitudes.
— Entendu. Voilà ce que tu vas faire. Partons du postulat qu’ils ont été prévenus, ou mis en garde et que désormais, ils se méfient de toi. Nous allons devoir modifier notre approche en conséquence. Nous devons laisser tomber le rapprochement. Désormais, tu procéderas à une surveillance à distance. S’ils se déplacent, tu les suis. Aucun contact ne doit plus avoir lieu entre vous jusqu’à nouvel ordre. Quoi qu’il se passe, tu n’interviens pas. Tiens, prend ça.
Il fouilla dans une de ses poches avant d’en ressortir son poing serré. Il le tendit à la jeune femme qui ouvrit la paume de sa main. Il y déposa un cube en bois aux dimensions minuscules, juste assez volumineux pour contenir un dé à coudre. Elle ouvrit cette boite pour y découvrir une clochette. Ses sourcils se froncèrent sous l’incompréhension. N'attendant pas que sa subalterne l’interrogeât à ce sujet, Courtois expliqua :
— Tu n’as jamais dû voir ce type de matériel, à l’école, pas vrai ? Il s’agit d’un artefact ; un objet imprégné de magie. La clochette que tu vois fait partie d’une paire, et je possède l’autre élément. Elles sont intriquées. C’est-à-dire que lorsque l’une sonne, il en va de même pour sa jumelle.
Saria l’examina brièvement avant d’être prise d’un doute.
— C’est intéressant ! Mais c’est magique ? On a le droit de l’utiliser ? Enfin, je veux dire…
Courtois soupira.
— Il faut parfois combattre le mal par le mal. Si on suivait le règlement à la lettre, on n’inculperait jamais personne. Et puis, même si ce n’est pas explicitement autorisé, il n’est indiqué nulle part dans notre code que c’est interdit. Nous nous tenons à la frontière, agent Saria. Inutile de te préciser que tout cela doit rester entre nous, c’est entendu ?
La jeune femme acquiesça d’un léger mouvement de tête.
— Vous vous l’êtes procuré comment ? Il doit s’agir d’un objet rare !
— Rare ça oui, il l’est. Pour le reste, tu n’as pas à le savoir.
L’agent Courtois était en réalité bien en peine d’expliciter les circonstances exactes qui menèrent à sa possession de cet artefact. En vérité, il en fit l’acquisition de la plus courante et ancienne des façons qui fût : en le volant, tout simplement. Son ancien propriétaire, ayant été mutilé de longues heures avant de voir sa tête détachée de son corps par la lame du bourreau vice-baronnial, n’en avait plus réellement l’utilité. Utilité que l’agent Courtois, quant à lui, entrevit immédiatement : à cause de ces clochettes, sa carrière manqua de peu de se voir amputée de nombreuses années, quand elles servirent à appeler des renforts lors de la phase finale de son enquête d’alors : l’arrestation. Courtois s’était alors retrouvé en bien mauvaise posture. Par chance, ses renforts à lui, prévus de longues dates, étaient arrivés juste à temps.
Pour l’anecdote, ce que l’agent des renseignements ne pouvait pas savoir, c’était que la rareté de cet objet magique était somme toute relative. Il ne provenait pas, comme il se le fut imaginé, d’une puissante invocation occulte, réalisée au fond d’un antre lugubre. Non, il n’était rien de tout cela. À des centaines de lieues de là, les industries Naines Forgefer – du nom de leur fondateur - en produisaient en de très grandes quantités et toutes les quincailleries de la République Indépendante de Duracier en faisaient commerce. Les clochettes intriquées servaient là-bas à prévenir de sa présence à l’entrée d’une caverne. Il s’agissait tout bonnement de ce que, dans l’Ancien Monde, on nommait usuellement « sonnette ».
Pour en revenir à l’acquisition illégale de cette petite sonnette donc, ajoutons que d’ordinaire, les effets personnels des inculpés étaient confisqués, et dans la plupart des cas, détruits. Nul ne s’aperçut de la disparition des deux minuscules cubes de bois pourtant scrupuleusement inventoriés. Courtois y veilla.
— Si Picsapin et sa fille venaient à se déplacer, tu m’appelles immédiatement.
Saria s’en repartit, dans le même bruit sec et net de la lame tranchant les pommes de terre qui avait accompagné leur dialogue.
⁂
La clochette ne tarda pas à sonner et le cuisinier du Poney abandonna ses fourneaux dans la foulée. C’était en milieu de matinée et ce fut avec regret qu’il dut délaisser les poulets baignant dans leur marinade.
