Chapitre 5 - Manon

Notes de l’auteur : Ce texte contient un langage un peu familier et quelques expressions crues, en accord avec la voix intérieure de Manon.

Si vous êtes encore là, merci !

“Pfffff….”

Je ne peux m’empêcher de lâcher un soupir. Il est vingt-trois heures, et je suis en train de passer la quasi-totalité de ma soirée à doomscroller. Putain, si mes potes savaient que j’ai payé pour poser des questions à une random voyante, ils se foutraient bien de moi… 

“Quelque chose d’imprévu va arriver. Peut-être que tu ne maîtrises pas tous les sujets, gnagnagna…”, j’ai payé cinq balles tirées de ma bourse étudiante pour qu’elle me sorte ça. Comme si j’avais besoin qu’on me dise qu’il faut que je bosse… J’ai la haine. Et surtout, profite bien de ton café filtre à 4,80€… Franchement, pourquoi je me fais chier à réviser alors que je pourrais donner des conseils de merde en faisant semblant de lire l’avenir ? Heureusement qu’il y a des pigeons comme moi qui sont demandeurs. 

D’habitude je ne consomme pas ce genre de contenu, mais là j’suis pas au top. Mon petit Loop est chez le véto, et cette connasse de voyante n’a même pas voulu me répondre à propos de sa survie. “Gnagna je ne traite pas des sujets de vie ou de mort”, comme si t’avais une once de morale ! Ma seule compagnie dans mon minuscule appart’ va peut-être crever…Comme s’il avait absorbé à ma place toute ma frustration de cette vie d’étudiante. 

Je me lève pour m’étirer, je ne suis pas fatiguée du tout et c’est tant mieux ! Faut que je révise, sûrement toute la nuit. Quelle joie d’être dans un cinq mètres carrés à réciter par cœur les effets de l’allitération en [s] dans un poème de 1642… Et ça, sans mon petit chat, mon soutien moral, le seul rempart entre moi et l'aliénation. 

Mon téléphone illumine la seule et unique pièce, m’interrompant dans mes élucubrations ô combien poignantes. 

“Mounette, on est au bar avec les potes. Viens !”

Ce qui est bien avec la vie étudiante, c’est qu’on peut tout faire sauf réviser. J’ai dû passer plus de temps en soirée qu’en cours. Alors si je rate ce partiel, je l’aurais 100% mérité. En même temps…Comment veux-tu qu’on survive en étant enfermé comme des lapins en cage ? Faut bien qu’on sorte et qu’on développe notre vie sociale non ? Après ça sera boulot, dodo… À condition qu’on soit assez chanceux pour avoir un taff. 

“Non, contrairement à vous, j’ai envie d’avoir mon année.”

Je suis plutôt bonne élève, mais depuis que je suis à la fac, je me suis complètement lâchée. J’ai mis de côté sommeil, bonne alimentation et surtout, révision. Maintenant je suis devant mes cours, à quelques heures de mon partiel de stylistique. Coefficient cinq, si je me prends un 5/20 dans la gueule, ça ferait mal au cul… Et bonjour les rattrapages ! J’vais revoir mes parents juste après le partiel et leur ramener Loop, alors grosse flemme de retourner à la fac avec tous les loosers qui n’ont rien foutu de l’année ! L’air marin me manque, tout comme les galettes complètes de Maman. Bien meilleures qu’au restau ! Même les réflexions désobligeantes de Papa sur mes tenues et le radotage de Papy pour dire que “c’était mieux avant” me manquent… Quant à Quentin… Oh. Allitération en [k]. Comme quoi, même en pleine crise de nerfs, j’intègre la stylistique. C’est flippant. Bref, il me manque aussi, même s’il pense que je le déteste. Pas facile de montrer de l’affection au petit frère. J’espère qu’il va bien… 

Je m’allonge sur mon lit, je regarde le plafond en imaginant qu’il s’effondre sur moi. Ça mettrait fin à mes souffrances… Je me rends compte que j’ai pris mon téléphone à la main, comme s’il était l’extension naturelle de mon bras. Là j’ai juste envie de me rouler en boule et de regarder Gossip Girl pour la énième fois. C’est peut-être une vieille série, mais Blair m’inspire. Elle, au moins, elle aurait bossé sans sacrifier sa vie sociale. J'sais pas trop comment elle fait d'ailleurs...Ça c'est la magie d'une grande richesse....Ou alors la magie des facilités scénaritiques.

