Chapitre 5 : Premiers troubles

La lumière descendante de l'après midi rayonnaient à travers les baies vitrées de la cafétéria où Elena et Suzanne buvaient un dernier café. Elles profitaient d'un moment calme après une après midi passé à réviser à la bibliothèque. Lucas les avait abandonné pour son entraînement de natation à contre cœur. Depuis qu'Alec avait délaissé le club pour se concentrer sur ses cours et ses entraînements secrets avec Elena, leur entraîneur était d'une humeur de chien. Néanmoins, personne ne fit de reproches à Alec. Cela faisait un moment qu'il voulait lâcher et sa décision n'étonna personne sauf que coach qui avait cru que c'était une façon de se faire désiré et en faisait baver tout le monde.

Assise nonchalamment sur la banquette, Suzanne ne lâchait pas Elena des yeux. Un sourire espiègle étirait ses lèvres tandis qu'elle se rapprochait de cette dernière pour lui demander, « Alors, dis-moi, Elena... » sa voix empreinte de malice « Alec semble... comment dire... plus proche de toi ces derniers temps. Y aurait-il quelque chose que tu ne me dis pas ? »

Elena, qui s'était penchée pour attraper son gobelet, releva la tête, surprise. « Rien de spécial, pourquoi ? »

Son ton paraissait un peu trop détaché pour être totalement sincère et cela n’échappa pas à Suzanne. Elle posa sa tasse et prit un air suspicieux, décidée à faire parler son amie. « Ne fais pas l'innocente, Elena. Vous êtes toujours en train de chuchoter ensemble ou de rigoler pour des trucs que personne d'autre ne comprend. »

Elena soupira et s'enfonça dans sa chaise, croisant ses bras sur sa poitrine dans une posture presque défensive. « Ok, d'accord mais, c'est pas ce que tu crois. » Elle marqua une pause avant de reprendre, « Je lui donne des cours depuis quelques temps. On s'entraîne ensemble, et oui, par la force des choses, ça nous a sans doute rapproché un peu plus. Mais ça n'a rien à voir avec ce que tu sembles imaginer, je te l'assure. » Elle omit volontairement de parler des fois où Alec l’avait rejoins dans le canapé au milieu de la nuit pour regarder un film. Elle appréciait ses moments plus qu’elle ne l’aurait voulu et souhaitait les garder pour elle. Elle se sentait effectivement plus proche d’Alec ces derniers temps, une présence rassurante sans être étouffante. Contrairement à Harry, Alec ne posait pas de question et c’était ce dont elle avait besoin pour le moment.

Suzanne posa son menton sur ses mains jointes, un sourire carnassier illuminant son visage. « Rapprochés comment ? » demanda-t-elle en haussant les sourcils avec malice. Elle imaginait bien plus que ce qu'Elena était prête à avouer.

Cette dernière roula des yeux avec exaspération, comme si elle s'attendait déjà à la tournure de la conversation. « Tu te fais des films, Suzanne, je te jure. On est juste des amis, c'est tout. » Au moins, sur ce point Elena ne mentait pas. Alec était effectivement devenu un ami, un ami précieux sur lequel elle pouvait compter.

Suzanne éclata de rire, se redressant pour prendre une gorgée de sa boisson avant de reposer sa tasse dans un petit bruit sec. « S'il te plaît, Elena. Alec est littéralement un tombeur. Il parle à toutes les filles comme s'il voulait les mettre dans son lit. Sauf toi. Toi, il te parle... différemment. De façon plus sincère je dirais. C’est assez troublant. »

« Et alors ? » demanda-t-elle en haussant les épaules. « C'est justement parce qu'il ne me voit pas comme ça qu'on s'entend bien. Je suis sans doute comme une petite sœur pour lui. »

Suzanne pencha la tête sur le côté, plissant les yeux comme pour mieux analyser son amie. « J'en suis pas si sûr. Mais bon, toi, qu'est ce qu'il en est de ton côté ? Tu n'éprouves vraiment aucune attirance pour lui ? »

Elena resta silencieuse une fraction de seconde, comme si elle réfléchissait sérieusement à la question. Puis elle secoua la tête avec assurance. « Non. Je ne l'ai jamais vu de cette façon. Alec, c'est juste... Alec. Un ami un peu relou parfois, mais sympa. Et surtout mon punching-ball préféré au sens métaphorique et littéral. » elle ne pu s’empêcher d’ajouter sur un ton plus désinvolte.

