Chapitre 6 - Et pour quelques sterlings de plus

Par Daichi
Notes de l’auteur : Chapitre 3, Midi tapant. Partie 2.

À l’ombre de l’étable qui bordait l’auberge se tenait une silhouette, en direction de laquelle les trois voyageurs tournèrent leur regard. Il se tenait dos à une des poutres de bois, le pied posé contre celle-ci, une cigarette à la main qu’il portait à ses lèvres. Son visage fut illuminé d’une flamme d’un bleu éclatant, qui sortait de la cheminée d’un étrange briquet, dont il actionnait un mécanisme d’allumage. Cela fait, il tira à plusieurs reprises le tabac, rangeant sa babiole, puis souffla un épais nappage de fumée, cachant le reste de son visage tandis qu’il mettait un pied devant l’autre pour s’approcher.

Sortant de l’asphyxiante brume, il dévoila alors la moitié d’un visage d’une vingtaine d’années, la partie droite cachée par une longue mèche de cheveux noirs dépassant d’un couvre-chef texan. L’autre dévoilait un œil d’un bleu glaçant, deux lèvres pincées, et un menton fuyant. Sur son chapeau comme sur son manteau de cuir court trônaient des initiales marquées en lettre d’or, « J.L ». De bonne facture, ce manteau couvrait une chemise d’un rouge aussi profond que le silence qui coiffait la scène. Une chaînette d’or décorait cette chemise, derrière les boutons du manteau, et une autre reliait la ceinture à la poche de son pantalon. Cette ceinture était exotique : elle ne comportait ni trou ni boucle, simplement un mécanisme en son milieu, composé de plusieurs engrenages. Des balles ne décoraient pas la ceinture, mais elle était accompagnée de deux revolvers, l’un poignet ivoire, l’autre acajou. La chaîne attachée à la ceinture s’engouffrait dans une des poches du pantalon de lin noir, rentré dans deux bottes de cuir gravé. Ces gravures étaient dorées à certains endroits, se mariant avec les deux éperons tout aussi extravagants que le reste.

Portant son unique œil sur deux adolescents couverts de crasse, de sueur et de sang, l’homme qui portait cet attirail n’eut aucun mal à se sentir légèrement plus soigné.

« Vous semblez avoir fait pas mal de bruit ici, reprit enfin l’inconnu. En huit jours d’attente, je n’avais jamais vu ça. Un nez brisé par-ci par-là, un duel ennuyant, oui, j’ai pu en admirer à la pelle. Mais une fenêtre brisée, un marshal en colère, deux coups de feu dans une auberge… Ah ! je peux dire que vous faites fort ! Et sans vous faire attraper, en plus.

— Excuse-moi, l’interrompit Neila qui se retenait de rire à la vue de l’allure de l’inconnu, mais tu es… ?

— Inutile de me présenter. Vos noms ne m’intéressent pas non plus. Si ce cube vous encombre trop, je suis prêt à vous en débarrasser.

— Tu peux rêver », dirent en même temps Neila et Waylon, qui se fusillèrent du regard pendant que l’androïde, toujours muet, ne quittait pas des yeux l’étrange individu.

« C’est le mien ! vociféra Neila, serrant l’artefact contre elle. Je l’ai trouvé ET gagné ! Honnêtement !

— Tu t’es fait passer pour moi, rugit son éternel ennemi en se relevant, il n’y a rien d’honnête à ça…

— Je pense m’être mal exprimé, reprit l’inconnu en rallumant sa cigarette qui s’était éteinte avec le vent. Je le veux maintenant. Le train part sous peu et je n’ai pas de temps à perdre avec des enfants.

— T’es à peine plus vieux que moi, lança Waylon en s’approchant de lui. Tu viens de Montnimbe, toi, nan ? Qu’est-ce que tu fiches ici ? Tu as juste à entrer dans le train, je vois pas ce qui t’en empêche ! »

L’inconnu le fixa plusieurs secondes, avant de jeter sa cigarette à terre et de l’écraser avec le bout de sa botte. Sans daigner répondre au voleur qui avait osé l’approcher, il fit quelques pas en direction du robot, qui ne le quittait pas de son unique œil.

« Un air de ressemblance, constata l’inconnu. Tu n’as pas dit un mot, contrairement à tes compagnons.

— C’est que je n’ai rien à dire, répondit-il simplement.

— Ton matricule ? Ta fonction ?

— Je n’en ai pas.

— Oh, un sinistré ? s’étonna le jeune homme, avant de rire avec satisfaction. Je ne pensais pas qu’il en restait si loin ! Et en piteux état, regardez-moi ça.

