Le vieil Andrez s’occupait du cimetière, au moins une fois par semaine. Il n’y avait à vrai dire que peu de choses à faire dans ce petit terrain desséché : frotter les tombes afin de retirer la mousse qui venait s’y répandre, rappeler l’épouvantail pour qu’il restât à sa place, passer une petite heure à chasser les corbeaux qui lui tournaient autour, et enfin retirer les herbes sèches qui s’infiltraient entre la pierre et le sable.
Mais le plus gros du travail, bien souvent, était de reboucher les trous. Nombre d’aventuriers de toute sorte s’amusaient à creuser, attirés par les rumeurs de trésors abandonnés ici. Lui-même, d’un naturel curieux et non préoccupé par le repos des défunts, s’était occupé à fouiller toutes les tombes. Aucune ne recelait plus que des os et bouts de tissus rongés par des insectes souterrains. Une cachette donc idéale pour cacher un important magot ! Il suffisait de cacher le butin sous le cercueil, et laisser les téméraires se décourager en ne voyant que crânes et traces d’anciennes fouilles…
Cette fois-ci, une tombe avait été creusée à la main, et une pelle cassée. Bien entendu, le vieil homme devait réparer les dégâts, en maugréant comme à son habitude. Et d’une pelle de plus à changer ! marmonnait-il dans sa barbe infestée de poux. Et l’épouvantail s’est encore fait la malle… C’est alors qu’il rangeait tout son matériel, et que les tombes se trouvaient aussi belles que la semaine passée, qu’il entendit un bruit.
Un cognement sourd.
Au départ, il repéra ce son comme venant du coin du cimetière. Près de l’une des plus anciennes tombes, celle qu’il venait de reboucher. Il s’approcha à tâtons, hanté par ses futurs cauchemars, ceux d’un esprit quittant son repos troublé afin de se venger. Un mort dont le corps avait été profané à tant de reprises que ce crime ne pouvait rester impuni. Mais, alors que les bruits continuaient avec acharnement, il comprit qu’ils venaient d’en dehors du cimetière. Probablement un animal souterrain. Haussant les épaules, Andrez s’approcha du trou de l’épouvantail.
« Eh, le vieux débris ! Remonte, t’es pas là pour faire joli ! »
Il suffisait d’ordinaire au vieil homme de râler près du trou pour qu’un bruit métallique se fît entendre, et que son accessoire « anti-corbeaux » refît surface. Mais, cette fois-ci, rien. Après plusieurs appels infructueux, il se fit une raison : son engin s’était fait embarquer, ou pire, était pour de bon tombé en panne. Plus qu’à lui trouver un remplaçant. Les robots défectueux, c’est pas c’qui manque !
Mais, quittant le cimetière avec sa petite brouette, il réentendit le bruit sourd. De fait, il s’en était rapproché. Cette fois-ci, les coups vibraient jusqu’à ses pieds. La curiosité du vieil homme l’emporta sur sa fatigue matinale : il repéra l’origine du bruit, à quelques mètres du cimetière. En dessous, le sol vibrait. Plus étonnant encore, une faible voix semblait parvenir du sol. De son doigt usé, il déboucha son oreille et la tendit en direction de ses pieds, eux-mêmes postés à une distance raisonnable.
C’est alors que la terre explosa. Ou plutôt, qu’une partie du sol se fit éjecter avec force, rejoignant les cieux, sous le trou béant qui décorait le sable. À terre, l’air ahuri, Andrez fixait la chose qui était en train de se hisser hors du trou. Une silhouette malingre, petite, et trempée. Recouverte de saleté et de bandages. Sur sa tête, une touffe de cheveux grisâtres, d’où perlait une eau croupie. Elle rampait sur le sol, s’extirpant de sa tombe, approchant ses griffes des bottes du vieil homme étalé non loin, griffes qui se plantaient dans le sable afin de tirer. Tirer, pour rejoindre la surface. La plaque d’égout retomba près d’eux, mais les yeux du fossoyeur restaient braqués sur le mort qui avançait en sa direction. Poussant des gémissements de panique, il reculait sur son séant, avant de voir ce qui se cachait sous cet amas de poils putrides. Un œil. Vide. Blanc comme les os du diable. Cet œil le fixait avec ferveur, rampant vers lui. Il n’entendait alors plus qu’un seul son : un râle, qui s’échappait d’outre-tombe.
Mais le pire était à venir : derrière cette goule se trouvait une silhouette squelettique. Immense. À l’œil froid, et brillant. L’aura du spectre émanait de l’œil de ce crâne sali.
Ne demandant pas son reste, le vieil homme se hissa sur ses jambes, prises d’un accès de jeunesse, et courut jusqu’en ville, appelant à l’aide.
——
Le robot avait dit vrai : au bout de ce passage, illuminé par son œil brillant, se trouvait une échelle, qui montait à une dizaine de mètres et débouchait sur une plaque d’égout. Probablement la sortie. Neila, trempée après leur nage dans ces eaux infectes, l’emprunta en premier, mais ne parvint pas à faire bouger la trappe de fer malgré ses coups répétés.
« Laisse-moi faire, crétine », l’interrompit l’automate, prenant sa place sur l’échelle puis poussant la plaque, qui ne bougea pas d’un pouce. Il donna quelques coups de poing ensuite, toujours sans succès.