Un sourire en coin se dessina sur les lèvres de Suzanne. « Pourtant, il est canon, non ? Allez, sois honnête. Même toi, tu dois reconnaître qu'il est beau gosse. »

Elena se sentait acculée, Suzanne lui posait des questions gênantes auxquelles elle n’avait pas souhaité prêté attention jusqu’alors. Elle essaya d’être le plus honnête possible avec elle-même sans se cacher derrière l’humour. Alec était-il mignon ? Elle prit le temps de réfléchir, se remémorant les moments passés avec lui, ses sourires, ses yeux vert et son corps d’athlète. « Ok, oui, il est plutôt mignon pour les filles qui ont un faible pour les mecs avec un style surfer. Canon même si tu veux. Mais ça change rien. Ce n'est pas comme ça entre nous. »

« Et pourquoi pas ? Je te jure qu'il est encore plus craquant quand il est avec toi. »

Elena fronça les sourcils, clairement dubitative. « Comment ça ? C’est vraiment n’importe quoi. »

Suzanne lui adressa un regard lourd, « Quand il est avec toi, il a un énorme sourire. Mais pas celui qu'il fait aux filles qu'il drague. Il ne donne pas l’impression de jouer un rôle et il est genre... heureux tu vois ? Ça lui donne encore plus de charme. »

Elena explosa de rire, s'appuyant sur le bord de la table pour se stabiliser. « Ah oui ? Moi, je dirais plutôt que c'est le sourire carnassier de celui qui a trouvé une victime à emmerder. »

« Si tu le dis... Mais, permets-moi de rêver un peu. »

Elena soupira, anticipant la suite. « Laisse-moi en dehors de tes fantasmes, Suzanne ! »

Suzanne insista un peu plus, sa voix devenant théâtrale, « Imagine... Vous deux après un entraînement intense, vos corps en sueur, collés l'un à l'autre... vos lèvres s'effleurant avant un baiser passionné, sa main qui s'aventure... »

« Mais arrête ! » s'exclama Elena, rouge comme une tomate, tout en plaquant ses mains sur son visage. Elle n’était pas du genre prude mais imaginer Alec et elle dans cette posture la troublait.

Le rire de Suzanne devint incontrôlable. Elle pointa un doigt accusateur vers Elena. « Oh là là, Elena ! Tu es écarlate ! J'suis sûre que tu viens d'imaginer la scène. Et avoue que le tableau n'est pas si désagréable. »

« Non, il ne se passera jamais rien entre nous. Je n'ai pas envie d'une relation sérieuse de toute façon. »

Suzanne haussa un sourcil, ses lèvres s'étirant en un sourire en coin. « Alec non plus, j'te signale. Et c'est toi qui dis tout le temps qu'il n'y a pas de mal à s'amuser. »

« Peut-être. Mais, j'aime bien Alec, et je veux pas risquer de gâcher ce qu'on a. Et puis, ça pourrait compliquer les choses entre lui et Harry en plus. Ça, c'est hors de question. »

Suzanne hocha la tête. Elle s’amusait de la situation mais dans le fond elle comprenait ce qu’Elena voulait dire. Elle et Alec s’étaient rapprochés cependant, Alec restait l’ami d’Harry depuis l’enfance. Il était hors de question pour elle de mettre en péril cette amitié. Suzanne le respectait, c’est d’ailleurs aussi pour cette raison qu’elle appréciait beaucoup Elena. Même si une part d’elle restait très mystérieuse, elle pensait toujours au mieux pour ceux qui lui étaient chères.

« Et toi, avec Lucas ? » Elena avait remarqué la façon dont son amie regardait Lucas, bien que ce dernier ne semblait toujours pas avoir saisi ses sentiments.

Suzanne ouvrit de grands yeux, feignant l'indignation. « Quoi ?! Mais non ! »

« Allez, Suzanne. J'ai bien vu comment tu le regardais. »

Suzanne soupira, son ton devenant plus sérieux. « C'est vrai... Mais il ne se rend compte de rien. Et de toute façon, il a des vues sur quelqu'un d'autre. »

Elena fronça les sourcils. « Il a peut être des vues mais, il ne sort pas avec elle alors tu as encore toutes tes chances ! Par contre faut que tu te bouges ma vieille. »

Suzanne se renferma un peu, « C'est pas si simple Elena, il ne pense qu'à elle et il n'y a pas de place pour moi. Je t'assure que je sais exactement de quoi je parle. Lui et moi on se connaît depuis longtemps et il vit dans le même immeuble que moi. Il ne me voit que comme la pote à qui il peut se confier. »

Elena, tourna la cuillère de son café avec un certain agacement « Pff, il ne sait pas ce qu'il loupe. Cette fille ne t'arrive pas à la cheville j'suis sûre. »

Suzanne baissa les yeux, touchée, mais garda le silence, sachant que la fille pour laquelle Lucas avait un faible n'était nulle autre que son amie Elena.