Faut que je voie le bon côté des choses. Je me suis fait de super potes à la fac ! Moi qui n’en pouvais plus de voir les tronches de Guillaume et Mathieu depuis le drama, c’est parfait ! Par contre, que ce soit avec mes anciens potes du lycée ou à la fac, j’ai toujours cette réput’ de meuf rabat-joie qui se plaint tout le temps. J’pense qu’ils ne comprennent pas que je dis tout haut, ce que tout le monde pense tout bas. Et là, comme d’hab, mon cerveau part en live : je m’imagine en train de balancer à une meuf sortie de nulle part : “Ouais ta jupe longue est moche et on dirait un sac à patate. Et alors ? J’ai pas le droit de le dire ? C’est un crime ?” Je fais même les gestes dans ma tête, genre bras croisés, regard blasé.

La lumière bleue me ramène à la réalité. Je me rends compte à quel point je peux être gênante  quand je suis toute seule. 

“Comme tu veux, mais on ne se reverra pas avant un moment”

Le SMS de Chloé est accompagné d’une photo de groupe où ils brandissent leur verre avec un grand sourire. Camille, Sandra, Eric et Sekou sont là, et pas moi. Soit ce sont des génies incompris qui vont avoir la moyenne à leur partiel les mains dans les poches, soit ils s’en foutent complètement d’aller en rattrapage. 

Peut-être que je devrais leur proposer des vacances ensemble. J’suis sûre qu’il y a encore des airbnb de libre pour cet été. Avec Eric on parlait souvent d’aller se dorer la pilule en Espagne. Là j’aurais le plaisir des soirées de la fac, sans les exams et les révisions…Le bonheur, quoi ! Je leur proposerai ça juste après le partiel. Ah ça y est, je suis remotivée ! 

Allez, je m’y remets ! Et puis, c’est pas si difficile finalement. Je crois que j’ai retenu une bonne partie de mon cours. 

◇ ◇ ◇

Woah, treize heures trente ? Mon Dieu ! J’aurais peut-être pas dû me coucher à cinq heures, pour assumer ma nuit blanche. Au moins, là je sais que je vais cartonner ! Petite douche, j’enfile mon pantalon cargo noir, un peu froissé mais toujours flatteur, avec des poches latérales où je planque mes écouteurs sans fils (faut que je pense à m’acheter des AirPods dès que j’aurai un peu de thune). Par-dessus mon débardeur gris chiné, je jette un gilet zippé molletonné, emprunté à Quentin. Il est légèrement trop grand, mais c’est ce qui le rend cool. Trait d’eyeliner, un coup de blush, je fais mon chignon à la va-vite et je rentre dans mes Nike sales mais fidèles, celles qui ont déjà vu trois saisons de galères et de grèves. Hop, mon tote bag avec ma gourde remplie d’eau du robinet et j’y vais.

Je sens que je vais cartonner ! Il ne manquerait plus que le ciel me tombe sur la tête. 

La salle est déjà remplie d’élèves en train de s’installer avec leurs copies et leurs feuilles de brouillon colorées. Je prends place vers la sortie pour profiter du soleil le plus rapidement possible après les deux heures d’épreuves. J'attends les consignes de l'examinateur pour retourner le sujet et… Super ! Il est grave facile ! 

Allez, je m’y mets… Oh, un éclair ? Merde, je voulais profiter du soleil… 

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Syanelys
Posté le 08/05/2025
Coucou Vermeille !

Rah, le chat était lié aux partiels qui étaient liés à 14h12 ! Non !

Quelle jolie tranche de vie ceci dit. Très réaliste, des pensées très bien agencées entre elles, garantes d'une totale maitrise de ton personnage. La vie d'étudiante, sa liberté cachée derrière ses obligations, ses meilleures années contre la préparation de toute une vie. J'irai même jusqu'à dire qu'on sentirait presque un potentiel vécu de bonne vivante de Bretagne.

Gossip Girl ou l'art d'avoir une narratrice (ou... enfin tu sais) qui, comme toi, nous fait profiter du point de vue omniscient des principaux personnages.

