Ce fut la chaleur qui l’éveilla. Bartholomé s’assit sur son lit et regarda le petit jour rose qui arrosait ses pieds de lumière, puis son regard se porta sur le foyer dans lequel ronflaient de belles et hautes flammes. Quelqu’un était venu raviver le feu sans qu’il ne le voie ni l’entende. L’idée que quelqu’un ait pu pénétrer dans sa chambre pendant son sommeil ne lui plaisait guère, et le souvenir de son rêve le fit frissonner. Il trouva ses habits pliés méticuleusement sur le banc devant l’âtre ainsi qu’une bassine et un pichet, dont l’eau agréablement tiède acheva de l’éveiller complètement. Se sentant d’humeur oisive, il décida de faire le tour du château par l’intérieur plutôt que d’affronter la fraîcheur de la cour. Peut-être pourrait-il profiter de l’heure matinale pour apercevoir un de ces serviteurs dont le zèle ne semblait avoir d’égale que la discrétion. Il ne se souvenait pas avoir aperçu aucun domestique la veille, mis à part Gestin et Sophia, si tant est qu’ils en soient car leurs titres et leurs manières semblaient parfois discordantes.
Il commença par rendre une visite à Nicolas, qu’il trouva éveillé, étendu sur son lit les yeux dans le vague. Il caressait la chienne de Gestin, Kistin, d’une main absente et, en s’approchant, Bartholomé l’entendit murmurer une suite de mots qui semblait dépourvue de sens :
« … trop loin, brisé, presque, mon trône, barrière, les siennes, bloqué, jamais, …
– Bonjour Nicolas, hasarda-t-il.
– Partir, dangereux, mon tour, le vôtre, fou, loin, trop loin… »
Inquiet, Bartholomé posa deux doigts sur le front moite et brûlant de son ami. Ses yeux brillants de fièvre accrochèrent les siens dans un bref instant de lucidité. Il articula « mon seigneur » dans un souffle, puis sombra dans l’inconscience. Bartholomé essuya son front moite avec un linge et balaya du regard la chambre rangée, les fenêtres voilées, le bassin propre. Avec un soupir, il étreignit l’épaule de son ami, lui adressa quelques mots de réconfort puis sortit avant que le sentiment d’impuissance qui le gagnait ne devienne insupportable.
Après la tiède quiétude de la chambre du malade, le couloir avait des allures de cathédrale, vibrant des reflets bleus et verts du vitrail et de l’écho de voix dans les alentours. Attiré par ces signes de vie, Bartholomé ouvrit une porte qu’il pensait être celle d’un petit salon. C’était bien une petite pièce, tapissée du sol plafond par des cartes et des planisphères et meublée d’une unique mappemonde de la taille d’un homme qui tournait doucement. Oubliant pour un temps sa quête, car il n’y avait là aucune âme qui vive, Bartholomé s’avança pour admirer. Elle était faite de bois précieux marqueté de nacre, et si détaillée que par endroit il lui aurait fallu des bézicles pour en déchiffrer les inscriptions et si grande qu’il lui aurait fallu un marchepied pour distinguer le grand Nord. Le mécanisme invisible et silencieux produisait une rotation lente et fluide qui avait presque l’air naturelle.
Des éclats de voix sous ses pieds rompirent sa fascination. Traversant la pièce, Bartholomé ouvrit la porte suivante et entra dans une étuve en pierre apparente qui comptait trois bassins en cuivre et du linge propre. Ici encore il n’y avait personne, mais au fond de la salle, un large escalier en colimaçon, qui devait permettre le transport de l’eau propre, descendait vers la cour. C’était une commodité fort prisée des grands seigneurs d’avoir leurs bains près de leurs chambres, mais cela ajoutait à la charge des domestiques la tâche bien ingrate du transport de plusieurs tonnes d’eau dans les étages. Au bas de l’escalier, Bartholomé retrouva le couloir et le petit salon d’apparat dans lequel avait eu lieu sa rencontre avec Tibère la veille. Il s’y trouvait d’ailleurs, les mains dans le dos, debout devant la cheminée, il observait les flammes qui jaillissaient hors du foyer comme si elles voulaient l’enlacer dans une étreinte brûlante.
« Bon matin, monsieur. Il y a trop de sapin dans ce feu, vous devriez vous reculer.
– Rheinenberg ! Vous êtes bien matinal ! »
Son accueil sonnait comme un reproche et il détourna à peine son regard des flammes pour croiser le sien. Il reprit cependant de son ton pincé :
« Votre valet va-t-il mieux ?
– Je crains hélas que son état soit inchangé.
– Hm. »
Il hocha la tête puis se retourna entièrement, le feu derrière lui lançait des escarbilles qui atteignaient presque ses chausses blanches et le bas de son pourpoint.
« Êtes-vous déjà allé à la cour du roi ?
– Je n’ai pas eu ce privilège.