Elena perçut la morosité gagner Suzanne et décida de l’aider à se changer les idées, « Bref, ce week-end, on sort, on va s’amuser, rencontrer des beaux mecs qui te feront oublier blondy, et je t'interdis de dire non. »

« D'accord. Mais avec toi dans les parages, je suis pas sûre d'attirer qui que ce soit. »

« Je me charge de te coiffer et te maquiller. Tu n'as pas conscience du charme que tu dégages Suzanne. Il est temps d’y remédier. »

***

La salle d'entraînement baignait dans un silence presque religieux, à peine troublé par les respirations haletantes et les impacts sourds des mouvements sur le tapis. Elena et Alec étaient seuls dans cette grande pièce en ce samedi en fin d’après-midi. Depuis un peu plus d'un mois, ils avaient pris l'habitude de s'entraîner ensemble chaque week-end et désormais certains soir en semaine. Contre toute attente, Alec, connu pour son comportement désinvolte, semblait prendre la chose très au sérieux. Il avait même avec le temps accepté de porter des coups, ceux-ci restaient totalement retenus dans une volonté assumée de ne pas blesser.

Elena, qui s'attendait à passer ses séances à supporter ses plaisanteries incessantes ou ses protestations nonchalantes, avait dû revoir son jugement. Aujourd'hui encore, il écoutait attentivement, appliquant scrupuleusement ses conseils. Cela l’intriguait. Elle ne comprenait pas vraiment pourquoi il avait demandé à suivre des cours particuliers, ni pourquoi il se montrait si investi. Il y avait quelques semaines, Harry avait essayé de dire quelque chose mais Alec l'en avait empêché. Visiblement, quelque chose pesait sur ses épaules, mais il n'avait rien voulu lui dire. Elena, fidèle à sa philosophie de respecter les secrets des autres, n'avait pas insisté. Elle-même avait ses propres démons bien enfouis, ceux qu'elle préférait ne jamais évoquer, ni avec son frère, ni avec personne. Alec ne lui avait de son côté posé aucune question sur l’origine de ses insomnies. Il se contentait de rester à ses côtés jusqu’à ce qu’elle parvienne à trouver le sommeil. Ça aussi, ça l’avait surprise.

Perdue dans ses pensées, elle esquissa un sourire. Peut-être qu'au fond, Alec et elle n'étaient pas si différents.

« À quoi tu penses, tout à coup ? » l'interpella Alec en se redressant. « T'as l'air ailleurs. »

Elena secoua légèrement la tête, chassant ses réflexions. « À rien, t'inquiète. Allez, on reprend. » Elle recula de quelques pas, adoptant une posture défensive, les mains en garde.

Alec hocha la tête, retrouvant instantanément sa concentration. Ses yeux s'accrochèrent aux siens « Prête à perdre, chaton ? »

Le combat commença avec une énergie renouvelée. Alec avança d'un pas rapide, feintant habilement à gauche avant de tenter une prise au corps. Elena, plus rapide, esquiva d'un mouvement fluide, pivotant sur ses appuis pour contrer son assaut. Mais Alec anticipa son esquive et, avec une précision surprenante, il la saisit par la taille.

« Pas mal, mais pas suffisant, » s'amusa Elena. Elle usa d'un coup de tête stratégique pour se dégager. Alec, surpris, grimaça de douleur et desserra son étreinte juste assez pour qu'elle lui échappe. Pris dans l'élan de leurs mouvements, leurs pieds s'emmêlèrent maladroitement en se retournant. Aucun des deux ne put rattraper l'équilibre, et ils tombèrent lourdement sur le tapis dans un fracas étouffé. Alec, par pur réflexe, avait agrippé Elena pour éviter qu'elle ne se fasse mal mais, cela eut pour conséquence de se retrouver à moitié couché sur elle.

Un silence étrange s'installa. Leurs visages étaient si proches que leurs respirations se mêlaient, et leurs lèvres s'étaient rencontrées maladroitement, créant une tension électrique dans l'air.