— Il me semble qu’il y a un malentendu. J’ai simplement des câbles grillés.

— Oh ! Dommage… Je me faisais une joie de pouvoir en ramener un, en guise de déco. » Le poing serré de l’automate le fit sourire, sans néanmoins l’encourager à continuer sa provocation. Se tournant en direction de Neila, qui ne comprit pas un traitre mot de leur conversation, il sortit de la poche intérieure de son manteau une sorte de petite araignée de métal. À sa vue, Waylon recula de trois pas, le visage blême. L’arachnide fixa de ses huit yeux endormis le visage du citadin, qui appuya sur son abdomen. Elle se mit à trembler et se dresser sur ses pattes, parfaitement agitée.

« J’imagine que n’auras que faire de mon argent, alors je vais nous épargner à tous les deux de longues négociations. Si tu es si férue de la gâchette, un duel pour déterminer celui qui gagnera cet artefact devrait te convaincre ?

— Pas si je n’ai rien à y gagner, répondit l’intéressée. Pourquoi je perdrais moi aussi mon temps avec toi ? J’ai eu bien assez à faire avec l’autre derrière ! Ce cube est à moi et tu ne l’auras pas.

— Fort bien ! Cela m’arrange », s’exclama l’homme avant de claquer des doigts, ce qui fit couiner la petite araignée. Peu après, Will se vouta d’un seul coup, l’œil éteint, comme redevenu un simple épouvantail.

« Will ! s’inquiéta Neila, essayant de le secouer pour le réveiller. Qu’est-ce que tu lui as fait ?!

— Il est actuellement aussi conscient qu’une machine à café. Si tu veux le récupérer, tu devras te plier à mes exigences. »

Neila serra le cube contre elle, la main sur la poignée de son revolver.

« Je ne te demanderai pas le cube en échange du robot, reprit le jeune homme, je ne souhaite pas me faire tirer dessus après m’en être emparé. Nous règlerons ça dans les règles, selon la Constitution.

— De quoi est-ce que tu me parles ?! s’énerva Neila, armant le chien de son arme encore rangée. Sois plus clair !

— Il fallait s’y attendre, soupira l’inconnu. Appose ton empreinte avec moi sur cette araignée : nous serons respectivement obligés de tenir nos engagements, sous peine de trahison envers la couronne. Ce n’est pas une bagarre de ruelle que je te propose : c’est un arrangement honnête. Ne bouge pas, toi ! », s’écria-t-il soudainement, pointant du doigt Waylon qui tentait de s’éloigner. Stoppé, il se tourna, le visage tendu. « Je ne veux pas que tu quittes mon champ de vision. Reste là. Tu décores parfaitement le paysage. » À ces mots, c’est comme si le voleur s’était arrêté de respirer. Neila ne comprenait certes pas son attitude, mais cela ne la préoccupait guère : elle ne quittait pas son revolver ni sa précieuse relique.

« Honnête mon œil ! répondit-elle. C’est une prise d’otage…

— Appelle ça comme tu veux, si tu gagnes tu récupères ton ami et tu gardes ce cube. Mais à toi de respecter tes engagements dans le cas contraire : ce cube contre la vie du sinistré, ou peu importe ce qu’il prétend être. »

Il posa l’index sur l’abdomen de l’araignée, qui ronronnait paisiblement, puis fixa Neila avec patience. Celle-ci, complètement acculée par le temps, n’eut d’autres choix que d’abdiquer, rangeant son revolver et s’approchant de la machine. Elle posa son doigt non ganté sur celui-ci, et les yeux de l’araignée devinrent rouges, ce qui satisfit l’homme au chapeau.

« Bien ! s’exclama-t-il. Pose le cube sur le sol, entre nous deux.

— Qui me dit que…

— Le duel a commencé, je ne peux pas mentir ni te tromper. Pose-le. »

Elle obéit, non sans méfiance, puis se posta face à l’homme, qui se plaça à plusieurs mètres du cube. Tous deux firent plusieurs pas en arrière, jusqu’à se trouver à une distance qui sembla les satisfaire.

« Tire quand tu veux. Je te laisse cet honneur.

— C’est bien aimable », répliqua avec sècheresse Neila, qui fulminait. Sous le regard impuissant et décontenancé de Waylon, les deux opposants s’observaient en silence. Elle se sentait enfin dans son élément : face à un adversaire, immobile, en silence, les doigts près d’un revolver. Et terriblement sous pression. Cela lui rappelait son premier duel avec le shérif de Little Coin. Une douce époque, où la défaite avec un goût d’aventure. Elle inspira, puis souffla lentement, vidant son esprit de ce qui pouvait la gêner. Mais une chose demeurait.