J'aime beaucoup ta volonté de forcer le lecteur à sortir d'un enchainement logique pour ton passage de relais. Après la petite famille mise de côté, la voyante ne précède pas ses soeurs, mais une donatrice qui livre beaucoup de potentielles cibles pour la suite. En tout cas, cette dernière est aussi addicte au doomscrolling :)

Très hâte de savoir si on aura droit au Quentin comme prochain témoignage. Elle l'aime bien, toi aussi et moi aussi donc...

A très bientôt :)
Vermeille
Posté le 11/05/2025
Coucou Syanelys,

Je vois que le lien partiels-chat-14h12 t’a pris par surprise... désolée pour le petit piège, mais je suis ravie que la chute t’ait parlé. Ce chapitre était plus léger en apparence, mais j’y tenais beaucoup. C’était l’occasion de poser un rythme différent, plus quotidien, presque banal, et de parler de cette tension étrange entre insouciance et pressions invisibles qu’on trimballe à cet âge-là.

Tu n’es pas loin du vécu, je te le concède. Et la comparaison avec Gossip Girl m’a bien fait rire, je prends ça comme un compliment (même si je te laisse deviner qui ferait la voix off dans mon univers).

Quant à la passation, j’essaie en effet de ne pas me contenter de l’évidence. Chaque chapitre est un peu un saut dans le vide, pour moi aussi.

Merci de me suivre avec autant de curiosité et d’enthousiasme, c’est super motivant.

Et pour Quentin... je n’en dis rien, mais j’aime bien que tu l’aimes bien :)
Minerve
Posté le 15/04/2025
Étant moi-même étudiante, ce chapitre a vraiment fait écho à ce que je peux vivre, ou ce que les personnes autours de moi vivent au quotidien : c'est très bien écrit et très juste surtout!
Le personnage est crédible et au travers de ses pensée on a le temps de voir une vie riche, entre études, angoisses des partiels, soirées entre potes, la famille qui l'attend loin de sa fac et qui lui manque (d'ailleurs on comprend qu'ils sont breton, avec la galette complète, non?), son chat chez le véto, ses anciennes connaissances, les dramas, sa relation avec son petit frère... C'est franchement très complet, je suis assez admirative de tous ces détails!
Bon et je note la référence à Gossip Girl aussi, une série qui a du succès notamment au sein de ma génération (et c'est trop bien aussi 😁) !
Purée, même le détail de quand elle se trouve "génante" c'est criant de vérité (on a du mal à s'assumer soi même, et on imagine en toutes circonstances le regard des autres)!

Voilà, je trouve ce chapitre vraiment génial, chapeau !
Vermeille
Posté le 19/04/2025
Oh waouh, merci beaucoup pour ton commentaire, il m’a vraiment fait chaud au cœur 🥹

Je suis super heureuse que tu te sois reconnue dans le personnage, dans ses pensées, ses doutes, ses petits tracas du quotidien. C’est exactement ce que je voulais transmettre : une tranche de vie étudiante aussi banale que pleine, avec ses hauts, ses bas, et cette impression constante d’être “trop” ou “pas assez”.

Et oui, bien vu pour la galette complète ! Bravo ! On est bien en Bretagne ici !! j’adore semer ce genre de petits indices sans trop insister, alors je suis ravie que tu l’aies remarqué 😄

Quant à Gossip Girl, c’était impossible de ne pas la glisser quelque part : elle traîne encore dans nos imaginaires, que ce soit en nostalgie ou en ironie… ou les deux en même temps !

Merci encore pour ton retour ultra motivant et bienveillant 💛 Ça me pousse à continuer à écrire avec le même souci du détail.
Camille Vernell
Posté le 10/04/2025
J’espère que Camille est une bonne personne.

C'est toujours un peu le chaos dans l'esprit de tes personnages. C'est bien écrit, on suit facilement les cheminements cognitifs et tu as fait une belle présentation de la vie d'une étudiante : entre révisions, dilemmes sociaux, angoisses existentielles.
L'humour et la dérision fonctionnent et, en quelques mots, tu as su développer un personnage complexe.
Maintenant... reste à développer tes 5 personnages... j'espère que tu sais où tu nous emmènes ^^.
Vermeille
Posté le 10/04/2025
Merci beaucoup Camille pour ton retour, ça me fait plaisir que tu aies accroché à l’ambiance et au personnage !