Elena sentit une chaleur cuisante monter à ses joues et dans son bas ventre. Elle repensa à Suzanne et à ses fantasmes gênants. Elle détourna les yeux, essayant désespérément de calmer son cœur affolé. De son côté, Alec restait immobile, comme s'il mesurait encore l'instant. Puis, fidèle à lui-même, il brisa le malaise naissant avec un éclat d'humour. « Eh bien, si tu voulais un baiser, fallait juste demander. Je me serais appliqué mieux que ça. »

Elena leva les yeux au ciel, masquant son trouble par une réplique cinglante. « Dans tes rêves, Alec. Maintenant, bouge. Tu m'écrases. »

Alec roula sur le côté, hilare, puis tendit la main pour l'aider à se relever. « Hé, c'est toi qui es tombée dans mes bras. J'y peux rien, moi. »

« La prochaine fois garde tes lèvres loin de moi ou je les mords! » menaça-t-elle en se redressant, prenant soin de lui tourner le dos pour qu'il ne remarque pas ses joues encore rouges.

***

Alors qu'ils rangeaient le matériel, Alec lança d'un ton nonchalant, « Alors, c'est quoi ton programme ce soir ? Tu vas encore bosser, j'imagine ? »

Elena, occupée à essuyer ses gants, répondit sans lever les yeux, « Non, sortie entre filles avec Suzanne. Elle a besoin de se rappeler qu'elle est canon. »

Alec écarquilla légèrement les yeux. « Suzanne ? Vraiment ? »

Elena se retourna, agacée. « Oui, Suzanne ! Elle manque de confiance en elle, et je vais arranger ça. »

Alec resta, pensif. « Maintenant que tu le dis... C'est vrai qu'elle est jolie. Mais comme elle et Lucas sont amis d'enfance, j'ai jamais vraiment réfléchi à la question. C’est un peu comme une sœur pour lui et je ne touche pas aux sœurs des potes. »

« De toute façon elle mérite mieux qu'un tocard comme toi. »

« Tocard, carrément ? » feignit-il d'être offensé.

Elena éclata de rire, « Faut être réaliste, Alec. Toi et moi, on est exactement le genre de personnes que les âmes romantiques devraient éviter s'ils veulent rester en paix. »

Alec prit une longue gorgée d'eau avant de répondre,  « Vu comme ça, t'as pas tort. » Il ajouta, « En tout cas, c'est chouette que tu te sois fait une amie. Vous avez l'air hyper proche toutes les deux et vu comment Lucas en parle, c’est une fille bien. »

La tristesse prit possession du visage d'Elena un instant, « Mmh… J'ai pas plus envie de m'impliquer avec un mec qu'avec des amis... Mais j'crois que son côté cœur d'artichaut me rappelle quelqu'un que j'ai connu et je peux pas m'empêcher de vouloir prendre soin d'elle. »

Alec perçut le trouble dans son regard mais il n'osa pas lui poser plus de questions. Il savait qu'Elena n'aimait pas qu'on lui pose des questions sur son passé. Tout comme lui, alors il usa d'humour pour détourner la conversation et détendre l'atmosphère pesante qui s'était installée, « J'imagine que tu dormiras pas à l'appart ce soir non plus ? »

Elena le remercia intérieurement pour cette délicatesse. C’était l’une des qualités qu’elle appréciait le plus chez lui, sa capacité à détourner les moments gênants. « Oh que non! J'ai besoin de décompresser et rien de mieux qu'une partie de jambes en l'air pour ça. Enfin, faut d’abord que je trouve un mec à la hauteur et ça court pas les rues... »

« Je me dévouerais bien mais, je me suis donné pour règle d'or de ne jamais coucher avec les brutes au sale caractère. » la taquina Alec.

« La ferme, » répondit-elle sèchement, bien décidée à ne pas lui laisser le dernier mot.

Ils finirent de ranger tout en se taquinant comme deux enfants, puis après une bonne douche ils fermèrent la salle pour rejoindre l'appartement. Une complicité étrange et silencieuse les liait, teintée d'une compréhension mutuelle et d'un respect tacite pour leurs blessures invisibles.

Sur le chemin du retour, Alec glissa, «  Hey d'ailleurs, vu que tu comptes pas rentrer à la maison cette nuit,  j'en conclue que t'auras pas besoin de moi pour t'aider à t'endormir ce soir ? je suppose donc que j'ai ma soirée ? »

Elena, légèrement touchée baissa les yeux, « Oui... et merci pour ça aussi. »

« Merci pour quoi ? » feignit de ne pas comprendre Alec.