« Tu vois ? lui lança Neila, l’observant prendre de l’élan. Elle est complètement… »
Il donna un coup violent sur la plaque, qui décolla sur plusieurs mètres. La lumière qui entra dans le petit tunnel éblouit les deux voyageurs, illuminant de joie le visage de la jeune fille. Elle grimpa l’échelle avec fougue, dépassant son compagnon, et se hissa comme elle le put en dehors du souterrain. Elle prit le temps de respirer, avec difficulté, l’air frais du matin embrassant ses poumons. Elle sentit sa peau épouser le soleil, le vent, le sable et, de peu, la plaque qui retomba lourdement près d’elle sans qu’elle ne daignât la remarquer. Son regard parcourut l’horizon qui lui avait tant manqué, les paysages drapés des couleurs de l’aube venues de l’orient, suivis des montagnes boréales, puis, après un mouvement de tête en direction du sud, l’immense train à vapeur qui se tenait au milieu de la ville. Le sifflet de la bête emplit le cœur de la voyageuse, qui lâcha un hurlement étouffé par un gémissement. Sa joie fut gâchée par la vue du vieil homme paniqué devant elle, qui se figea à l’arrivée du compagnon de métal. Il prit la fuite, criant à l’aide, que le diable venait de sortir du sol tel le croque-mitaine dont cauchemardaient les enfants du coin.
« Qu’est-ce qui a bien pu lui faire peur, à ce vieux corbeau ? soupira le tas de rouille en sortant du sol.
— Sûrement toi, Will ! ricana Neila en retirant ses bandages moisis.
— Tu peux parler. Et ne m’appelle pas comme ça !
— Il te faut bien un nom. Oh… Nous revoilà au cimetière ?! Une nuit à tourner en rond pour revenir au même point ! Je suis crevée, j’en peux plus…
— Tu n’es pas si endurante que ça, finalement. Ne cesse pas de me décevoir surtout, je risque de trop m’attacher dans le cas contraire. Enfin… Oui, j’ai fait en sorte qu’on finisse non loin du cimetière. Histoire d’arriver au plus vite avant midi tapant. »
L’œil du fameux Will se tourna vers la ville, où arrivait un train gigantesque. Plusieurs siècles à traîner ici, et son regard ne s’était attardé que sur les tombes et le ciel faiblement éclairé. Les sifflets n’avaient jamais atteint ses oreilles, pourtant, aujourd’hui, il se sentit presque agressé par les hurlements de la machine.
« Bon ! s’écria Neila en le sortant de sa torpeur, avant d’attraper une petite pelle dans la brouette laissée là. C’est l’aube, on a au moins six heures devant nous avant que le train ne parte.
— Quoi, tu comptes fouiller toutes les tombes ? À mon avis, ça se saurait, s’il y avait le moindre billet là-dedans.
— Si seulement l’épouvantail avait fait son job ! Waylon m’a dit de fouiller les tombes les plus vieilles. Tu vas m’aider !
— Il en est absolument hors de question ! »
Will creusa néanmoins, excédé, mais bien plus rapidement que sa compagne, exténuée quant à elle. Comme attendu, ils ne trouvèrent que des cercueils désagrégés, décorés de quelques ossements. Mais Neila, alors qu’elle s’apprêtait à abandonner, trouva un petit sac. Visiblement intact.
« Will !! »
Courant en direction de son compagnon de métal, elle serrait le paquet contre elle. Elle le lui tendit ensuite, des étoiles dans les yeux.
« Regarde !! C’est probablement ça !
— Ce sac m’a l’air bien récent.
— Imagine ce qu’il pourrait y avoir dedans ! l’ignora la jeune fille en lui confiant sa trouvaille. Un trésor ? Une vraie relique ? De l’argent ?
— À toi de l’ouvrir, pourquoi est-ce que tu… »
La jeune fille rougit un peu de honte, nettoyant sa lunette cassée.
« Les lacets du sac sont trop serrés, et je ne vois pas bien. »
Will ne se retint pas d’exprimer un rire moqueur, juste avant d’esquiver une taloche de l’éborgnée, puis il ouvrit le sac. Dans sa main, un livre, suivi d’une note. Reconnaissant la forme d’un ouvrage, Neila gonfla ses joues.
« C’est probablement pas une relique…
— “Tu t’es bien fait berner”, cita Will en lisant la note, “à croire que j’allais partager le magot avec toi. Grâce à ton aide en tout cas, j’ai pu confirmer que y’avait rien dans ce cimetière. Pas grave, il ne me reste qu’à te remercier pour le ticket. Je vais en tirer un beau pactole ! Voici un peu de lecture pour t’occuper le prochain trimestre. Signé : quelqu’un qui sera dans un train demain midi.” Je l’aime bien, lui. »
Neila, immobile pendant quelques instants, finit par frapper une tombe avec son pied. Réprimant un couinement de rage et de douleur, elle s’effondra, à genoux, se lamentant sur son sort. Il avait probablement fouillé le cimetière pendant la nuit, devinant qu’elle était tombée dans le trou menant aux égouts. Sans le robot pour « surveiller », il avait pu s’en donner à cœur joie…
Se relevant avec précipitation, elle sentit que son pied s’était enfoncé dans quelque chose. Le « chkrac !! » qui s’ensuivit confirma que son pied avait traversé du bois. À savoir, la tombe qu’elle avait fouillée…
« Ton incompétence m’angoisse, dit Will avec atonie.
— Aide-moi à sortir de là plutôt, y’a un truc tout mou sous mon pied, ça m’fait peur ! » Elle gigotait, quémandant une aide qui n’arriverait bien sûr jamais mais, après quelques coups de pied contre cette chose, son visage s’éclaira. Elle batailla avec les planches, sortit de terre ossements et bouts de bois, puis enfin une forme froissée et pleine de terre. Un vieux sac. L’époussetant, et lâchant un cri tellement aigu qu’inaudible, elle rejoint son compagnon, qui observait l’ouvrage présent dans son sac.
« Je l’ai trouvééééé !! C’est forcément ça !
— Si jamais c’est encore un faux espoir, est-ce que tu me permets de te ranger dans le cercueil ? »
Sans l’écouter, Neila ouvrit le sac et fouilla dedans. Du sable, des petits insectes morts, des trous, et… des billets. En confettis.
« Allez, viens, ça sera rapide et sans douleur.
