Pourquoi ça ne pouvait pas être simple ? Il fallait que je tombe sur… quoi ? Je ne sais même pas ce qu’elle veut. Comment elle a pu tomber sur moi dans cette ruelle ? Elle me fait suivre ? Qu’est-ce qu’elle peut savoir d’autres sur moi ? Une chose est sûre, elle sait où je travaille. Je rate de peu le départ d’un premier ascenseur, alors j’appuie nerveusement sur le bouton mural pour appeler le suivant. Une nouvelle cabine déserte tarde trop à mon goût pour arriver et je m’engouffre dedans après un dernier regard en arrière. Elle ne m’a pas pourchassée au moins. J’appuie sur le bouton pour le rez-de-chaussée et les portes se ferment au son d’un petit bip. Je me rends compte que je pleure en regardant dans le grand miroir faisant toute une paroi de l’ascenseur. Bravo Aby, belle réussite.
- Je ne voulais pas en arriver là, résonne une voix dans mon dos.
Je me retourne en sursaut pour la voir adossée à la paroi opposée, les bras croisés.
- Comment vous…
Ses yeux aux fonds rouge me fixent sans ciller alors qu’elle appuie sur le bouton d'arrêt de l'ascenseur.
- Mais qu’est-ce que vous me voulez à la fin ?
- Je te veux en sécurité.
- Comment ça ?
Elle ne dit rien quelques secondes, peut-être le temps de réfléchir.
- J’ai envie de te proposer un échange. Je t'offre de prendre en charge tes frais d'hôpital et, en contrepartie, tu continueras à vivre ta vie en oubliant les malheurs de ton accident.
- Vous voulez acheter mon silence, en fait.
- Je veux faire ce qui est juste.
- Et si je refuse d’oublier ?
Sans jamais me quitter du regard, elle s’avance vers moi, réduisant pas à pas la déjà faible distance nous séparant.
- Tu veux oublier, s’exprime-t-elle en appuyant sur chaque mot. Tu ne comprends simplement pas l’importance de mon conseil.
- Oui, je ne comprends pas.
Elle soupire et s’avance d’un dernier pas, m’obligeant à lever un peu plus la tête pour garder mes yeux dans les siens. Elle est assez proche maintenant pour que je puisse lui donner un coup de béquille si j’en ai besoin, mais… mais elle n’est pas menaçante.
- Tu devrais accepter mon offre et oublier, souffle-t-elle.
- Non, je rétorque en essayant de garder le controle de mes pensées.
- Abigail…
Ses yeux s'illuminent une fois de plus en rouge. Je sens une goutte de sueur froide couler le long de ma colonne. Mes tripes me disent à nouveau que quelque chose ne va pas. Je replace mes béquilles pour bloquer l'espace entre nous.
- Qui est-ce que vous protégez ? Je murmure
C’est la seule question que j’arrive à formuler.
- C'est toi que j'essaie de protéger, me répond-elle.
Pour une raison inconnue j'ai envie de la croire.
- De qui alors ?
Je lui laisse de longues secondes pour répondre, mais elle n'en fait rien. Elle redevient muette et j'en ai marre. Ma raison me pousse à agir.
- Poussez-vous, je lui dis résolu alors que je tente de l’écarter avec mes béquilles.
Lorsqu’elle ne bouge pas et après un instant de surprise, je décide de lui écraser une béquille sur le pied mais là non plus je n'obtiens pas le succès espéré. Lorsque je relève le regard vers ses yeux, je les trouve presque parfaitement rouges.
- Qu'est-ce que… vous êtes ? je bégaie.
- Tu ne me croirais pas si je te le disais, et tu serais plus que jamais en danger.
Elle semble désolée, comme si elle était dans l’impasse. Je déglutis en prenant ma décision.
- Montre-moi.
Elle a une seconde d’hésitation avant que la lueur rouge dans ses yeux s’intensifie jusqu’à désormais noyer ses pupilles. Elle ouvre lentement la bouche où son sourire d’un blanc immaculé vient se déformer à mesure que ses canines s’allongent. Je crois que mon cerveau ne comprend pas ce que mes yeux voient.
- Vous n'êtes pas … humaine.