– Le feriez-vous pour votre seigneur ? »
Bartholomé comprit alors que l’invitation à la chasse n’était qu’un prétexte : ce que préparait ici le duc de Strasbourg était autrement plus périlleux et demandait bien plus de discrétion. L’isolement de l’endroit et son dépouillement héraldique prenaient leur sens tandis qu’il essayait de cerner la nature de l’intrigue et le rôle que son seigneur voulait lui attribuer. Le regard insistant de Tibère le pressait de répondre et Bartholomé se sentait pris au dépourvu. Choisissant la neutralité, il déclara :
« Je suis chevalier et je suis son vassal. La cour serait pour moi un lieu d’honneur autant que de service. »
Tibère semblait avoir saisi les limites autant que les possibilités établies par cette réponse car il s’inclina et changea de sujet.
« Nous sommes un trop petit équipage pour faire une battue et n’avons pas de faucons pour chasser à volée, je crains que vos activités ici ne doivent se limiter à l’enceinte du château. »
Une façon polie de lui faire comprendre qu’il était assigné à résidence tant que la question de son service à la cour ne serait pas tranchée pensa Bartholomé qui s’y résigna de bonne grâce : il ne voulait pas s’éloigner de Nicolas tant que ce dernier serait alité.
D’un geste élégant mais néanmoins impératif, Tibère lui indiqua la porte et, sortant à sa suite, les dirigea tous deux vers la cour. Ils y retrouvèrent Gestin qui exécutait quelques passes d’armes solitaires et s’interrompit à leur approche.
« Rheinenberg, vous aimez la joute sans doute ! », asséna brutalement Tibère.
Avant même d’obtenir une réponse, il se tourna vers Gestin et ajouta :
« Je vous laisse le soin d’entretenir le seigneur Bartholomé, veillez à ce qu’il ne s’ennuie pas. »
Il eut un regard appuyé à l’adresse du garde-chasse qui croisa les bras en affichant une mine impassible. Puis, sans un regard pour son hôte, Tibère tourna les talons, remonta les marches du perron et entra dans le château en s’écriant : « Un enchantement ! »
Bartholomé resta muet devant l’outrage, la tête haute et la fierté entière. Gestin attendit que son maître ait complètement disparu avant de décroiser les bras. Les deux hommes échangèrent alors un regard en coin qui les fit sourire et chassa ce qui restait de l’odieux maître des lieux.
Gestin honora sa promesse faite la veille et montra à Bartholomé quelques trésors qu’il avait sorti de l’armurerie pour lui. Des hallebardes aux tranchants difformes, des épées courbes ou ondulées, ainsi qu’un long sabre finement ouvragé les occupèrent toute la journée. Gestin se révéla un excellent escrimeur et un bon pédagogue. Bartholomé accepta avec grâce les nombreuses défaites qu’il lui infligeait, améliorant d’heure en heure son style et sa technique sous les yeux bruns et attentifs de la chienne Kistin et, plus occasionnellement, sous le regard pénétrant de Sophia. Ils ne croisèrent Tibère qu’en fin de journée, alors qu’ils montaient, sales et fourbus, par l’escalier des domestiques en direction de l’étuve. Il leur adressa un regard de d’ennui tout en boutonnant son pourpoint rebrodé d’or puis quitta la pièce sans un mot.
Le souper fut goûteux et la conversation insipide. Si la qualité des plats n’avait pas changé par rapport à la veille, ils mangèrent cette fois en plus grand apparat, avec nappe blanche et chaises à coussins. Tibère fit la conversation, se concentrant sur les intrigues politiques célèbres de l’histoire antique qui rappelèrent à Bartholomé le gentil moine qui avait été son précepteur. Il parvint à s’éclipser avec politesse après la mort de Caligula, remonta les couloirs sombres sans croiser âme qui vive et accueillit avec reconnaissance les draps tièdes de son lit tout juste bassiné. Il s’endormit rapidement sous le regard brodé du lion et rêva d’une tour où chaque pierre était vivante et donnait son avis à l’architecte.
Si tous les châteaux ont des secrets, celui de Castelvoyant n’était certainement pas en reste. Au bout de trois jours passés en son sein, Bartholomé n’avait toujours pas rencontré de domestiques. Pourtant tous les foyers étaient entretenus et dans chaque pièce dans laquelle il entrait, le feu ronflait gaiement. Il entendait parfois des murmures ou des rires à travers les sols et il avait vu par deux fois une sorte de gros rat traverser un couloir dans la pénombre. La dernière fois il aurait même juré l’avoir vu entrer dans le mur, bien qu’une telle chose fusse impossible à un rat ordinaire. Les seules personnes qu’il croisait étaient Tibère, hautain et distant, Sophia, discrète et mélancolique, et Gestin, dont l’enthousiasme débordant et la joyeuse compagnie animaient ses journées faites de leçon d’hast et d’escrime, de promenades à cheval, mais jamais en forêt, de souper guindés et de rêves étranges. Tibère évoquait de temps à autres la cour de France et le rôle que Bartholomé pourrait y jouer, et ce dernier commençait à entrevoir la carrière d’espion qu’on lui souhaitait voir embrasser sans jamais en saisir la raison profonde. N’ayant aucun attrait pour les conspirations, il gardait des distances polies et indifférentes avec Tibère, ce qui semblait lui convenir.