— Nooon ! se lamenta la jeune fille, vidant le sac. C’est pas possible ! J’ai jamais de chance…
— Quelle idée de cacher de l’argent sous terre. Ça grouille d’insectes et de rongeurs. »
Neila se consola d’une petite liasse de billets encore intacts – à peu près. Elle le rangea dans sa poche, et remit les os du défunt dans sa tombe, par respect, avant d’attraper la pelle pour finir le travail.
« Ha ! pouffa Will. Le nom du livre est sympa aussi !
— La ferme ! Je ne veux pas savoir.
— L’art de la négociation, par Lorace Swa…
— J’ai dit que je ne voulais pas savoir ! », fuyait Neila en se bouchant les oreilles, alors que Will commençait à lire les premières pages.
——
« Aaaah ! gémit Neila sous le torrent d’eau chaude qui se déversait sur elle. J’en rêvais depuis une semaine !
— Attends, intervint Will à l’entrée des douches publiques, tu ne t’es pas lavée depuis… ?
— Tu peux parler, toi. Je me lave souvent, mais on a très peu d’eau chaude à l’orphelinat. La directrice n’en fait chauffer qu’une fois par semaine, pour le repos du dimanche. J’aime l’eau froide, mais là ! Mmmh bon sang… Je revis. » Elle se tourna vers l’entrée de la pièce, passant sa tête derrière le rideau. « Tu ferais mieux de te décrasser un peu toi aussi, tu en aurais bien besoin !
— Sans façon », dit le robot, dos à la pièce réservée aux femmes. Son regard s’acharnait à darder ce qui se tramait en face de lui, sans attrait pour ses arrières.
« Hm ? Ne me dis pas que…
— Que quoi ?
— Je ne savais pas qu’un robot pouvait être gêné, minauda Neila en retournant à l’intérieur.
— Je ne le suis pas !
— Bien sûr, bien sûr… C’est bon, tu peux te retourner, je me rhabille ! Résumons donc… Je dois trouver une relique, dans moins de cinq heures. Ou quelque chose qui pourrait me faire entrer dans le train…
— Bien que tu n’en aies plus, un ticket ne suffit pas ? hasarda Will.
— Non. Ils veulent qu’on apporte quelque chose aux cités. Que ce soient des connaissances, des reliques, ou une raison d’utilité publique, par exemple.
— Et j’imagine que tu n’as ni le premier ni le dernier, se moqua le robot en la voyant sortir de la pièce, misée de sa chemise nouvellement achetée.
— Tu pourrais m’aider au lieu de t’amuser de mon malheur, boudait-elle. Ça te concerne aussi.
— Il faut dire que tu ne pars pas gagnante dès le départ, je ne vois pas quoi te dire de plus. Sauf peut-être des phrases bateaux, du type : “Cherche ce que tu as comme qualité !” Enfin, pas des plus utiles. »
Neila observa sa lunette d’enfance, qu’elle s’apprêtait à remettre, et resta pensive un instant. Une demi-heure plus tard, elle sortait de l’office de tourisme, le visage rouge de colère.
« Comment ça ma lunette n’est pas assez bien ?! Je l’ai améliorée moi-même ! Elle a deux modes différents, je suis sûr qu’ils n’ont jamais vu ça pour du verre basique !
— Je n’ai rien compris à ton charabia, soupira Will, mais j’imagine simplement qu’ils attendent… Quelque chose d’utile ?
— C’est utile ! Pour moi du moins… »
Ignorant une énième pique du robot, elle s’approcha du quai principal, pour se changer les idées. Là où s’amassait une foule de voyageurs et curieux, désireux de poser leurs yeux sur l’une des plus incroyables fiertés de l’ingénierie de l’Aurora. Le Dawnbreaker, le plus grand train du monde après le Mercury Way. Il ne se distinguait pas par sa longueur, à l’inverse de son homologue nordique, mais par sa largeur et sa hauteur. Ou, plutôt, par celles de sa locomotive. Une créature gigantesque, qui rugissait à en faire trembler ses boulons. De son gigantesque chasse-buffle, conçu pour fendre l’horizon, sortaient des jets de vapeur mêlée à la suie infecte de la chaudière, caressant les voies ferrées d’un crachat monstrueux. Peu étaient les courageux à tenter de s’approcher de l’avant de la locomotive, pas même le pilote qui peinait à calmer la bête.
Le sourire aux lèvres, Neila fut contrainte de s’éloigner, jusqu’à une pompe à eau près d’une place publique. Délestée de son sac, elle se rafraîchit le visage et les idées. Se sentant revivre, elle continua sur son cou, sa nuque, ses cheveux, puis but quelques gorgées, avant de se tremper le visage une seconde fois. Mettant sa lunette, et se débarrassant des mèches trempées qui obstruaient son champ de vision, elle fit face à un visage familier, bien que détestable, décoré d’un sourire narquois et d’un ridicule bandana.
« Quelle surprise ! déclara Waylon, qui fit tomber de stupeur sa dernière victime. Moi qui m’attendais à te voir creuser dans le cimetière jusqu’à midi. Tu as aimé mon cadeau ? »
À terre, toujours sous le choc, Neila le fixait avec incrédulité, sous le regard incompréhensif de Will. Quand le choc fut passé, elle se jeta sur lui, qui se contenta d’esquiver d’un simple pas de côté.
« Je vois que tu es accompagnée maintenant. Le cimetière va se sentir bien vide ! Dis, le robot, ça te dirait de venir avec moi ? Ma compagnie sera certainement plus agréable que la sienne !
— Je vais te tuer ! hurla Neila, alertant les quelques passants qui occupaient la place. Rends-moi mon ticket ! Et mon cube, aussi ! »
Il se mit à rire, et continua d’esquiver les poings de la jeune femme, avant de se poster derrière la petite fontaine. « On a passé un accord, on partage le pactole, et le cube contre ton ticket. Pas de bif, pas de marché ! Nous avons chacun respecté notre part. Si tu veux le récupérer, à toi de me proposer quelque chose en échange.