Aucune émotion ne transparaît sur son visage. Je commence à me sentir mal.
- Vous allez me faire du mal ?
J’ai réussi à maîtriser ma voix, ce qui revient du miracle. Elle recule, peut-être pour me laisser de l’espace, et retourne s’adosser à la paroi opposée. Ses yeux sont redevenus bleus.
- J’aimerais éviter d’en arriver là. Oublie-moi et oublie ton accident, ce sera plus sage.
- Mais…
- Il n'y a pas de mais.
Elle appuie sur le bouton d'arrêt et l'ascenseur se remet en route. Nous nous regardons dans les yeux le temps de descendre les derniers étages. Le silence entre nous est assourdissant. Lorsque les portes s'ouvrent, elle détourne son regard vers la sortie du bâtiment. Je prends cela comme le signe qu'il est temps de partir. Je clopine avec mes béquilles vers l'extérieur. Au moment de passer la porte, je me retourne : Elle n'est plus là.
---
J’ai soif. Je rejoins les rues animées de cette ville, l'esprit absent. L’odeur si familière de sueur, de cigarettes et de vomie de Time Square n’arrive pas à enlever de mon esprit la sienne. L’odeur de son corps, celle de son sang, sont des souvenirs dont je n’arrive pas à me débarrasser. Pourquoi je lui ai permis de savoir ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Et pourquoi je l’ai laissé partir ? Nous en sommes là parce que ma suggestion n'a pas fonctionné.
Elle me fait perdre la raison. Mes objectifs à son sujet se contredisent. Finalement, c’est elle qui a eu raison ; Je n’aurais pas tant voulu la rencontrer, la mémoire ne lui serait peut-être jamais revenue.
J’avais d'innombrables solutions et opportunités pour régler cette affaire, mais j’ai choisi une voie pleine de dangers. Si d’autres se rendent compte qu’elle sait, ils pourraient choisir de faire l’une ou l’autre des choses que je me refuse à faire. Et ce n’est pas ce que je veux, j’en suis certaine. Je ne pense toujours pas qu’elle soit du genre à faire un scandale, même maintenant. Ma gorge me pique. Ma conscience me fusille du regard. Est-ce que j’aurais dû vérifier qu’elle était bien rentrée chez elle ? Après cette soirée, j'ai peut-être une nouvelle fois été négligente.
De Time Square, je rejoins Central Park mécaniquement. J’ai défait le dernier bouton de mon chemisier pour que son col arrête enfin d’irriter mon cou. Le calme relatif de ce poumon vert au cœur de la ville est l’une des raisons qui m’a fait m’établir ici il y a des années. C’est un terrain de chasse idéal dont je profite encore, même si je lui regrette l'âge d’or dont il a bénéficié les années suivant son établissement. Le monde était élégant, plein de révolutions et d'avancées sociales. C’était la première fois que j’avais l’impression que le monde allait enfin, peut-être, à notre vitesse. Le mysticisme disparaissait pour laisser la place à la science. Les chaînes étaient brisées. Ces souvenirs me la rappellent. Ce soir, elle a eu le courage de se défendre pour la seconde fois depuis que je l'ai rencontrée. Pour la seconde fois ce fut un acte dépourvu d’utilité, mais je saluais son esprit. C’était encore quelque chose que je pouvais apprécier chez elle.
Perdue dans mes pensées, je parcoure le parc d’un pas lent. J’attends quelque chose et c’est en passant sous l’un des ponts néogothiques que je le trouve.
- Qu’est-ce que tu veux ? m’apostrophe une voix rocailleuse.
Un dealer. Survêtement noir trop grand, débardeur sale, peau claire, les yeux parcourus d’une myriade de petits vaisseaux sanguins éclatés. Il n’y a personne de proche. Il fera l’affaire.
- C’est toi que je veux, je lui réponds en souriant.
Il n’a pas le temps d’être surpris que mes crocs sont dans sa gorge, drainant son sang pâteux et pollué. J’ai connu plus délectable. Après quelques grandes gorgées, je le laisse retomber au sol. Un sentiment de satiété temporaire me parcourt et m'enivre malgré la piètre qualité de ce repas. Je me nettoie les lèvres du bout du doigt en vérifiant que je n’ai pas taché mon chemisier. À mon soulagement, je le trouve indemne. Le dealer ne l’est pas vraiment. Il regarde le vide avec beaucoup d’attention.
