Chapitre 5 : Sombres histoires de famille [version édulcorée]

Notes de l’auteur : Version édulcorée que j'ai racontée à ma petite sœur. Il y a moins de détails (notamment sur les traumatismes d'Esther), plus facile à aborder pour les personnes sensibles à ce genre de sujets, mais cette version donne moins de clés de compréhension du passé d'Esther. Je voulais également parler de santé mentale avec les crises d'angoisse, les triggers et les flashbacks, c'est moins détaillé ici.

Le grand elfe blond posa délicatement sa charge au pied d’un arbre. Un an. Cela faisait un an que lui seul réalisait à quel point elle était dangereuse. Un an qu’elle démultipliait les risques, inconsciemment. Il l’avait enfin rattrapée…

Mais il lui faudrait agir vite. Elle était encore évanouie. Tant mieux. Sa large main se referma sur la petite bouteille de poison.

Il n’allait pas la tuer, non. Seulement la rendre inoffensive.

 

Alain tira très rapidement ses conclusions. Les situations de crise, c’était presque un défi pour lui. Enfin, tant qu’il n’y avait pas trop de bruit, qu’il ne faisait pas trop sombre et qu’il n’était pas émotionnellement impliqué.

Esther avait disparu, et certainement pas de son plein gré. Grâce à ses pouvoirs télépathiques, il percevait son esprit. Elle était en vie, pas trop loin d’ici, et il y avait quelqu’un avec elle. Il partirait la secourir. D’autre part, on avait besoin de mieux connaître cette forêt qu’ils auraient à traverser : repérer les potentiels dangers, chercher de l’eau et des vivres que l’on puisse consommer. Esteban et Ana resteraient explorer la forêt.

C’était sans compter sur les protestations véhémentes de la jeune jeteuse-de-sorts. Il en était hors de question ! Elle n’allait pas rester là à se promener alors que son amie était entre les griffes d’un énergumène certainement dangereux ! Et puis, la fillette accepterait-elle d’être secourue par un garçon qui – désolée Alain, mais c’est vrai – la détestait et qu’elle détestait en retour ?

« D’accord, céda Alain, viens avec moi. Esteban, si tu n’as pas de nouvelles avant le soir, continue sans nous. Il faudra quelqu’un pour prévenir Cristalline. »

Esteban acquiesça. Ana était bien obligée d’admettre qu’Alain avait raison : ils ne pouvaient pas laisser tomber leur mission comme ça. Mais c’était frustrant ! Esther était en danger, et lui ne pensait qu’à des nymphes et des bijoux magiques !

 

Esther reprenait ses esprits. Ses bras, tirés dans son dos, entouraient le tronc d’un arbre quelconque ; ses poignets se rejoignaient de l’autre côté, liés par une corde grossière. Elle était assise sur le sol, les jambes dans la poussière ; l’arrière de son crâne reposait contre le bois.

Elle ouvrit les yeux.

Et elle vit en face d’elle un visage qu’elle n’aurait plus jamais souhaité voir.

Auguste Eraseher.

Son grand frère. Le fils aîné de ses parents. Un grand blond sec à la coupe militaire et aux yeux glaçants.

« Tu es réveillée, Estelle ? »

Ce prénom. Son prénom. Son prénom d’avant, qu’elle s’était empressée de changer pour Esther dès qu’elle avait fui sa maison.

En quelques secondes, tout ce qu’elle avait construit, tout ce qu’elle avait réparé, tout ce qu’elle avait appris pendant son année à l’École de magie, tout cela s’évanouit. Elle était Estelle Eraseher, la petite fille sage et disciplinée qui avait beaucoup trop peur pour dire non à ses aînés.

« Estelle ? Tu m’entends ? »

Elle hocha la tête.

« Comment te sens-tu ? Tu as mal quelque part ? »

Esther aurait pu répondre qu’elle se sentait en colère, qu’il l’avait enlevée, qu’elle voulait qu’il la laisse partir, qu’elle avait peur de lui et qu’il ne devait plus jamais interférer avec son existence. Mais au lieu de cela, sa bouche articula malgré elle :

« J’ai les mains engourdies.