— Ce n’est pas totalement faux, s’incrusta l’automate, pour le plus grand malheur de Neila. Tu es encore moins douée que je ne le pensais.
— Pas vrai ? se gaussa l’homme au sourire. Ma proposition tient toujours, si tu…
— Hors de question ! le coupa-t-il sèchement. Je ne suis pas aussi stupide qu’elle, je tiens à mes membres rouillés.
— Hmm… Tu es plus rusé que la gamine, c’est sûr. » Il pointa l’intéressée des doigts, avec un clin d’œil, puis se faufila hors de portée d’elle pour mettre les voiles. « Bon, sur ce, je vous laisse ! »
Entamant son demi-tour en direction de la foule qui s’affairait autour du Dawnbreaker, il fut stoppé par le son d’un chien de revolver armé. Il baissa les yeux, et vit un étui vide à sa ceinture.
« Tu vas me rendre ce qui m’appartient », le menaça Neila, canon devant.
Le voleur leva les mains de quelques centimètres, sans gestes brusques, puis se tourna vers elle d’une même énergie, affichant une bouille mêlant admiration et moquerie.
« C’est rare qu’on puisse me subtiliser quelque chose. Bien joué… Tu feras attention par contre, j’ai utilisé toutes les balles du revolver. »
Voyant qu’il disait vrai, elle fonça sur lui dans le but de le frapper avec la crosse, dans l’espoir d’éclater le sourire qu’affichait son ennemi en esquivant ses coups. « Halte-là ! », rugit une voix, les stoppant tous les deux, qui se tournèrent en sa direction d’un seul tenant. Un homme armé d’un fusil revolver s’approcha, portant une moustache dégarnie, un chapeau décoré d’une étoile et une chemise bleue entrouverte, laissant sortir quelques poils non rasés. Manquant de laisser échapper un bâillement, l’individu se posta à courte distance des deux jeunots, armant le chien de son fusil.
« Les bagarres, c’est uniquement au saloon. Vous y êtes les bienvenus, mais en public, seuls les duels en bonne et due forme sont autorisés. »
La mine patibulaire de l’homme de loi ainsi que le ton monotone et relâché de sa tirade indiquaient une probable routine d’explication. Et ce ne serait sûrement pas la dernière de la journée.
« Parfaitement mon bon monsieur ! roucoula le voleur. Et en tant que victime d’une violente agression, je demande réparation de la part de cette petite délinquante.
— Petite quoi ?! s’offusqua avec rage Neila, toujours l’arme à la main en guise de marteau. Répète !
— Holà ! Holà, on se calme ! haussa le ton le marshal, qui agitait son fusil entre les deux opposants. Parole à la victime tout d’abord.
— C’est moi la victime !
— Cette femme m’a subtilisé ce revolver, la coupa Waylon, avant de m’accuser de voleur ! J’ai un témoin en la personne de ce robot.
— J’approuve, intervint l’intéressé.
— Will ! s’offusqua encore la jeune femme. C’est lui qui m’a volé !
— Je ne l’ai pas vu faire. Cependant, je t’ai vu chaparder son arme lorsqu’il avait le dos tourné.
— Mais… C’est pas vrai, tout le monde est contre moi ! Il m’a volé un ticket contre une fausse information, monsieur le shérif !
— Marshal. C’est à la parole de la victime, reprit l’homme de loi. Reprenons, monsieur.
— Si elle me rend mon arme, continua Waylon, alors je passerai l’éponge.
— Jamais, sale charogne !
— Bon, annonça le shérif, dans ce cas, je me vois dans l’obligation de vous forcer au duel. Je représenterai officieusement le jury de la Constitution. Si vous acceptez, chère demoiselle, vous pouvez utiliser l’arme que vous avez subtilisée. En cas de défaite, vous la rendez, en cas de victoire, vous récupérez votre dû. Si vous refusez… » Il plaça le doigt sur la détente, l’arme toujours amorcée, fixant la prétendue voleuse. Cette dernière, bien qu’absolument scandalisée par la situation, se mit à sourire. Si la situation pouvait se régler par un duel, alors elle tenait enfin l’occasion de fermer définitivement le clapet de ce fichu voleur.
« Très bien alors ! », annonça Neila, sous le regard ravi du jeune homme. Celui-ci retira une cartouche de sa ceinture et la tendit généreusement à son adversaire, qui l’attrapa férocement avant de charger le revolver avec grande habileté, témoignant des longues années à s’entraîner. Elle ajusta comme elle le put sa lunette de fortune, puis se plaça à quelques mètres de Waylon, avant d’être stoppée par l’homme à l’étoile.
« Attendez ! C’est à la victime de décider de la forme que prendra le duel. »
Le visage perplexe de Neila contribua à l’allégresse du véritable voleur, qui resta pensif quelques instants.
« Dos-à-dos », décida-t-il, sous la huée générale des quelques spectateurs ennuyés, qui s’étaient approchés afin de s’offrir un divertissement matinal. Neila, ignorante des us et coutumes des duels de l’Aurora, questionna le shérif du regard.
« Vous devez vous mettre dos à dos, et que ça saute, expliqua brièvement celui-ci. Pas très courageux, mais bon.
— Je n’ai jamais fait ça, se plaignit-elle.
— Eh bien ça sera une première ! Allez, je n’ai pas que ça à faire moi. »
Une fois en place, elle inspira un grand coup, essayant de se calmer et de se détendre. Elle ne doutait pas de ses capacités de tir, mais de pouvoir comprendre le fonctionnement de ce type de duel, si. Il n’y avait pour elle qu’une manière de procéder, comme McQueen le lui avait appris !
« Je serai doux avec toi, promis, ricana le voleur, sous le stress visible de son opposante.