Essoufflé par la course, il retrouva Saria qui était dissimulée derrière un bosquet, à la lisière des bois jouxtant Calmélieu. Il s’accroupit à côté de la jeune femme.
— Ils sont partis par-là, indiqua-t-elle en désignant les arbres.
— Il y … a … combien… de temps ? parvint à demander Courtois en reprenant son souffle saccadé.
— Une dizaine de minutes environ. En marchant vite, nous les rattraperons sans peine. La petite n’avance pas rapidement et ils ne sont pas particulièrement discrets.
L’homme se leva, époussetant le tablier de cuisine qu’il n’avait pas eu le temps de retirer. Son visage retrouva sa physionomie aux allures sauriennes tandis que ses yeux froids scrutaient l’obscurité des sous-bois.
— On y va.
⁂
Il se tenait devant eux, tel un ours énorme et placide, serein car assuré de sa force. Dès lors qu’ils eussent passé la lisière, s’arrachant à la pénombre de la forêt, qu’ils eurent foulé l’herbe rase de la clairière, ils s’arrêtèrent. Il se trouvait là, à les attendre, majestueux autant qu’impressionnant.
Silas tâta le pochon de fraises des bois qu’il n’avait pas manqué de ramasser et qui pendait à sa ceinture. Il savait que bientôt, il devrait s’acquitter de cet étrange droit d’entrée dans l’antre de l’ermite.
— Vous voilà.
Pour être honnête, Silas s’était attendu à davantage de surprise, mais il savait l’homme taiseux. Quand bien même lui et sa fille n’étaient pas attendus, le vieux Malak ne montra aucun étonnement à les trouver là. Comme si une montagne avait eu l’idée de se mouvoir, il s’approcha d’eux.
Silas dut se refréner pour ne pas faire un pas en arrière. Dans sa main, il sentit celle de Pousse se crisper légèrement. Malak se pencha, faisant arriver son visage au niveau de celui de Silas. Il désigna Pousse d’un regard.
— Sait-elle lire, désormais ?
Le fossoyeur déglutit péniblement. Il ne comprit pas pourquoi. L’ermite n’avait jamais montré le moindre signe d’animosité à leur égard, et pourtant, il ne pouvait s’empêcher de ressentir de la crainte, comme si chaque cellule de son corps devait se préparer à la fuite. Comment ce vieux bonhomme pouvait-il inspirer de telles émotions ?
— Alors ?
Le fossoyeur opina.
— Oui, m’sieur ! J’ai lu tout le baba au rhum ! C’était chouette.
De toute évidence, l’effet produit sur Silas avait nettement moins d’emprise sur sa fille. Sa petite main gantée de noir s’échappa de celle du fossoyeur. Elle s’approcha de l’ermite.
— On fait quoi, maintenant ?
Le vieil homme se redressa de toute sa hauteur.
— Désormais, jeune demoiselle, tu seras donc mon élève. Nous allons d’ailleurs commencer dès à présent. Pour cette première leçon, je te propose de tester tes capacités. – il se tourna vers Silas - Monsieur Picsapin, voulez-vous aller vous assoir là-bas ? – il désigna une souche d’arbre qui saillait de la clairière. – Vous y serez plus confortable.
Le fossoyeur se tourna vers Pousse.
— Ça va aller ?
Les yeux dorés de la fillette croisèrent les siens. Elle hocha la tête dans un grand sourire.
— Ne t’inquiète pas, Papa. Laisse-nous travailler à présent.
Elle étouffa un rire, tout heureuse d’être celle qui, en ce jour, allait travailler. Silas maugréa et commença à s’éloigner. Il fit quelques pas avant de se retourner.
— C’est sans danger ? Elle ne risque rien ?
Le vieux Malak le dévisagea.
— La magie, monsieur Picsapin est chose sérieuse, et n’est jamais sans risque. Mais aujourd’hui, je veillerai sur Pousse. Ne vous inquiétez pas. Ha ! Au fait…
— Oui ? s’enquit Silas.
— Avant d’aller vous assoir, faite donc un détour par ma chaumière pour déposer les fraises. Vous pouvez les mettre sur la table du salon.
Le fossoyeur soupira. Le vieux avait fini par les demander… Il avait pourtant bien espéré pouvoir les garder, ces fraises. Il n’aurait pas su en faire une tarte ; il ne savait même pas en préparer une aux petits pois… Mais il s’était déjà imaginé en faire un encas sur le chemin du retour. Les épaules basses, il prit la direction de la maison de l’ermite.