Son ennemi ne montrait aucun signe de défense. Il restait les mains dans les poches, l’air ennuyé, fixant son adversaire avec impatience. Elle avait certes vu McQueen rester immobile, ne laissant échapper aucune de ses intentions, mais ici, c’était différent. Il était évident qu’il n’en avait aucune. Il semblait attendre, simplement, sans préparer son corps à quoi que ce soit. Neila n’aimait pas ça. Mais elle avait l’avantage de pouvoir commencer. Son chien était déjà armé – ce qui n’était pas très fair-play, mais elle ne voulait pas risquer d’échouer cette fois-ci. Elle pouvait perdre Will, son précieux cube, et même la vie, si elle était vaincue. Il a intérêt à ramener Will, que je gagne ou non, pensa-t-elle, avant de fermer son esprit pour de bon. Elle ferma les yeux quelques instants, puis fixa le visage de son adversaire. Puis son torse. Puis ses mains. Puis ses jambes.

Elle sortit son arme, mais un flash blanc l’aveugla un fragment de seconde, et son revolver vola plusieurs mètres derrière elle.

Sur le coup, Neila pensa devenir aveugle : fort heureusement, la désagréable silhouette de son opposant était toujours là. Avant même qu’elle ne comprenne ce qu’il venait de se passer, il avançait nonchalamment en direction du cube, qu’il ramassa et observa sous toutes ses coutures.

« Qu’est-ce que… », bafouilla Neila, encore sous le choc, regardant sa main vide, puis l’inconnu qui lui faisait face. Elle ne l’avait pas vu sortir ses armes, ni même tirer avec. Elles étaient même toujours rangées dans leurs étuis. Elle regarda autour d’elle, cherchant un coupable imaginaire pour ce qui venait de lui arriver, puis alla chercher l’arme qui avait quitté ses mains comme par magie. Ce qui était un revolver volé était désormais un bout de métal coupé en deux, incandescent, comme s’il avait fondu. Cela dépassait l’entendement.

« Vous l’avez complètement sali, se plaignit le vainqueur en époussetant le cube. Pas sûr que je puisse en tirer quelque chose…

— Comment tu as fait ?! s’écria Neila en fonçant en sa direction. Tu as triché !

— Je te l’ai dit, c’est un duel tout ce qu’il y a de plus encadré par la Constitution. J’ai triché autant que tu étais préparée. Aucunement. »

La jeune fille était abattue. Elle fixa l’araignée, dont les yeux s’étaient éteints. C’était fini. Elle avait perdu. Encore.

Elle s’effondra à genoux sur le sol, le regard dans le vide, puis frotta le sol de ses phalanges pour se les égratigner de force. Pas question d’abandonner ! se hurla-t-elle à elle-même. Elle n’avait pas quitté les siens pour se laisser abattre aussi facilement ! Quelques défaites, oui, et alors ? Elle avait perdu des milliers de fois contre le plus grand tireur qu’elle n’ait jamais vu, peu importait les quelques défaites qu’elle essuyait aujourd’hui ! Ce n’était que le début de sa mission, après tout.

« Répare Will ! cria-t-elle en se relevant. Tu l’as promis !

— Ah, oui », répondit sans conviction l’inconnu qui claqua des doigts, ce qui réveilla l’androïde avec son tremblement caractéristique. Il tourna vivement la tête à droite et à gauche, guettant un danger invisible, avant qu’une silhouette se jette sur lui avec violence. N’ayant le temps de se défendre, il rencontra le sol, sous la jeune fille qui l’enlaçait de toutes ses forces.

« WILL !! hurlait Neila de joie, étalée de tout son long sur son compagnon de métal.

— Eh ! Mais ! Lâche-moi, espèce de tarée ! Ne me serre pas comme ça, c’est plus que désagréable ! Roh mais vire de làààà, râla le robot en la poussant sur le côté.

— Tu es revenu !

— Je ne me souviens pas être parti ! C’est à toi qu’il faut racheter des lunettes, pas à ce vieux débris qui fait office d’aubergiste…

— Sur ce, reprit le jeune homme en rangeant le cube et l’araignée (endormie), je vous laisse !

— Attends ! », intervint enfin Waylon, sortant de sa torpeur.

L’inconnu se tourna vers lui, arborant une expression teintée d’un mélange d’impatience et de curiosité.

« Lewis ? demanda simplement le voleur.

— Ah ! Tu frappes à la bonne porte, effectivement. Les initiales y sont pour beaucoup j’imagine.