— Cause toujours.
— Bien ! Je rappelle les règles, pour les quelques-unes sorties de je-ne-sais-où », commença le shérif, provoquant l’hilarité générale ainsi qu’un rire étouffé de Waylon, couvrant Neila de ridicule. « Vous restez dos à dos jusqu’à mon signal. Puis vous ferez trois pas, pendant que je compterai. Vous n’avez le droit de toucher à votre arme qu’à la fin du décompte : vous vous retournez, et vous tirez. Et par pitié essayez de viser l’arme de votre adversaire, le sang ça m’fait dégobiller le matin. Bien ! Un ! »
Ils firent un pas en avant, suivi d’un second assez rapide à l’annonce du « Deux ! ». Le rythme étant bien plus soutenu que prévu, Neila n’eut pas le temps de réagir : au « Trois ! », elle se retourna, mais son arme vola en dehors de ses mains, sans entendre la moindre détonation. Déséquilibrée, elle entendit le sol claquer à ses pieds, ce qui la fit reculer de panique avant de retomber sur son derrière, tordant de rire l’assemblée.
« Oh, désolé ! », s’excusa faussement son adversaire, fouet en main et fumant. « Comme tu es une tireuse de grande renommée, je ne me suis pas retenu, je te prie de m’excuser » Il s’inclina avec une fausse ferveur, contentant le public hilare, ravi de ce dos-à-dos. « Tu aurais préféré que je tienne ma promesse, peut-être ?
— La ferme ! hurla la perdante, qui époussetait son pantalon. Je n’avais qu’une seule balle !
— C’est vrai que ça a fait toute la différence, elle est encore dans le revolver ! Bon, rends-le-moi maintenant. »
Sous le regard insistant du shérif, elle n’eut d’autres choix que de le lui rendre. « Merci bien ! », ricana-t-il, avant de sortir la balle du revolver et de la jeter d’un coup de pouce. « Tu peux garder ça, en souvenir ! Ou si jamais tu souhaites retenter ta chance », dit-il, partant en direction du train. Fulminant de rage, Neila accepta sa cuisante défaite. Elle ramassa la munition qui était à terre, avant de jeter son regard sur son robot, qui s’était rapproché.
« Tu es venu te moquer ? Vas-y, je ne suis plus à ça près.
— Il a triché », dit simplement Will.
La mâchoire de Neila se décrocha. « Pardon ?!
— Le shérif n’était pas réveillé, et le reste de ces gens ont sans doute comme habitude de prendre du whisky avec leur petit-déjeuner, mais ça ne m’a pas échappé. Il s’est tourné juste avant la fin du décompte. Tu étais… très rapide. Mais trop honnête. »
Elle prit quelques secondes le temps de digérer, à la fois le compliment inattendu du robot, et la tricherie de Waylon. Ne sachant comment réagir, elle mordit simplement un de ses deux gants. Elle aurait voulu hurler, courir, frapper tout et n’importe quoi – notamment le nez de cet enfoiré ! – mais ne souhaitait pas redevenir le centre de l’attention. Elle était déjà la risée de la ville, elle ne voulait pas s’attirer de nouveaux problèmes.
« Will ! s’écria-t-elle soudainement. Il faut que tu m’aides !
— J’envisagerai cette possibilité si tu arrêtes dorénavant de m’appeler comme ça.
— Pour qu’on monte dans le train, il faut à tout prix que je récupère mon cube ! Ce ne sera peut-être pas suffisant, mais c’est mieux que rien… Tu penses pouvoir m’aider ?
— Je n’ai pas dit que j’acceptais. Je ne compte pas lever le petit doigt pour cette histoire de jouet stupide. Ce n’est pas enfermé derrière des barreaux que je serai réparé.
— Ce n’est pas un jouet ! C’est une relique, un artefact, un…
— Oui, appelle ça comme tu veux, la coupa l’androïde. Cette histoire m’ennuie. Le duel était déjà suffisamment gênant à observer…
— Willy, je ne te demanderai plus jamais rien jusqu’à ce qu’on se sépare ! Fais ça pour moi, le supplia Neila en feignant un air adorable.
— Ça ne prend pas avec moi. Mais… »
Il leva les yeux vers un bâtiment imposant, à plusieurs centaines de mètres. L’immense tour à horloge, trônant sur une arche sous laquelle passaient les immenses rails menant à l’Ouest.
« Il n’avait pas de sac avec lui. Si cet artefact est si précieux que tu le laisses sous-entendre, il doit probablement être en sécurité quelque part. Avec du bol, il y a peut-être même mis son ticket.
— Comme dans… une banque ? Ou chez un prêteur sur gages ?
— Je n’irai pas jusque-là. Une chambre d’hôtel suffit largement pour poser ses affaires, en attendant le départ.
— Le départ ! s’alarma soudain Neila, regardant le train heureusement toujours à l’arrêt. Quelle heure est-il ?
— Aux alentours de huit heures, répondit le robot. L’horloge de cette grosse tour est assez visible, non ? Tu as le temps de récupérer un petit cube, d’ici là. Sur ce ! je m’en vais me mettre à l’ombre afin de ne pas continuer à fondre. Bon courage surtout ! », claironna l’ancien orfèvre en se séparant de sa compagne, livrée à elle-même.
Terriblement frustrée, cette dernière s’assit en tailleur sur le sol, le dos contre la fontaine. Tentant de ravaler sa colère, sans savoir envers qui elle était la plus vive, elle réfléchit à comment organiser son petit cambriolage. Si elle se faisait avoir en train de voler, surtout un objet si important, elle avait peu de chance de s’en tirer avec un duel cette fois. Elle monterait dans le train, mais derrière des barreaux, et ne verrait pas le soleil avant plusieurs années. Cela dit, sans ce cube, elle était bloquée ici. Sans parler du ticket. Revenir en arrière était impossible sans monture, et elle n’avait pas assez d’argent pour se procurer un horrible canasson. Elle n’avait donc pas tellement le choix.