Nicolas allait de mieux en mieux. Il commença par de petites excursions dans le couloir, puis il eût accès aux escaliers et bientôt il put aller chaque jour faire quelques pas dans la cour. Il était toujours escorté de dame Sophia, en bonne garde malade, souvent secondée par Kistin, qui savait toujours où le trouver. Il passait souvent la soirée en compagnie de son seigneur et ensemble ils commençaient à préparer leur retour à Rheinenberg, avant qu’une proposition officielle, et délicate à refuser, ne soit faite à Bartholomé. Outre cette raison diplomatique, Bartholomé en avait une plus personnelle de vouloir quitter les lieux. Depuis qu’il avait recouvré ses sens, Nicolas ne cessait de répéter que le château de Castelvoyant était habité de petites créatures magiques, elfes, nains et autres lutins, qui effectuaient le travail des domestiques plus discrètement et efficacement que n’importe quel humain.
« C’est pour cela qu’il n’y a pas d’hôtel, il n’en ont pas besoin, ils vivent dans les combles et les trous de souris.
– Je doute qu’un lutin se plairait à plier mon linge et raviver mon feu, Nicolas.
– C’est parce qu’ils sont liés à cet endroit. Il doit y avoir un cercle de sorcière dans la forêt.
– Lié à une vie de domestique lorsqu’on est une créature magique, ce ne doit pas être amusant. De plus, si ce que tu prétends est vrai, pourquoi ne se révoltent-ils pas ? Si j’étais une créature douée de magie, je ne laisserai pas un seigneur humain, fût-il duc et pair de France, m’entraver de la sorte.
– Messire, peut-être le duc n’est-il pas qui l’on croit. »
Ce soir là le sommeil ne vint pas. Bien que l’idée de l’existence de tels être plaisait à Bartholomé, l’insistance de son valet doublée de l’absence étonnante de domestique et le l’aura de mystère de la demeure, dont il n’avait toujours pas saisi l’agencement des pièces après une semaine de séjour, lui procuraient un réel inconfort. Il leur fallait partir, regagner Rheinenberg et s’éloigner de ces intrigues, politiques ou oniriques.
Il avait cependant le cœur lourd à l’idée de quitter si tôt Gestin dont la joyeuse compagnie se changeait en amitié et qui semblait gâcher ses talents de bretteur au service d’un fat. Il avait beau lui proposer d’intercéder auprès du duc de Strasbourg ou de le soustraire à la tutelle de Tibère sous le prétexte de compléter sa formation de chevalier, le jeune colosse semblait résigné à n’être qu’un écuyer de second rang avec la formation guerrière d’un prince. Bartholomé et Nicolas avaient donc pris leur décision de rentrer chez eux lorsque ce dernier fut pris d’un accès encore plus violent que le précédent et qui allait lui être fatal.
Oh là là, ça commence à se corser! Je m'inquiète pour Nicolas et surtout je me demande de plus en plus pourquoi Bartholomé a été appelé là!
Et je suis surprise de la réaction de Bartholomé à Nicolas qui lui dit que y a des lutins partout: les êtres surnaturels sont donc reconnus comme existants dans ton univers?
Quelques petites maladresses et coquilles et je continue ;)
- « D’un geste élégant mais néanmoins impératif » → je trouve que le « néanmoins » est en trop, et peut-être que « impérieux » conviendrait mieux ?
- « quelques trésors qu’il avait sorti de l’armurerie » → sortis
A très vite!!
Par contre, un nouveau mystère s’ouvre : la place de Tibère, là-dedans. Comment contrôle-t-il les créatures ? A-t-il lui-même des pouvoirs ?
L’ambiance dans le château devient de plus en plus étrange. Bartholomé loge dans un grand luxe et tout est à sa disposition mais les événements inexpliqués s’accumulent et on commence à se demander pourquoi il reste autant et à se dire qu’il ferait mieux de partir avec Nicholas (ce qu’il essaie de faire à la fin notamment ; hélas en vain).
Tibère veut faire de Bartho un espion ? C’est curieux ; mais j’attends d’avoir plus d’informations car les enjeux sont flous en ce moment. Tibère va-t-il le garder dans le château jusqu’à ce qu’il cède ?
Je n’arrive pas à cerner Sophia et Gerstin. D’un côté, ils semblent amicaux et agréables, mais de l’autre, on dirait qu’ils sont plus ou moins complices de Tibère. Ou alors celui-ci les contrôle aussi d’une manière ou d’une autre ?
La fin est inquiétante : Bartholomé et Nicholas sont prisonniers du château, on dirait… aïe aïe aïe !
Remarque.
Ce soir là le sommeil ne vint pas. -> ce soir-là, le sommeil
Quant à cette possibilité d'espionner à la cour et l'envie qu'à Bartholomé de rentrer, je me dis juste que ça ne va pas être si facile. J'imagine mal Tibère le laisser filer sans avoir obtenu ce pour quoi il l'a appelé... A voir ! :)
Je suis ravie que cela te plaise.