J'essaie d'oublier, mais comment oublier ça ? Les jours passent sans que je n'y arrive. Je me retourne dans la rue. Je me réfrène de faire mille recherches. Est-ce qu'elle espionne mon ordinateur ? Je suis certaine qu'elle en a les compétences. J'hésite plusieurs fois à en parler à Elise, mais je reste persuadé qu'elle me croirait bonne pour l'asile. La nuit, je rêve toujours de ces grands yeux rouges, sans savoir si ce sont vraiment les siens qui restent dans mon subconscient.
Ce soir j'ai prévu de me détendre. Je veux réussir à oublier. Il faut que je pense à autre chose. Je vais me caler devant un film stupide et m'endormir devant. Je compte reproduire ce schéma tout le week-end.
Je m'arrête sur le chemin du retour du bureau pour m’acheter une bouteille de vin. Je ne bois pas souvent mais après cette semaine ça ne me semble pas être une mauvaise idée. Je la débouche avec l’espoir que le liquide rouge pourra aider mes nerfs.
Alors que je m'apprête à me servir, quelques coups sur ma porte me font sursauter. C'est elle. C'est forcément elle. Je prends en main l’une de mes béquilles pour clopiner dans mon entrée et regarder dans le judas. La figure en trench sombre qui se tient sur le palier m’est douloureusement familière : C'est elle. Pourquoi est-elle revenue ? Ça n'a aucun sens. À moins que… Je juge ma porte, sa serrure, son verrou ; Je ne pense pas que ça l'arrêtera. J'appuie mon front contre la faible planche de bois et de métal nous séparant, soudain très lasse.
- Qu'est-ce que vous voulez ? Je lâche au travers de mes lèvres tremblantes.
- Je passais dans le quartier et je voulais juste voir si tu allais bien, me répond-elle d’un ton égal.
Elle passait dans le quartier… J’ai déjà entendu ça. Ce n'est que le fruit du hasard, évidemment. J’essaie de relâcher la pression que j’ai sur ma béquille. Je suis en train de me faire mal aux doigts tellement je la sers.
- Vous auriez pu appeler.
C’est presque trop logique comme réponse.
- Ce sera plus simple si nous parlons en face à face, tu ne crois pas ?
Mes poumons se vident alors que je place ma main sur la poignée.
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Elle m'entrouvre en ne portant qu’un bas de survêtement et un haut de pyjama bleu. Elle se tient à la porte d'une main et sur une béquille de l'autre. Est-ce qu'elle compte une nouvelle fois s'en servir pour se protéger ? J’aimerais éviter qu’elle veuille en arriver là.
- Bonsoir.
- Bonsoir.
Nous nous regardons dans le blanc des yeux.
- Je vais bien comme vous pouvez le voir, déclare-t-elle.
Un silence s'étire entre nous, un silence que j'emploie à la sonder. Elle ment. Elle est fatiguée, ses yeux cernés n’en sont qu’une preuve parmi tant d’autres. Elle essaie de rester calme, mais aux battements de son cœur, je comprends que ce n'est qu'une façade.
- Vous voulez entrer je suppose … bredouille-t-elle avec difficulté.
- Je ne veux pas déranger.
- Est-ce qu’on en est encore là…
C'est cynique.
- Entrez.
Elle ouvre plus grand la porte et me tourne le dos pour quitter son entrée. Je retire mon trench et le plie sur mon bras pour l'instant avant de fermer la porte et de la suivre.
Son appartement est charmant et bien aménagé, comme je l’imaginais. Par delà son aspect négligé, un détail me cause plus de peine que les autres ; un morceau d'adhésif recouvre la webcam intégrée à son ordinateur portable. Elle sait que je travaille dans l'informatique, alors craint-elle que je l'utilise comme un juda sur sa vie privée ? Je mentirais si je ne m’admettais pas y avoir pensé, mais même dans notre situation l'idée me révulse. Malheureusement, ce n'est pas parce que je ne m'en suis pas remise à ce genre de technique que je n'en ai pas employé d'autre tout aussi répréhensible. Il fallait que j'en sache suffisamment pour notre protection mutuelle.