Tenter de marchander avec lui ? Non, il n’accepterait rien d’elle, à part qu’elle lui donnât Will, qui ne semblait pas enclin à suivre un voleur. Le battre discrètement au duel ? Elle n’était plus aussi sûre de ses capacités, même face à un tricheur. D’autant plus qu’il pourrait imaginer mille subterfuges afin de la tromper à nouveau.
C’est en se trempant la nuque à l’eau froide qu’elle se décida. Sans attendre, elle traça la piste du voleur, que tout le monde avait regardé partir.
——
« Acheter des reliques est toujours une foutue galère », râla Waylon dans sa barbe, montant les escaliers de l’auberge. Mais il n’était pas dans l’urgence : le départ était dans plus d’une heure, rien ne pressait. Quand bien même sa mission, elle, n’était pas à prendre à la légère. La moindre erreur, le moindre décalage dans ses plans, et c’était l’échec assuré. Une chance d’avoir croisé cette gamine sur le chemin. Pas de chance pour elle, mais bon… Elle ne rate rien. Vraiment.
Il entra dans sa chambre, qu’il avait visiblement oublié de fermer à clé, puis verrouilla la porte derrière lui, vérifiant plusieurs fois par sécurité qu’elle ne pouvait s’ouvrir. Il s’approcha de la fenêtre du fond, serra les rideaux qui obscurcissaient la pièce, puis dressa son inventaire. Pas besoin de la machine à écrire, elle pouvait rester là, quand bien même elle lui avait coûté un bras. Il rangea les lettres qu’il avait écrites avec, dans le cas où il aurait besoin de contacter sa taciturne correspondante. Des vêtements, check. Son ticket, check. Un radar, check. Armes et munitions, check. Une montre, check. Fioles, check.
Voyant celles-ci, remplies d’un beau bleu Klein, il déglutit. Il n’en avait pas pris depuis maintenant huit heures, et ne tenait plus. Cela aurait attendu la montée dans le train, qu’il s’était dit, mais la querelle qu’il eut plus tôt lui avait mis les nerfs à vif. Il avait eu la chance que personne ne voie sa triche, mais son soulagement n’avait pas effacé son envie. Celle de prendre une petite bouffée, maintenant.
Et merde, non, plus tard, se convainc-t-il. Avant de finalement brancher une fiole sur son petit inhalateur, les doigts tremblants. Il n’avait que cette odeur en tête. Ce goût. Cette sensation. Ayant finalement tout rangé, il céda pour de bon et prit une inspiration dans l’appareil. L’effet fut immédiat, comme attendu. La lumière lui brûla les yeux, et il se baissa. Sa respiration se faisait plus profonde, plus fraiche, plus pure. Ses muscles se détendaient et ses courbatures disparaissaient. Le bas de son corps chauffait, tandis que ses poils se hérissaient.
De honte, il rangea l’inhalateur d’un geste pressé. Il n’avait pas assez de fioles pour tenir jusqu’au lendemain, et plus d’argent pour s’en procurer. Ce klein valait un demi-ticket, au bas mot. Il allait devoir durement batailler pour survivre les prochaines semaines, tout en suivant les ordres des lettres qu’il recevrait.
Remis, il sortit du col de chemise la petite clé qu’un homme lui avait vendue. Richement habillé, avec sa canne et son air de jeune nouveau riche, il avait été étonnant pour Waylon qu’il n’eût pas déjà de quoi entrer dans le Dawnbreaker. Mais il lui prit son ticket, en échange d’une relique – une clé de serrain –, et non de billets. Cela l’avait arrangé, et la rareté d’un tel objet lui donnait de l’espoir quant à son départ, enfin, de cette maudite ville.
Après l’avoir rangée dans son sac, il se baissa, pour approcher de la plinthe. Fatiguée, elle s’enlevait facilement, pour laisser voir les combles. Waylon fut content de voir que le cube n’avait pas bougé. Il s’agissait, de très loin, de l’objet le plus important de son inventaire actuel. Lanterne, check.
Il jongla un instant avec, ravi, avant d’entendre un « clic ! » familier. Il se stoppa net.
« Cette fois-ci, il est armé », dit une voix féminine dans l’ombre de la pièce.
Waylon sourit d’exaspération, avant de se tourner vers l’angle le plus éloigné de la fenêtre. Assise sur une chaise, les deux pieds bottés posés sur la table, et le revolver pointé vers lui, Neila le fixait avec assurance.
« Je dois avouer, dit Waylon après plusieurs secondes, que tu es particulièrement butée. Le résultat sera toujours le même, pourquoi t’entêter ?
— Je n’aurai pas à tirer », répondit la jeune femme en sortant de l’ombre, un faux bandana bleu autour du front et les cheveux attachés en arrière. Dans sa main gauche, un revolver inconnu pointé vers son adversaire. « Le whisky du petit-déjeuner, tu connais ?
— Eh ben, ricana le voleur, je suis impressionné ! Tu t’inspires des plus grands, je ne pensais pas que nous partagions les mêmes petites astuces. Tu as même réussi à me pister, prodigieux. D’où vient cette arme ?
— De la même personne qui m’a donné ceci, expliqua-t-elle en faisant tourner un double des clés autour de son doigt. Enfin, je crois, il était posé près du tenancier sur le comptoir. Peu importe.
— Un coup de poker qui te mène à ta perte », soupira Waylon, de plus en plus sérieux, approchant la main de la poignée de son revolver. « Je t’ai laissé ta chance deux fois. Désolé, mais maintenant je ne peux plus reculer. D’autant plus que tu n’as qu’une seule balle. »
Le regard de Neila s’attarda sur la ceinture de Waylon : le nombre de balles avait drastiquement diminué. Il devait avoir rechargé son arme par précaution.