— Transmets un message à ton père. »

Tous deux restèrent silencieux quelques secondes, le tireur habillé de noir, les sourcils froncés, l’autre, visiblement anxieux.

« Il regrettera ce qu’il a fait », reprit Waylon.

Le fils du destinataire arbora un sourire admiratif sur son visage, puis salua l’expéditeur en baissant son chapeau de quelques centimètres sur son front.

« À transmettre », répondit-il, avant de repartir avec sa machine et sa relique nouvellement acquise, laissant les trois voyageurs de nouveau seuls. En quelques minutes, tous les trois venaient de perdre l’unique moyen qu’ils avaient de pouvoir monter dans ce train. Ils restèrent silencieux, jusqu’à ce que l’horloge de la tour indique onze heures trente d’un unique coup de cloche.

Au même instant, Waylon s’effondra contre le mur. La pression semblait tomber, et son corps fit de même jusqu’à ce que son séant épouse le sol. Neila s’apprêta à se moquer, jusqu’à voir une auréole se former en dessous de lui. Il transpirait et se vidait, haletant. Ses mains palpaient ses poches, sans se gêner de son incontinence.

Neila était particulièrement gênée, au-delà de se demander ce qui lui arrivait. Il continuait de fouiller des vêtements, des poches imaginaires où pouvaient se planquer quelconques reliques ou tickets. « Eh, tenta-t-elle, j’ai pris ton ticket… Je suis désolée, mais j’en ai besoin, alors…

— Fiole, murmura-t-il simplement. Klein. Du klein

— Klein ? sursauta Will. Mais, c’est… »

Le robot se baissa vers lui, observa ses pupilles, puis changea immédiatement de ton : « Neila, va dans sa chambre et amène son sac, ou ses affaires, que sais-je !

— Mais… je vais pas lui rendre service, quand même ! »

Elle obéit néanmoins, se ramenant avec tout son sac. Waylon tendit sans attendre ses mains, qui s’agitaient furieusement, jusqu’à attraper une fiole. Une tomba au sol, y rependant un liquide bleu profond.

Prise de pitié, elle en chopa une, et attrapa l’inhalateur. Elle l’avait vu faire, alors qu’elle l’avait observé dans un coin de la chambre : après s’être trompée trois fois pour cause de myopie, elle brancha l’extrémité plate de la fiole dans le petit trou, et tourna jusqu’à ce qu’un « clic ! » se fût entendre. Waylon prit ses mains et guida l’appareil jusqu’à son visage, et dut être aidé pour le mettre dans sa bouche. L’inspiration fut si puissante et si rapide que le petit tube de verre devint vite transparent, vidé de toute substance. L’expression de Waylon fut tout aussi lunaire, au point de faire reculer Neila. Il s’était couvert le visage, aveuglé, et avait remué dans tous les sens. Puis, calmé, il trembla, et expira comme son dernier souffle.

« Putain, marmonna Neila, qu’est-ce que c’est que ce truc…

— J’en ai un très vague souvenir, dit Will en prenant la dernière fiole présente dans le sac. Quelque chose qu’on donne aux fous pour qu’ils se tiennent tranquilles et obéissants.

— C’est des histoires, soupira Waylon, les yeux toujours cachés. C’est un médicament pour sinistré. Ils en prennent pour ne pas devenir dingues. Enfin, en théorie. »

Quand il ouvrit les yeux, il vit une main tendue vers lui. Gantée, entre son visage et celui d’une éborgnée. Sans malice aucune ni arrière-pensée, elle attendait d’être prise avec toute la fermeté qui s’imposa. Alors Waylon l’attrapa, pour se hisser sur ses jambes mouillées, trop lassé pour avoir honte.

« De quel genre d’épreuve tu parlais ? lui demanda simplement Neila.

— Oh… Tu verras sur le moment. Mais sans relique, ou quoi que ce soit d’intéressant… Il n’y a aucun moyen de monter là-dedans.

— Pfeuh ! Je suis blessé », se vexa soudainement l’androïde, attirant l’attention des deux jeunots.

« Pardon ? dirent-ils en chœur, se fusillant du regard d’un même tenant.

— Je pensais être un minimum intéressant ! Moi qui imaginais que c’était pour cela que tu souhaitais m’acheter… »

Neila éclata soudainement de rire, laissant s’échapper toute la pression qui s’était insérée en elle. Tandis que Waylon pensait qu’elle se payait sa tête, elle retira le stupide bandana qui coiffait son front puis regarda le robot.