- Regarde-moi, je murmure.
Ses yeux se fixent dans les miens.
- Il ne t'est rien arrivé ce soir. Tu ne vends pas de drogue. Tu vas rentrer chez toi et réfléchir à ton avenir.
Je vois toute forme de volonté quitter ses yeux avant qu’il ne se lève péniblement.
- Oui…
Alors que je le regarde partir, je me rassure en me disant que ma suggestion fonctionne toujours. Qu’est-ce que nous allons faire de nous, Abigail…
Voilà une confrontation intéressante, avec une absence de conclusion tout aussi intéressante. On en apprend aussi plus sur le pouvoir de fascination de Kate. On apprend aussi que Kate y est imperméable. Ou du moins (puisqu'elle n'était pas complètement imperméable au grand blond qui s'est fait déboîter au premier chapitre), qu'elle peut résister à des injonctions contraires à sa volonté. Ce qui semble rare, vu comment Kate est perturbée.
Bon, maintenant, je me pose quand même une question. Vu l'univers, il y a au moins Twilight qui doit être passé au cinéma. "Vous n'êtes pas humaine", c'est pas mal. Je pense qu'Aby peut terminer le raisonnement, non ? Quitte à émettre une hypothèse. J'aimerais bien l'idée qu'elle comprenne, voire qu'elle ait peur de comprendre, et qu'elle n'ose pas le dire, plutôt qu'elle semble bloquer. Et peut-être que ça pourrait être cool que ça se voie. Bon, ça ne change pas grand-chose, je suppose qu'elle va réaliser rapidement (sinon, je vais me poser des questions ^_^).
Quelques éléments de style / correction, comme d'hab, pour finir.
- Aby vouvoie Kate tout du long, sauf pour "Montre-moi". J'ai tiqué. J'ai pas de problème à ce que la discussion soit asymétrique (i.e. que Kate tutoie et Aby vouvoie), ça permet même de ne pas se demander qui dit quoi, mais ce sursaut de tutoiement m'a perdu.
- Quand il y a un miroir qui prend tout un mur et que tu te regardes dedans, y'a pas beaucoup d'endroits où on ne te voit pas. Peut-être si le miroir est en face et que Kate est arrivée juste derrière Aby, mais elle est plus grande, donc...
Vivement la suite !
LX
Retrouver Kate et Aby ? Tu les avais perdues ?
Mystère et mystère, n’est-ce pas ? J’avais peur que l’absence de conclusion immédiate pose problème, mais si c’est intéressant, c’est bon signe. Les pouvoirs de Kate, et leurs limites, sont encore une grande question à ce moment de l’histoire, j’ai hâte de pouvoir en montrer plus. Quant à savoir pourquoi Aby y est semble-t-il, peut-être, imperméable, alors qu’elle avait, peut-être, succombé à celle du grand blond, c'est une autre question. (J’aime beaucoup l’idée que le grand blond se soit fait “déboîter” même si par habitude je l’imagine s’être fait “décapsuler”, j’imagine aussi facilement le bruit d’un bouchon de champagne qui saute…).
Aucune idée de si Abigail a vu Twilight, mais elle n’est pas ignorante pour autant. On en saura plus au prochain chapitre.
Par rapport à tes notes de style / correction :
- J’ai beaucoup varié les usages entre vouvoiement et tutoiement entre les deux et entre les différentes versions. Pour cette version-ci, je me suis arrêté sur un “montre-moi” pour subitement réduire l’écart entre Kate et Aby de la même manière que Kate tutoie Aby tout du long pour ne pas paraître trop lointaine. C’est peut-être une vision pas assez claire vue de l’extérieur. J’y penserais.
- Pour le coup du miroir : Les vampires n’ont-ils pas l’habitude de ne pas avoir de reflet ? Ce n’est qu’une possibilité parmi d'autres pour justifier l’apparition de Katelyn. Dans ma logique ça passe.
Patience pour la suite, elle arrivera bientôt.
Il se pourrait que je n'aie pas assez lu Twilight. Ça me va. ^_^