- Est-ce que je vous propose quelque chose à boire ou … me demande-t-elle, plantée au milieu de la pièce.
Son regard fuit le mien et il regarde un coin de tapis légèrement corné. Est-ce qu'elle pense que c’est elle que j'ai envie de “boire” ? Je balaie la pièce du regard pour voir une bouteille de vin rouge déjà ouverte.
- Je veux bien un verre de vin, s’il te plaît.
Je la laisse aller m'en verser un. Ses mains tremblent et elle en renverse quelques gouttes sur le plan de travail. Je me retiens de l'aider. Elle est la maîtresse des lieux, je ne peux pas prendre sa place et me servir, ce serait inconvenant. Lorsqu'elle me tend le verre, nos doigts manquent de se toucher et elle retient un frisson. Je prends une petite gorgée de vin en m’écartant. Il n’est pas dénué de saveur pour un cru américain.
- Je peux m'asseoir ?
- Je vous en prie …
Je m'assois sur le bord du canapé et relève les yeux vers elle en prenant une nouvelle gorgée. Elle semble décidée à couper court.
- Bon, qu'est-ce que vous voulez ?
- Je voudrais que tu t'assoies. Je comprends que la situation te mette mal à l'aise, mais s'il te plaît repose-toi.
Je la vois hésiter avant de faire les quelques pas qui la séparent du canapé.
- Et maintenant ?
- Je voudrais que l'on parle.
- De quoi vous voulez parler ?
- Tu peux me tutoyer.
- Ça va être compliqué…
Ma tentative de dédramatiser est un succès mitigé.
- D'accord. Tu préfères que je te vouvoie ?, j’essaie.
- Comme vous voulez abdique-t-elle.
À sa manière de me répondre, j’en déduis qu’elle attend que nous en venions à l'essentiel.
- Tu dois en partie te douter de ce dont je veux te parler.
- En partie.
- Je vais tâcher d'être honnête. Si ça ne tenait qu'à moi, tu ne craindrais rien. Mais ce n'est pas le cas. D'autres pourraient être moins laxistes et te vouloir du mal. Comme je te l'ai déjà dit, les choses que tu peux savoir te mettent en danger.
- Et maintenant, vous avez enfin pris une décision sur ce que vous allez faire de moi…
- Enfin ?
Je la vois chercher ses mots avec difficulté.
- Vous voulez que j'oublie, mais vous revenez encore me voir, c'est que ce ne doit pas être une solution suffisante… Alors finissons-en. Qu'est-ce que vous voulez faire ?
- Je t'ai fait une première proposition l'autre soir, mais elle était en effet insuffisante. Ce que je veux, c'est que tu sois en sécurité vis-à-vis de mes congénères.
- Et vous, vous proposez de faire ça comment ?
- En passant du temps ensemble…
J’entends son cœur sauter un battement alors que ses yeux s’arrondissent.
- Je vous demande pardon ?
Je comprends aisément le caractère étrange de ma proposition.
- Si mes semblables pensent que nous sommes liées, ils auront plus de réticences à t’approcher, je soutiens avec calme.
- Votre solution, c'est de passer du temps ensemble ? reprend-elle incrédule.
- Oui. Une soirée, une sortie au restaurant, une promenade…
Je pourrais lui offrir un cadeau qui porterait mon odeur également. Quelque chose comme… Non. Cette idée est loin d’être à propos pour l’heure.
- Combien de fois par semaine ?
- Deux, peut-être une fois de plus de temps en temps.
- Et nous arrêterons après combien de temps ?
- Je ne sais pas.
Il se pourrait qu'il n'y ait jamais de fin à cet arrangement.
- Comme dans le premier accord, je propose également dans celui-ci de rembourser tes frais médicaux. Je pourrais également te verser une somme supplémentaire en dédommagement.
- Je ne suis pas une prostituée, s'offusque-t-elle.