« Tu as triché tout à l’heure, tu n’es qu’un lâche !
— Je viens de te le dire : je t’ai laissé ta chance. Fouetter une arme, c’est moins facile que de viser le visage. Tu as quel âge ? Quinze, non, seize ans, tout au plus ?
— Tu n’as pas l’air beaucoup plus âgé, rétorqua Neila en troquant son stupide bandana de fortune contre sa fidèle lunette cassée.
— Sauf que je vivrai probablement plus longtemps. » Il fit lentement quelques pas sur le côté, suivi par son adversaire, qui ne le quittait pas de l’œil. « Corrige-moi si je me trompe : tu n’as pas le regard d’une personne qui a déjà tiré sur quelqu’un ? »
Le silence particulièrement éloquent de Neila le fit sourire, bien que moins qu’à l’accoutumée. La jeune fille se sentait soudainement désarmée face à lui, qui ne semblait ni sourciller ni s’inquiéter. Sa main était nonchalamment posée sur sa ceinture, près de son arme, et ses yeux étudiaient ceux de son opposante.
« Tu regardes là où tu veux tirer, reprit-il. Ma main te perturbe, tu te demandes quand je vais attraper mon arme. Et laquelle. Tu tentes de suivre mes mouvements de jambe et tu m’écoutes bien trop attentivement. »
Il se stoppa quelques instants, voyant la main tremblante de son adversaire.
« Tu réfléchis trop.
— La ferme ! se reprit Neila, inspirant un grand coup et stabilisant sa visée. Tu vas me jeter ta ceinture, ton ticket, puis je vais sortir de cette pièce, avec ce cube et tes armes. Et on en restera là.
— Tu aurais au moins pu prévoir ça juste avant le départ du train, il reste encore une heure. Tu as peu de chance de t’en sortir, tu le sais ?
— Dépêche !
— Eh bien, non ! Je refuse. Et je te propose mon propre marché : tu vas me filer ton arme, ainsi que ma balle dont elle est équipée. En échange, je t’épargne, et je te donnerai peut-être un peu d’argent pour rentrer chez toi. Ce petit jeu me fatigue. »
Neila soupira, les sourcils froncés et trempés par la sueur qui coulait sur son front. La température de la pièce avait grimpé en flèche, ou du moins le ressentait-elle ainsi. Elle sentait également un souffle glacé, contre sa nuque, ainsi que des gouttes gelées couler le long de son dos. Elle n’arrivait pas à poser le doigt sur la détente, malgré l’urgence. Son adversaire restait sur place, bougeant ses doigts à quelques occasions. Elle ne savait plus où poser les yeux.
Soudain, une goutte de sueur atteignit son œil gauche, la forçant à cligner celui-ci. En ce bref instant, elle vit la silhouette de Waylon bouger, la forçant à tirer au hasard. La balle n’atteignit visiblement pas sa cible : un canon froid comme la mort se posa sous sa mâchoire, et une main ferme tira ses cheveux vers l’arrière, plongeant son regard dans deux yeux d’émeraude à peine visibles, entre deux paupières plissées.
« Fini de jouer, souffla un Waylon perdant patience. Donne-moi ton arme et fiche le camp d’ici. »
Elle n’avait jamais été si près d’un visage de sa vie, et jamais elle ne vit une telle expression. Elle n’arrivait pas à la définir… Était-ce l’expression que portaient ceux qui s’étaient résignés à ôter la vie d’autrui ? Quelle tête pouvait bien faire un futur condamné ? Quelle expression pouvait-elle bien arborer, en ce moment ?
« Tu réfléchis trop », résonna la voix dans sa tête. Même dans un moment comme celui-ci, elle ne pouvait s’empêcher de se poser ce genre de question stupide. Alors que l’impatience commençait à se lire sur le visage de son agresseur, elle ferma les yeux, se posant une ultime question. Elle, ou sa sœur ?
Elle sourit soudain, étonnée de la rapidité avec laquelle elle se décida.
« Tire », murmura-t-elle à mi-voix. « Tire dans ce cas. Tu n’auras qu’une seule chance. »
Profitant de l’infime instant durant lequel son assaillant hésita, elle lui éclata le nez avec son front. « Ma sœur ou moi ? Aucun des deux ! » Le coup de feu qui retentit près de son oreille lui fit perdre l’équilibre, accompagnant son ennemi dans sa chute. Tentant d’ignorer l’acouphène qui lui martelait le crâne, elle prit l’arme chargée de son adversaire puis se releva d’un bon avant de foncer l’épaule la première contre la fenêtre. Elle brisa la vitre sans effort et tomba sur le préau de l’auberge, avant de glisser et finir au sol, sans lunette, au milieu d’une foule paniquée. Se levant, toujours chancelante, elle vit le cube par terre, puis un Waylon tombant du ciel, alarmé depuis l’auberge par quelques hommes de loi, attirés par les coups de feu.
Les deux voleurs se fixèrent quelques instants avant de courir dans la même direction au son des fusils armés. Les mains du jeune homme avaient subtilisé la relique avant même que ses jambes n’aient pensé à le relever. Neila tenta de l’attraper, mais elle n’obtint comme gain qu’un bandana entre ses doigts. Motivée par l’adrénaline qui lui montait à la tête, elle ne lâchait pas des yeux le cube que tenait un Waylon terriblement rapide. Elle attrapa son revolver, et tira au hasard en direction de ses pieds. Il sauta à pieds joints, sous le choc, mais ne ralentit pas son allure, tournant dans un virage derrière l’auberge. Avant de se faire stopper net par un obstacle terriblement solide.