Quand il revint, Malak et Pousse n’avait pas bougé. Le vieil homme était en train d’expliquer quelque chose à la fillette.
— Il y a de nombreuses choses à savoir, et à apprendre donc. La première, c’est de ne pas aller trop loin. La magie demande beaucoup d’énergie vitale. Lancer un sort va puiser dans chaque partie de ton corps et au début, tu seras très fatiguée. Si tu n’en peux plus, il faut que tu me le dises. La leçon s’arrêtera et tu te reposeras. C’est compris ? C’est important, il faut que tu saches écouter tes limites, que tu les connaisses.
La fillette écoutait, l’air grave. Pendant que Silas s’asseyait sur la souche, il ne put s’empêcher de se remémorer tout le chemin parcouru. Lorsqu’il l’avait trouvée, elle n’était qu’un minuscule nourrisson. Elle ne savait rien faire, ni manger toute seule, ni boire toute seule, et ne parlons pas de la propreté ! Et voilà que désormais, c’était un petit bout de femme qui se dressait fièrement face à l’ermite. Le temps était passé si vite…
Avec un pincement au cœur, Silas se dit qu’il ne l’avait pas vu grandir. C’était factuellement faux, et il le savait, bien entendu. Il était fier d’elle, évidemment, mais il savait que tôt ou tard, il devrait retourner à son ancienne vie ; Pousse finirait par s’éloigner de lui, par partir. C’était le jeu, c’était le but, c’était comme ça. Lui, il devait tout mettre en œuvre pour que cet envol se passât au mieux, avec le moins d’embuche possible. Ce n’était pas pour tout de suite, loin s’en fallait, et de ça aussi il était conscient. Mais ce futur inéluctable le rendait maussade, nostalgique d’une époque non encore révolue.
— Pour ton premier cours, j’ai prévu un petit exercice afin de déterminer tes capacités. Attends-moi là.
La montagne se retourna, alla jusqu’à une remise qui jouxtait sa chaumière et en revint avec une longue planche de bois. Il la déposa à même le sol. D’une des poches de son manteau, il tira dix bougies, qu’il plaça sur ce plateau improvisé, espacées régulièrement de trois pouces.
— Lucis, murmura-t-il dans sa barbe.
Aussitôt, l’ensemble des mèches s’embrasa, dans un même soupire étouffé.
— Wouah ! s’extasia Pousse. – elle ne pouvait détacher son regard des dix sources lumineuses – Et je dois faire quoi ?
— Tu vas devoir les éteindre, en prononçant une formule. Plus tu en éteindras, plus cela montrera l’étendu de ton pouvoir brut. Tu es prête ?
La fillette hocha la tête. Silas retint son souffle.
— Écoute-moi bien, et répète exactement ce que je vais te dire. Il n’y a rien de plus dangereux qu’une mauvaise prononciation.
— D’accord.
Malak ferma les yeux un instant, paraissant se concentrer.
— Lucem extinguere, déclara-t-il.
La fillette le dévisagea.
— Il ne se passe rien, constata-t-elle.
La remarque arracha un sourire au colosse à la barbe hirsute.
— C’est normal, c’est toi qui dois le dire.
Pousse fronça les sourcils.
— Mais comment vous faites pour qu’il ne se passe rien ? Vous les avez dits, vous, les mots. Il devait se passer un truc, non ? Ou alors, vous êtes pas très fort !
— Tu es perspicace, jeune fille, mais tu n’es pas encore consciente de comment tout cela fonctionne. Tu as raison sur un point : la magie qui est en nous réagit aux mots que nous prononçons. Cela ne veut pas dire que nous devons courir le risque à chaque seconde d’un sort lancé par erreur. Imagine que je parle pendant mon sommeil, et que je dise la formule d’un sortilège. Je pourrais très bien me retrouver dans une maison en flamme, ou dans une pièce remplie de serpents.
— Ou de madeleines ! le coupa la fillette.
— Comment ? Ha. Certes, oui, c’est possible. Ce que je veux te dire, c’est que tu peux mettre tes pouvoirs dans ce que nous appelons la Sourdine. Il faut se concentrer pour y parvenir. Ça demande beaucoup d’entraînement. Tu comprends ?
La petite fille opina.
— Bien. Allez, commençons, tu veux ? Prononce la formule.
Comme si de rien n’était, Pousse répéta les deux mots.
Lucem Extinguere
Les dix bougies s’éteignirent dans la foulée.
Puis, ils furent tous plongés dans une obscurité parfaite.