« Ben tu sais... » répondit Elena plus gênée encore, « Pour venir me voir dès que je zone parce que j'arrive pas à dormir... »

Alec bien qu'amusé par la réaction d'Elena lui avoua, « C'est ton frère qui a remarqué tes insomnies. Je voyais bien que ça l'inquiétait alors j'ai préféré venir te voir. Comme ça, il arrête de stresser et surtout il arrête d'me saouler avec ça. » ajouta-t-il sur un ton plus espiègle comme pour cacher ses propres inquiétudes.

« Charmant. » rétorqua Elena, faussement blasée, « Moi qui croyais que tu avais fait ça parce que tu te souciais un peu de moi... »

« Moi? M'inquiéter pour toi ? » s'amusa Alec, « T'as pris un mauvais coup sur la tête ma parole ! » Son sourire toutefois disait le contraire.

« Ça doit être ça, » répondit-elle, « Je vois pas d'autres explications. »

Dans le fond, Elena n'était pas dupe. Même si c'était Harry, l’observateur qui avait alerté Alec, elle savait que ce dernier agissait de son propre chef, bien qu'il ne l'avouerait jamais. C'était un jeu entre eux, rien qu'à eux, qui lui plaisait beaucoup. Elle aimait la façon dont Alec pouvait recourir à l'humour pour alléger les situations malaisantes tout comme elle appréciait le fait qu'il ne cherche jamais à lui poser les questions douloureuses.

***

Alec était affalé sur le canapé du salon, une bière à la main, écoutant un vieux vinyle de rock, tandis que Harry fouillait dans le frigo à la recherche de quelque chose à grignoter et à boire. La journée avait été longue pour eux deux, mais l'atmosphère détendue de l'appartement rendait ce moment de calme particulièrement agréable. Lorsque Harry apparut dans l'encadrement de la porte du salon, Alec lança, nonchalamment, « On sort ce soir ? »

Harry croqua dans la pomme qu'il venait d'attraper avant de répondre, « Peut-être. J'sais pas trop encore. » Puis, après un instant d'hésitation, il ajouta, « Et Elena ? Elle fait quoi ? »

« Elle sort avec Suzanne. Apparemment, mission "sexy girl" pour sa pote Suzanne. »

Harry fronça légèrement les sourcils, jetant un regard pensif à son ami. « Et elle rentre tard ou... ? »

Alec décida de ne pas relever le sous-entendu évident dans la question. Il haussa simplement les épaules et répondit d'un ton détaché, « Je crois pas qu'elle rentre ce soir. »

Harry mordit une nouvelle fois dans sa pomme, visiblement agacé mais, il feint de croire à l'innocence de sa sœur « Elle va dormir chez Suzanne, j'imagine. »

Alec se retenu de rire. Il savait que Harry avait du mal avec l'indépendance de sa sœur. Pas qu'il fût rétrograde ou étroit d'esprit, loin de là. Au fond, Harry avait des idées aussi modernes que lui sur l'importance pour chacun, homme ou femme, de vivre librement selon ses envies. Mais quand il s'agissait d'Elena, toutes ses convictions semblaient vaciller. Peut-être parce qu'elle était sa sœur, sa petite sœur, et que malgré tout son discours sur le respect des choix individuels, il ne pouvait s'empêcher de s'inquiéter pour elle. La longue absence dans sa vie avait été comme une pause et il semblait avoir du mal à réaliser qu’elle était à présent une femme.

Mais devant le regard soucieux d’Harry il se décida malgré lui à crever l'abcès, s'exposant consciemment à l'agacement d'Harry. Il savait que son ami était protecteur mais, il sentait que cette posture pesait parfois à Elena et il craignait également que cela puisse avec le temps les éloigner l'un de l'autre. Leur relation était précieuse et il ne pouvait pas prendre le risque de la voir se dégrader sans rien dire, « Tu devrais la lâcher un peu, ta sœur. »

Harry fronça les sourcils, étonné par sa prise de position, « Je la surprotège, c'est ça ce que tu veux dire ? »

« Complètement, » répondit Alec avec assurance. Il ajouta sur un ton compatissant, le regard fixé dans celui de son ami, « Je sais que tu t'inquiètes pour elle, mais c'est pas comme ça que tu vas l'aider. »