Un bras de cuivre et de rouille se tenait à l’horizontale, son porteur fixant le nez ensanglanté du voleur couché au sol. Sous le choc, et haletante, Neila regardait Will qui se tenait droit devant sa victime. Cette dernière était comme assommée, ou dans un entre-deux désagréable entre l’éveil et le coma. Waylon porta machinalement sa main à son visage, la couvrant de sang, avant de cacher ses yeux du regard empli de jugement du soleil qui trônait dans le ciel du matin. « Putain », semblaient marmonner ses lèvres, alors qu’il lâchait le cube de la main.
« Will ! s’exclama Neila, courbée par l’effort. Je savais que tu ne m’avais pas abandonnée !
— J’ai agi par réflexe, à vrai dire… Neila ! », s’interrompit l’automate, levant les mains au-dessus de sa tête, suivi par elle, après avoir remis son foulard bleu autour du front. Ils fixèrent le marshal et sa suite approcher, l’air furieux et le fusil qui les démangeait.
« Qu’est-ce que c’est que ce raffut encore ?! Rah, mais merde ! râla avec dégoût le marshal, se couvrant le nez et la bouche avec sa main. Vous ne pouviez pas vous empêcher de faire couler du sang hein… Passons ! Vous venez de foutre un putain de bordel dans ma cité !
— Un peu présomptueux d’appeler cet endroit une cité, intervint l’androïde.
— La ferme la carcasse, c’est pas à toi que j’cause pour l’instant. Et sache pour ta gouverne que ce n’est pas la taille qui… J’ai dit : passons ! Vous n’avez pas agi selon les règles. Ce duel était censé clore votre querelle.
— Je me suis simplement défendue », assura Neila qui semblait regarder à droite et à gauche, comme attendant que quelque chose pointât le bout de son nez. Et c’est ce qui arriva : un vieil homme à la bosse dorsale proéminente trottina jusqu’à eux, attachant avec peine une ceinture sans revolver à sa taille.
« M’sieur l’marshal, m’sieur l’marshal ! couina ce dernier. Y z’ont défoncé mon auberge !
— Je sais, Garvey, vous êtes un peu en retard. J’ai déjà rattrapé le fautif.
— Ah ! s’écria le vieil aubergiste, pointant l’individu susnommé. C’est lui ! C’est lui !
— Je sais, reprit le marshal, je viens de te le dire, j’ai déjà…
— C’est ce jeune homme au bandana qui m’a acheté la chambre ce matin ! compatit l’homme en tenant fermement les mains de la jeune femme, s’inclinant avec ferveur. Oh mon pauvre monsieur… je vous rembourserai la chambre en dédommagement, je suis absolument navré d’avoir manqué à mes devoirs…
— Madame, le corrigea Neila qui serrait avec gêne les mains cloquées de son obligé.
— Oh, mille excuses ma bonne dame, ma cataracte ne s’arrange pas avec l’âge… Il me faut vraiment faire réparer ces lunettes, je les avais pourtant achetées si cher… Ce jeune délinquant a osé se faire passer pour vous, quelle honte ! », finit l’aubergiste en pointant du doigt Waylon, toujours à terre, qui ne réagissait pas le moins du monde.
Neila croisa le regard du marshal, relevant les mains au-dessus de sa tête, puis haussa ses épaules en souriant. Peu convaincu, l’homme de loi jeta l’éponge, la résolution rapide des évènements lui convenant. Mais il fouilla la poche avant de la chemise du bossu, et en sortit une flasque de verre vide, qu’il jeta derrière son épaule.
« L’âge ne semble pas être l’excuse à tout, hein ? Si je vous reprends à vous tromper une nouvelle fois de la sorte, le réprimanda l’homme de loi, je vous promets que vos problèmes de vue seront les derniers de vos soucis.
— En… entendu ! bafouilla le tenancier avant de repartir maladroitement en direction de son auberge, laissant tomber ses lunettes.
— Quant à vous, reprit le marshal à l’attention des trois voyageurs face à lui, ne revenez plus jamais ici. Grimpez dans ce foutu train, ou fichez-moi le camp !
— Sans fautes ! », dirent à l’unisson Neila et son compagnon géant, qui partagèrent un regard complice. Une fois seuls, ils traînèrent Waylon à l’ombre, adossé au mur de l’auberge, puis Neila ramassa les lunettes abandonnées par l’aubergiste. Elle les cassa en deux et la plaça la monture de gauche derrière son oreille, observant à travers le verre épais. C’est toujours flou… Elle rangea sa nouvelle acquisition puis s’adressa à son compagnon.
« Le train ne devrait pas tarder à partir, si ?
— Dans une quarantaine de minutes, normalement, répondit Will. Mais il faut que tu te dépêches, la sélection prend un certain temps.
— La sélection ?
— Ce qui te permet de valider ton entrée », répondit la voix du voleur sans bandana, les yeux toujours fermés, essuyant le sang qui coulait sur son visage avec sa manche. Sur son front trônait une cicatrice, auparavant cachée. « Ils vérifient que ta relique est conforme, ou que tu as une bonne raison d’entrer. C’est un honneur dont peu peuvent bénéficier. »
Neila regarda le voleur, sans savoir s’il disait ou non la vérité, puis observa le ticket qu’elle venait de lui subtiliser. Mais, surtout, le cube, désormais couvert de sang, de terre et de sable.
« Ma relique ne suffit donc pas ? supposa-t-elle. Tu avais pourtant l’air d’y tenir.
— En temps normal non, mais ces temps-ci, les entrées sont plus faciles. Je t’ai menti, c’est vrai, mais je voulais la garder, et non la donner aux examinateurs pour pénétrer dans le train. » Il ouvrit les yeux et regarda la jeune femme avec dédain. « Entre avec cette lanterne, si tu le veux ! Profite bien de la capitale, belle et grandiose…
— Tu n’essaies pas de le récupérer ? demanda Neila en pointant le cube du doigt. Si tu y tiens tant.
— À moi, il m’intéresse », dit une voix inconnue, sans laisser le temps à Waylon de répondre.