- Ce n'est pas ce que je voulais que cela représente, je te prie de me croire. Est-ce que c’est quelque chose que tu pourrais envisager ?
Si elle en discute les détails, c’est qu’elle doit y penser sérieusement. Ses expressions corporelles tendent dans ce sens.
- J’accepte mais je refuse d’être payé, tranche-t-elle.
Je suis envahi d’une joie étrange. Si je suis heureuse qu’elle accepte, je ne sais pas exactement pour quelle raison. Elle jouira d’une sécurité relative et peut-être que de ne plus s’imaginer en danger lui procurera un peu de paix.
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- Vous… Tu veux rester un peu ?
Je manque de m'étrangler en terminant ma phrase. Est-ce que ça fait trop forcé ? Est-ce que c'est bizarre vu la situation ? Il y a un instant, elle m’a proposé de passer du temps ensemble, c’est une suite logique en quelques sortes.
- Ce n'était pas prévu, cela ne te dérangerait pas ?
- S'il faut faire illusion, autant commencer tout de suite…
- D'accord, cependant je ne pourrais pas rester très longtemps.
Me voilà devant le fait accompli. Je compte bien mettre à profis le temps qu'elle me laisse.
- Qu’est-ce que tu avais prévu pour la soirée ?, m'interroge-t-elle cependant la première.
- Rien d’extraordinaire, je pensais juste regarder un peu la télé avant d’aller dormir.
- Qu’est-ce que tu aimes regarder ?
- Des trucs historiques, des séries en costumes, ce genre de choses.
- Je vois.
Ça doit être d’une banalité ahurissante pour elle.
- Mais maintenant que nous en sommes là… j’entame, j'ai surtout des questions à te poser. En particulier est-ce que tu accepterais de me dire ce qu’il s’est passé cette nuit-là ?
- Un de mes congénères t’a agressé. C'est tout ce que je peux te dire.
- C’est vraiment tout ?
- Oui.
- D’accord… Est-ce que je peux au moins en savoir un peu plus sur celle avec qui je vais passer du temps ?
- Qu’est-ce que tu aimerais savoir ?
Je crois que je l’amuse.
- Tu es un vampire ?
- Oui, me répond-elle avec franchise.
Elle reprend une gorgée de vin en me jaugeant par-dessus le verre.
- Je peux te demander quel âge tu as ?
Ses sourcils se froncent. Est-ce que je n’aurais pas dû poser cette question ? Ça peut être impoli, c’est vrai, mais dans le cas présent je n’y ai pas pensé…
- J’ai un peu plus de six siècles.
Je crois que je ne réalise pas bien ce que cela représente.
- Six cents ans ? Vous… Tu n’es donc pas originaire d’ici ?
- Je suis anglaise à l’origine.
- C’est donc pour ça cette passion pour le thé… je marmonne plus pour moi que pour elle.
- C’était le café à une autre époque. Je dirais donc que ça dépend des périodes.
- Et tu es arrivé il y a longtemps en Amérique ?
- Je suis arrivée il y a plus de cent ans maintenant.
Mes yeux doivent s'écarquiller. C’est incroyable, elle était là, toutes ces années, à vivre tous les grands changements de notre pays. Je me retiens de lui poser immédiatement mille nouvelles questions, cherchant celle qui serait la plus pertinente, mais c’est elle qui me devance.
- Je tenais à te demander ton pardon pour mes manières, je ne voulais pas que la situation te crée de nouvelles angoisses. Je n’ose que peu imaginer ce que c’est de découvrir que sa réalité est bien plus dangereuse que l’on ne le croyait.
Je ne veux pas lui parler de ce que j’ai vécu ces derniers jours maintenant que je sais qu’elle fait de son mieux pour moi.
- Je vais te laisser te reposer, je ne veux pas t’importuner plus longtemps, dit-elle en se levant.
Elle s'en va déjà ? Je ne pensais pas que c'était ce qu'elle entendait quand elle disait ne pas pouvoir rester longtemps.
- Quand est-ce que je te reverrai ?, je l'interroge.