Harry soupira, il jeta son trognon de pomme à la poubelle puis vint rejoindre Alec sur le canapé. Il lui tendit une nouvelle bière en signe de trêve. « Merci. »

Alec attrapa la bouteille mais, restait incrédule, « Merci pour quoi ? »

« Pour Elena. » répondit Harry sans regarder son ami. Il poursuivi sur le ton de la confidence, « Je vois bien que tu fais des efforts pour elle. Depuis quelques temps, elle a l'air plus reposé et systématiquement j'vous retrouve affalés ensemble dans le canapé. Je suis pas idiot. Je sais que tu la rassure. J'crois que t'es le seul à réussir à l'apaiser... Moi, dès que j'essaie de l'aider, elle me fuit. J'ai beau lui parler, elle se referme et je crois même que parfois elle m’évite maintenant. »

Alec ressentait le trouble de Harry. Il tenait énormément à sa sœur et cela lui faisait de la peine de voir que c'était auprès d'Alec qu'elle trouvait du réconfort. Il était rassuré de la voir ainsi aller mieux mais, il était aussi blessé de constater que ce n'était pas lui qui en était à l'origine. Alec hocha la tête, posant son coude sur l'accoudoir. « Peut-être que c'est ça ton problème. T'essaies trop de lui parler, trop de comprendre. Parfois, faut juste être là. Parler de tout, de rien. Et surtout ne pas poser de questions. Les gens ont pas toujours envie d'y répondre Harry et si on se sent harcelé on peut avoir tendance à prendre de la distance. »

Harry resta silencieux un instant, réfléchissant. Puis il haussa les épaules avec un sourire amer. « T'as sans doute raison. Je crois que tu la comprends mieux que moi maintenant. Mais c'est pas surprenant après tout, vous vous ressemblez beaucoup tous les deux. »

Alec esquissa, un sourire énigmatique sur les lèvres. « C'est possible. »

Harry, toujours dans ses pensées, changea soudain de sujet, « Et toi ? Ça va ? J'veux dire, t'entraîner avec Elena, ça doit pas être simple. Ça te refait pas penser à... »

« Ça va, » coupa Alec brusquement, son regard fuyant se perdant sur la table basse. « Avec Elena, c'est différent. J'y pense pas trop. Alors arrête de t'inquiéter pour moi. »

Harry le fixa un instant, hésitant. « Tu lui as dit ? »

Alec secoua la tête, « Non. Pas plus qu'à toi. Et tu sais que je dirai rien. Toi, t’es du genre à tout vouloir analyser, tout vouloir comprendre. C’est ta façon d’avancer mais, c’est pas le cas de tout le monde alors arrête de jouer au psy avec moi et va te préparer, ce soir on sort. J'ai envie de me changer les idées. »

Harry leva les mains en signe de reddition, un sourire fatigué aux lèvres. « Ok, ok, j'insiste pas. Mais... » Il se leva, se dirigeant vers la salle de bain, avant de se retourner une dernière fois vers Alec. « Sérieusement, ça t'aurait pas fait de mal d'aller voir un psy et sache qu'il est jamais trop tard. »

Pour toute réponse, Alec leva les yeux au ciel, attrapa la télécommande de l’ampli, et augmenta le volume. Par-dessus la musique, il commença à chanter avec une voix volontairement désaccordée, noyant la conversation sous les riffs de guitare. Une façon de fuir une discussion qu'il n'avait absolument pas envie d'avoir aujourd'hui, ni jamais.

Harry, un sourire triste sur le visage, referma la porte de la salle de bain derrière lui. Il savait qu'il n'obtiendrait plus rien d'Alec ce soir. Depuis qu'ils étaient enfants, Alec avait toujours masqué ses douleurs derrière des sourires bravaches et des boutades. Harry savait que son ami souffrait, même s'il ne le disait jamais. Et il savait aussi que c'était probablement ce sentiment d'impuissance face à la souffrance de ceux qu'il aimait qui l'avait poussé à choisir des études de psychologie. Il prétendait souvent que c'était pour séduire les filles, mais dans le fond, Harry n'était pas dupe par rapport à ses choix. Alec avait raison. Lui avait besoin de mettre du sens, de comprendre pour accepter, de comprendre pour se libérer, comprendre pour avancer.

Dans le salon, Alec continuait de chanter, usant de cette musique pour noyer les pensées sombres qui menaçaient de refaire surface. C'était sa façon de tenir à distance ses propres blessures, tout comme Elena le faisait à sa manière.