« Vous avez parlé de sinistré… Qu’est-ce que c’est ?

— Tu vis dans une vraie grotte ma parole ! se gaussa Waylon, arborant le sourire qui le caractérisait tant. Un sinistré est un homme-machine, en quelque sorte tout du moins.

— Un homme machine… ?

— Tu prends la mémoire et l’âme d’une personne, et tu la mets dans un robot. De nos jours, c’est bien plus rare, car la plupart se font pirater, et les autres deviennent simplement fous. Certains sont même torturés à loisir. Un robot ne vieillit pas, mais se retrouve en danger constant…

— C’est pour cela que tu ne voulais pas aller avec Waylon ? demanda Neila à son compagnon.

— Non, répondit-il. Je ne suis pas un sinistré, juste un robot détraqué. Peu de gens font la différence. Un sinistré n’a aucune raison de se retrouver où j’étais, et je ne prends pas de ces fioles bleues. Mais ça, ça peut jouer en notre faveur… »

Le visage de Waylon s’illumina soudain, lorsqu’il saisit où l’androïde voulait en venir. Repérant la totale incompréhension de sa compagne, Will frotta son visage de ses mains dans un bruit de grincement.

« Je regrette presque que ça soit ta route que j’ai croisée et non celle de ton voleur…

— Eh ! s’offusqua Neila, ce qui fit beaucoup rire l’intéressé.

— Il suffit de me faire passer pour un sinistré que tu emmènes faire réparer. C’est une raison plus que suffisante : des sinistrés qui se baladent sont une épine dans le pied de l’Empire, tu lui rendrais un fier service.

— J’avais compris ! se vexa Neila. C’est pas ça que je ne comprends pas…

— Quoi alors ? s’enquit Waylon.

— Pourquoi tu ne me proposes ça que maintenant ? Avec tout le mal que je me suis donné avec ce cube ! Bon, je veux quand même le récupérer, j’ai ma fierté, mais… J’ai risqué ma vie, quand même !

— Je confirme, ricana le voleur.

— Si ça rate, continua l’automate, on risque la mort. »

Ces paroles jetèrent un froid sur le groupe.

« Ils risquent de me demander mon identité… Et je n’en ai pas.

— Tu inquiètes ! s’exclama Neila. Je t’ai trouvé un super nom !

— Alors là, tu peux toujours rêver ! »

——

La poussière le prit au nez. Le rire gai des enfants martelait ses tympans avec la force d’un éléphant, et les sifflements des trains ne parvenaient pas à les combler. À sa gauche, un groupe de ces bambins, qu’un début d’adolescence rendait en tout point agaçants. Se vidant les narines avec un mouchoir de soie, il pria pour que son souffle couvrît les braillements devant la machine. Le plus grand se disputait un butin, que les plus jeunes réclamaient à grands cris.

Victor se pinça le haut du nez pour calmer son rhume et son humeur, tous deux lui montant à la tête. Il avait espéré que l’office de tourisme ouvrirait plus tôt, malheur ! non. Le voilà patientant, en compagnie de cowboys, de mineurs, de paysans, de va-nu-pieds, aux odeurs aussi variées que leurs visages étaient identiques. Il remercia le sable et la fumée de lui boucher ainsi les sinus, mais se lamenta qu’un rhume des oreilles n’exista point. Harassé par la querelle infantile qui prenait force à sa gauche, il y balada ses petites jambes, surprenant les enfants tout juste moins âgés que lui.

« Allons bon, jeunes gens ! Nous voilà sur le quai, ne vous querellez pas ainsi si proches des rails. C’est dangereux.

— Ooooh, un grand d’homme !

— Bah nan, t’es bête, l’a pas d’grand-chapeau…

— Mais il a une canne ! Et un grand mantô ! Et une chaîne qui pend de la poche !

— Vous v’nez des cités nan ?!

— Ravi de susciter ainsi votre admiration, se plaignit Victor. Quel est l’objet de vos émois ?

— Hein ?

— … Pourquoi vous vous battez ?

— Il m’a volé mon eau ! » Le plus petit pointait du doigt le grand, qui tenait dans sa main une canette. Pris sur le fait, le badaud commençait à bafouiller, incapable de se défendre tant la venue impromptue d’un adulte le surprenait. Cela ne devait pas être chose courante, qu’un adulte vînt se préoccuper de la misère des enfants, à en juger par les couleurs changeantes de ses joues – du rouge au pâle.