Concernant le développement des personnages : chaque chapitre est justement pensé comme un instantané, centré sur une personne différente, un peu comme un kaléidoscope de pensées, d’angoisses et de situations. Je ne prévois pas forcément d’y revenir ensuite, donc c’est volontairement fragmenté.

Merci encore pour ta lecture et ton commentaire encourageant !
Paloma Chataig
Posté le 10/04/2025
Ça rappelle la vie étudiante ! C’est bien écrit, dynamique. Il y a juste cette tournure sur laquelle il me manque quelque chose : « J’pense qu’ils ne comprennent pas c’est que je dis tout haut, ce que tout le monde pense tout bas. » La pauvre, c’est quand même vraiment la loose de rater la dernière fiesta de sa vie pour un partiel dont elle ne tirera aucun bénéfice ! Merci pour ce partage !
Vermeille
Posté le 10/04/2025
Merci beaucoup pour ton retour, ça me fait super plaisir que le style t’ait plu !

Tu as totalement raison pour la tournure bancale, je l’ai corrigée !

Et oui… la loose absolue ! Rater la dernière grosse soirée pour un partiel inutile, c’est un vrai crève-cœur d’étudiante modèle désabusée.

Contente que tu aies accroché au texte, merci encore d’avoir pris le temps de commenter !
doryna
Posté le 09/04/2025
Un très beau moment de lecture. L’écriture est douce, juste, et pleine de sensibilité. Chaque personnage, même en quelques lignes, semble vivant et authentique. Le concept de ces instants suspendus, juste avant l’impensable, fonctionne à merveille. C’est touchant, intrigant, et on a vraiment envie de lire la suite. Bravo pour cette belle idée et cette atmosphère si particulière.
Vermeille
Posté le 09/04/2025
Merci beaucoup pour ton commentaire Doryna, ça me touche :)
Plume de Poney
Posté le 09/04/2025
Et mince, c'était la cliente qui voulait des infos sur son bestiaux... Me voilà bien feinté.

Bon je ne fais plus de pronostics sur quel personne sera la prochaine puisque c'est ça! On verra bien où tu nous emmènera en temps voulu...

L'ironie de la situation d'avoir révisé toute la nuit, louper sa soirée alors que c'était la dernière.

N'empêche que ça me rappelle un évènement vécu. Bon je n'ai pas vécu de fin du monde, et je n'ai jamais mis d'eye liner avant d'aller à la fac, mais en 2006 j'étais à l'école de chimie de Mulhouse qui a subitement explosé.
Et c'est exactement la situation que j'ai vécu, c'était vendredi, pause du midi, je regardais des bandes annonces sur un ordi et réfléchissait à ce que j'allais faire l'après midi puis le soir, retour chez mes parents etc. Et avant même de comprendre ce qu'il se passait, la moitié de la salle dans laquelle j'étais a été soufflé par l'explosion. Je n'ai pu que voir la chose arrivée sans même réagir.
En un instant tu peux être mort sans même l'avoir vu arriver et tout ce qui était prévu ensuite a disparu.
Ça laisse une idée de ce que peut donner un bombardement...

Bref, je dois dire que tu as très bien rendu cette situation. Donc bravo pour ça!
Vermeille
Posté le 09/04/2025
Woah ! Merci pour ce retour, et surtout pour le partage… J’ai lu ton anecdote avec un mélange de stupeur et de respect. Je ne m’attendais pas à déclencher ce genre de résonance avec ce chapitre, et encore moins à ce que quelqu’un ait vécu une scène aussi violente, aussi brutale, dans un quotidien a priori banal.

Ton témoignage rend encore plus réelle cette idée qui m’obsède un peu dans l’histoire : que tout peut basculer en un instant, sans signe avant-coureur, sans justice. Je suis touchée que tu m’aies raconté ça, et vraiment honorée que tu suives le récit avec autant d’implication.

Merci encore pour ta fidélité, et pour ces mots qui m’ont donné des frissons. J’espère que la suite ne te décevra pas.
Plume de Poney
Posté le 09/04/2025
Il n'y a pas de raison que ça me déçoive!

Et oui, même si l'événement n'a pas eu trop de conséquences pour moi, ça m'a marqué sur ce concept du 'tout peut basculer en un instant'.
C'est une chose de le savoir mais une autre de le constater. Et encore une fois, tout n'a pas basculé pour moi, j'ai juste entrevue la chose.
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