- Nous pourrons voir pour les modalités de notre prochaine rencontre d’ici peu. Par ailleurs, n’hésite pas à me joindre, de jour comme de nuit.
- D’accord.
- J’insiste, de jour comme de nuit.
Je hoche la tête et la raccompagne dans l’entrée. Une fois sur le palier, elle se retourne vers moi. Elle est semblable à une statue, j'en viens à me demander si elle a besoin de respirer.
- Est-ce que tu penses que nous pouvons recommencer à zéro ? m’interroge-t-elle une nouvelle fois.
Je détourne les yeux en recoiffant l'une de mes mèches.
- On pourra essayer.
Un sourire étire gracieusement les coins de ses lèvres.
- Bonne nuit Abigail, à bientôt.
- A bientôt …
Je la regarde s’éloigner jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans les escaliers, plus loin dans le couloir. Je referme la porte, l’esprit en effervescence. Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
J'ai mis longtemps à répondre, mais j'ai lu ce chapitre il y a quelques jours déjà. Seulement, quand je l'ai lu, j'ai eu l'impression que quelque chose ne collait pas et je n'arrivais pas à mettre le doigt dessus. Après ce qui doit être ma quatrième relecture, je crois que je commence à cerner.
Niveau style et rédaction d'abord, ton style est un peu moins direct que d'habitude je trouve, dans une scène qui se veut assez tendue. Par exemple : "J’aimerais éviter qu’elle veuille en arriver là." > "J'aimerais éviter qu'elle en arrive là".
D'autre part, je viens de comprendre pourquoi je mets des guillemets fermantes après mes tirets même si c'est pas la recommendation. Parce que cette phrase m'a bloqué un moment :
- D'accord. Tu préfères que je te vouvoie ? J’essaie.
Il faut comprendre "D'accord, tu préfères que je te vouvoie ?", j'essaie. J'ai inclus le "J'essaie" dans le dialogue, du coup, quand, à la phrase suivante, elle continue de tutoyer Aby, je suis resté coi (enfin, je suis même resté "quoooiiiiiiiiiiii ?" ^_^)
Niveau scénaristique, j'ai eu la sensation qu'entre le moment où Aby propose à Kate de rester et celui où Kate repart, il se passe 5 minutes. Quitte à ce qu'il ne se passe rien de plus important que ce dialogue pendant la soirée, elles peuvent rester pendant un moment à regarder la télé sans rien se dire. Ou alors, Kate se lève en disant que ce n'était pas une bonne idée et repart (mais c'est peu probable, elle n'a pas envie de repartir ^_^)
Voilà, tout ça pour dire que je suis toujours curieux de la suite, mais j'ai eu un peu plus de mal à m'immerger dans ce chapitre.
J'attends la suite !
LX
C’était le chapitre de la discorde, le carrefour de tout un tas de problèmes, je m’attendais bien à ce qu’il coince un peu, mais comme une sage créature aquatique m’a dit un jour “parfois il vaut mieux ne pas bloquer et avancer”.
Il faudra que je le relise posément pour peut-être enlever quelques lourdeurs, mais dans l’ensemble et comme c’est un chapitre où je veux recoller les morceaux entre les deux j’ai par moment volontairement appuyé certaines d'entre elles. Pour moi c’est une manière pour imager que chacune prend des pincettes. Ah voir si l'idée colle.
Ah… ces foutus dialogues, il faudra un jour que je me fixe sur la bonne manière de les rédiger. Promis, c'est sur la liste. C’est la conséquence encore traînante d’avoir écrit tout le texte sans incise à l’origine.
Le sentiment des “5 minutes” de la fin était un problème dont je connaissais l’existence et l’un des principaux à mes yeux. J’ai trouvé un nouvel axe pour vaguement justifier le départ de Kate, c’est le meilleur compromis que j’ai pour l’instant.
Je note note tout, j’ai déjà fait quelques modifications en suivant tes conseils, on en reviendra à un chapitre peut-être plus conventionnel cette semaine. Merci beaucoup pour ton commentaire.
A très vite sage loutre.