Victor traîna son regard ennuyé sur la machine près d’eux. Une vitre laissait aux passants admirer le large choix de boissons : canette d’eau, canette d’eau plus grande, petite canette d’eau, et canette de tabac à chiquer – plutôt qu’une boîte ? Rien de sucré, pour contenter Victor. Il fouilla sa poche, guettant les prix, et lâcha sur le sol l’ensemble des piécettes qui traînaient au fond de sa redingote. « Voilà pour vous, de quoi faire cesser vos chamailleries. »

Au versant de ses attentes, les gamins ne bougèrent pas un doigt. Ils décrochèrent leurs paupières fatiguées, dardant aux morceaux de cuivre un étonnement effaré. « Mais, murmura l’un, elles brillent !

— Oh, r’gardez, on voit un visage dessus…

— Y’a un nombre sur celle-là, vous croivez ? »

Toujours sans s’en approcher, les jeunots guettaient les sterlings lâchés au sol. Voir de l’argent propre, sans saleté ni usures, ne dut pas être du plus instinctif pour eux. Sans toucher le sol de son beau pantalon, Victor reprit une pièce et la posa sur la tête d’un des enfants. Surpris, l’autre remua et attrapa son dû, les yeux brillants. Avant que les autres ne lui eussent sauté dessus pour le lui chiper : « Minute ! Partagez-les, et allez vous servir loin des quais. Il y a beaucoup de circulation, j’ai même vu une voiture passer. »

Le musicien n’eut pas à se faire répéter. Il se réjouit de les voir s’éloigner – moins, de voir que l’office avait ouvert en son absence. La file d’attente s’annonçait longue. Se demandant si son titre d’examinateur lui permettrait de gruger, il vit le plus jeune du groupe d’enfants, enfin seul et avec une mare de pièces dans les mains, tenter de se prendre une boisson…

« Oh, malheur ! », s’écria l’un des gens qui attendaient devant l’office, se précipitant pour voir l’enfant qui venait de se faire renverser par une voiture. La foule le suivit et, content de s’être libéré le passage d’un coup de canne, Victor entra dans le bâtiment. Quasi vidé et aussi vétuste que l’extérieur et le reste de cette ville. Seule contrasta la chevelure argentée qu’il vit passer devant ses yeux, l’obligeant à les cligner par trois fois.

L’objet de son admiration fonçait vers la réception, plus pressé que lui. C’était une jeune femme, antagoniste de sa pupille, en quelques omissions : visage et cheveux étaient identiques. Du reste, sa gestuelle agaçante, ses vêtements crasseux de garçon, son accent paysan et ses paroles sans délicatesses – tout ça le fit revenir à la raison. Sans pour autant le débarrasser de ses doutes car, se rappelant le jour où il fit sienne sa protégée, il préféra s’assurer de ce dont il était question.

« M’sieur ! clama la jeune femme, ôtant de son nez ce qui tenait de monture. Tenez, c’est pour voir si je peux en tirer quelque chose.

— Chuis pas prêteur sur gages, petite, grognait le secrétaire.

— Tenez je vous dis ! Je veux savoir si je peux entrer dans le Dawnbreaker avec ça. »

S’étant approché à pas menus, Victor manqua de tousser. Le Dawnbreaker ? La jumelle veut donc rejoindre Everlaw. De plus près d’ailleurs, elle était affreuse ! Son œil était livide, la cicatrice autour fripée, ses lèvres sèches, et ses cheveux… Comment était-il possible d’ainsi insulter la toison de sa propre jumelle ?

« Hmm, marmonna l’homme, tenant la lunette entre ses doigts. Ça vous fera dix billets.

— Vraiment ? se navra la gamine, exhibant une liasse. Juste pour regarder ?

— J’suis occupé. »

Sans se laisser convaincre par l’absence de monde dans le bâtiment, elle sortit cinq billets. Non, deux. Puis en fait juste un seul. Elle plissait les yeux, s’assurant qu’elle sortait le bon, puis le posa sur le comptoir. Le secrétaire, voyant pourtant qu’elle avait déposé une valeur de vingt, le prit sans rien dire, et tripota le petit objet qu’elle lui avait donné.

Victor se régalait. Accoudé au comptoir, il observait à quelques centimètres la jeune femme, sans qu’elle ne le vît de son angle mort. Le baroque de sa trombine était purement fascinant, quand il le comparait à la photo de sa fille. Il en avait emmené une, prise deux jours auparavant, précédant son départ pour Atélia, la cité des sciences. Pour étudier – et « prendre l’air », qu’elle lui avait lancé. Oui, se dit-il, leurs différences sont myriades, mais en deçà de leurs points communs. Quelques coups de maquillages, une robe, une lentille, un peu de savon et beaucoup de shampoing, et elle aurait pu le tromper. Lui qui admirait Shelly à longueur de temps.

« Nan, souffla l’homme en s’amusant avec les engrenages fragiles du faux monocle. C’pas assez pour entrer à Everlaw. Vous pouvez tenter les trains pour la mer du sud, les reliques n’sont requises que pour les premières classes.

— Hein ?! Mais vous êtes aveugle, vous avez bien regardé ma lunette ? Je l’ai améliorée moi-même. Allez, s’il vous plaît, je veux juste pouvoir entrer dans le train…, chouinait-elle. Je peux me tasser dans un wagon de marchandises, je prendrai pas de place, c’est promis !

— C’est pas à moi d’en décider, mais aux examinateurs. »

Tout juste. Si elle souhaitait à ce point rejoindre la capitale, Victor était parfaitement en mesure de la refuser. Je n’ai que peu de raisons de la laisser entrer, mais qui sait si elle ne trouvera pas une relique d’ici là ? Je ne dois surtout pas la laisser entrer en contact avec Shelly.

Il s’était mis à tourner en rond, dans la grande pièce. Ignorant les visiteurs qui lorgnaient sur lui autant que sur la furieuse qui insistait au comptoir, il se demandait comment se débarrasser d’elle. Sa fille le tuerait, s’il l’éliminait. Mais il pouvait la priver de son seul œil, dans une ruelle, à l’écart de témoins. Ou l’amputer sauvagement, pour s’assurer qu’elle ne voulût plus tenter de venir jusqu’à la gare les fois futures.

Marquant son regard sur les postes téléphoniques présents sur les murs, Victor eut soudain une idée. Lumineuse. Risquée. Enivrante…

« Sinon, reprit l’homme au comptoir, nous avons des réductions sur les lunettes de sol…

— Laissez tomber », grogna Neila en lui chourant son binocle, furieuse, puis elle partit. Le choc de ses éperons sur le sol était déjà lointain, quand Victor interpella le secrétaire.

« Vous ne lui avez pas rendu la monnaie, vous êtes cruel.

— Hein ? Vous vous prenez pour qui, vous…

— Vous osez voler une jeune fille, aveugle de surcroît ! Vous n’avez pas honte ?! » Il clamait fort, poussant l’auditoire à s’offusquer. Son effet fonctionna, l’homme s’empourprait davantage. Puis, il sortit son titre d’examinateur, qui fit passer le visage du rougeaud à une couleur plus blême. « Que vais-je devoir dire à mon supérieur, une fois dans le train ? Que cet office se devra de fermer prochainement ses portes ?

— Non non non, bafouilla l’homme, vous avez raison… J’ai dû mal compter, haha ! Tenez, la monnaie. » Il sortit l’équivalent de dix sterlings en pièces, les mains tremblantes.

« Je m’en irai les lui donner. Et je m’engage à lui offrir un trajet pour la capitale, en dédommagement ! » Le public l’applaudit pour sa générosité, accompagné de « Et moi ?! » par certains. Fuyant la foule qui se disputait, il s’isola près d’un poste téléphonique.

Il y était marqué : « Un sterling pour une minute ! Pas cher pas cher, mais oui mais oui ! »

Le poste était aussi vieux que ridicule. Les deux sonnettes formaient des oreilles de souris, le microphone et le combiné branchés les yeux, et le cadran à numéros une grosse bouche ouverte. Il inséra immédiatement la plus grosse pièce qu’il avait reçue dans le nez de l’appareil – une fente ! – et le cadran s’alluma, prêt à être actionné.

Il n’avait que rarement usé de ce genre d’artifice, ne parlant à personne d’autre que sa fille. Désormais loin, il s’était assuré de garder sur lui de quoi la contacter. Il n’aurait jamais pensé que cela fut aussi capital. Composant le numéro de l’hôtel qu’il lui avait réservé, il pria pour qu’aucune liaison parasite ne se fasse entre lui et elle…

« Central d’Atélia, dit une voix lointaine. Numéro ? »

Et voilà, se lamenta Victor. Les appels intercités nécessitaient de passer par un central de liaison, demande imposée par l’Araignée en personne.

Lors du vote de la mise en place du téléphone à Everlaw, il y avait de cela deux ans, les sénateurs s’étaient écharpés. La sénatrice défendant la loi « instaurant les systèmes de télécommunication à l’intérieur des cités plutôt qu’uniquement dans l’Aurora » avait battu, d’une voix, le sénateur Swaren. Mais cela avait été possible par l’amendement qu’il avait imposé, à savoir de passer par un système manuel de liaison entre les villes et, bien entendu, les cités. De quoi rendre fous les amoureux de la discrétion…

Mais Victor n’avait pas le temps de faire dans la précaution. Après s’être rendu compte qu’il avait inversé le combiné et le micro : « Pardon, cinq deux trois zéro un neuf trois un six huit. »

Un « clac ! » résonna dans le combiné, puis une voix, douce mais ennuyée, lui répondit quelques instants après : « Quoi ?

— Ah, ma chérie ! J’avais à te parl… » Elle raccrocha. Victor se pinça les lèvres, amusé qu’elle eût décroché malgré l’avoir reconnu tout de suite. Insérant une petite pièce de deux et répétant le manège précédent : « C’est étrange, ça a coupé ! Haha ! Ma fille, passes-tu un bon séjour ?

— Dis-moi plutôt ce que tu veux. Je travaille.

— Et de bonne humeur, pour me rendre heureux. Te souviens-tu de cette histoire d’université ?

— Celle que tu m’as refusée.

— Tout juste ! J’ai changé d’avis – ou de plan. Ne reviens surtout pas à Everlaw, et rends-toi dès demain soir au Forlorn College. Je leur envoie ton dossier, tu auras ton dortoir et tes matières. Fais comme d’habitude.

— Pourquoi ?

— N’es-tu pas contente, de te séparer de moi une année durant ? Tu pourras t’occuper à cœur joie de tes cours. »

Le silence qui suivit sa tirade le fit d’abord sourire, puis il vit que le cadran s’était éteint. Réinsérant une pièce en urgence, il entendit : « C’est tentant. Tout autant que de rester. Savoir que m’isoler t’arrange me pousse à vouloir rester rien que pour te contrarier. »

Sa répartie le fit rire, et il traîna son regard à l’extérieur. La foule qui s’amassait devant le Dawnbreaker était dense, mais il y avait parmi eux une tache argentée. Qui fuit. « Tu sais, mon train ne part qu’à midi. Je pourrais passer faire un tour à Little Coin, qu’en dis-tu ? »

Le silence fut éloquent. Victor tapota le microphone, pour patienter, puis mit une autre pièce pour éviter que le mutisme de Shelly n’interrompît leur appel.

« Je veux la chambre la plus chère.

— Merveilleux ! Par curiosité, de combien est la chambre… Non, ne réponds pas, je préfère garder la surprise sans t’avoir au bout du fil.

— Et toutes les options.

— Oui, oui, tout ce que tu veux. Je passerai te rendre visite, assurément ! Et essaie de rester au moins un mois.

— Avant de raccrocher… »

Je rêve, elle ne raccroche pas ? Mieux, elle me garde au téléphone ! Victor dodelinait tel un enfant. « Oui ! Dis-moi tout.

— Pourquoi avoir changé d’avis ? »

Sa gorge émit un marmonnement de réflexion, tandis qu’il scrutait les tâches du plafond. Il inséra sa dernière pièce, deux sterlings, puis : « J’ai croisé ta sœur, à l’instant. Elle va bien ! »

Il entendit le combiné de Shelly tomber au sol, ce qui lui perça les tympans. Il changea d’oreille, se massant l’autre. « Tout va bien ?

— Ne lui fais pas de mal ! » La voix de Shelly était essoufflée, comme rarement.

« Je n’en avais pas l’intention. Et elle entrera dans ce train, de gré ou de force.

— Le train… Je dois rentrer. N’envoie pas le dossier, je rentre tout de suite.

— Tatata ! J’annulerais ton train avant. Un appel me suffirait pour cela. Te souviens-tu de ta promesse ?

— Oui. Mais, s’il te plaît, laisse-moi la voir…

— Plus tard. Je te le promets. T’ai-je déjà menti ? Ai-je déjà trahi ma parole ?

— Non… Non. Néanmoins…

— Laisse-moi gérer tout cela. »

Voyant le cadran clignoter, Victor se hâta. « Tu veux revoir ta sœur, n’est-ce pas ? »

Silence.

« Tu veux sa sécurité ? »

Silence.

« Si tu veux à nouveau être auprès d’elle, alors je te le donnerai. Après tout, je ne t’ai jamais rien refusé, à part ça… Il est temps que je remplisse mon rôle de père ! »

La voix de Shelly fut coupée par le manque de temps. Soupirant, voyant que ses poches étaient vides de toutes pièces, et regrettant d’en avoir donné aux gamins, il se contenta de raccrocher le combiné.

« Et que nous devenions tous une belle famille », chantonna-t-il tout bas en repartant.

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