- C’est normal, je t’ai donné un anesthésiant. La douleur devrait se réveiller d’ici une demi-heure. Je vais te ramener au Nariflor, chez nous ; on va faire venir un médecin pour surveiller la guérison, d’accord ? »

Oh non. Pas de nouveau à la maison. Elle revit en une fraction de seconde la cave dans laquelle elle avait été enfermée, des années plus tôt. Elle avait réussi à s’en échapper, elle ne voulait PAS y revenir !!

« Je sais que tu n’aimes pas ta chambre, Estelle, reprit Auguste ; mais tu pourras en sortir dès que tu seras guérie. »

Elle connaissait ce refrain. Dès qu’elle serait guérie de sa magie, de ses pouvoirs que malgré ses efforts, elle n’avait jamais réussi à faire disparaître…

« Ne t’inquiète pas, cette fois-ci sera la bonne. Tu veux savoir pourquoi j’ai anesthésié tes mains ? Je les ai enduites de baume d’amanite tue-baleine. Comme ça, elles perdront leurs pouvoirs. »

Estelle écarquilla les yeux. L’amanite tue-baleine ? Mais c’était un produit extrêmement toxique !

« Oui, je sais, continua-t-il en remarquant son expression. Mais ce n’est pas comme si nous avions trente-six solutions. Les méthodes douces n’ont jamais marché avec toi. On va rentrer à la maison, puis tu vas consulter un médecin, pour soigner tes mains. Avec un peu de chance, tu pourras de nouveau écrire d’ici quelques mois. Enfin, sauf si tu as besoin d’une deuxième application… J’ai entendu dire que ce n’était pas fiable à cent pourcent. »

Pas fiable à cent pourcent ? Estelle ne savait pas si elle devait rire ou pleurer. De toutes les pseudo-médications que lui avait infligée sa famille, père, mère et frère, aucune n’avait fonctionné. Pourquoi serait-ce différent avec l’amanite tue-baleine ? L’amanite tue-baleine, tue-baleine, tue-baleine… Ces mots titillaient un recoin de sa mémoire.

Il se base sur les fumisteries d’Hippolyte du Morbain. Tu te souviens ? Un charlatan qui a profité des croyances populaires selon lesquelles les cadavres de magiciens pourraient contaminer la terre dans laquelle ils sont enterrés. Il a vendu ce baume en certifiant que si on en enduisait la peau du défunt, il perdrait ses pouvoirs. Il s’est montré suffisamment doué en communication pour que certaines personnes, y compris haut placées, y croient dur comme fer. Le problème, c’est qu’il y en a qui ont décidé d’appliquer sa méthode sur des magiciens vivants.

Donc Auguste espère que cela va marcher sur moi ? demanda Estelle, toujours par la pensée. Mais il ne fallait pas tartiner complètement la peau du magicien pour que ça fonctionne ?

Je ne sais pas. Mais en tout cas, je t’assure que tu n’as pas de cette horreur ailleurs que sur les mains. Cela ne va pas mettre ta santé en danger.

Et si je ne peux plus écrire ?

Ana te soignera, comme elle l’a toujours fait. Et dans le pire des cas, tu pourras toujours écrire en lettres de feu ou quelque chose de ce genre. Tu es forte, Estelle, tu as toujours trouvé une solution.

Cette conversation apaisait Estelle. Se concentrer sur des détails anecdotiques, et écouter la petite voix dans sa tête, l’aidait à vaincre la terreur que lui inspirait Auguste. Ce fut alors qu’une autre voix s’immisça dans sa tête :

Esther ? C’est Alain. Je suis avec Ana. On va essayer de te tirer d’affaire. Tiens-toi prête, d’accord ?

 

Ana regardait avec appréhension le coin de forêt dans lequel Esther était détenue. Est-ce que tout allait bien se passer ? Elle regrettait de ne pas avoir sur elle les habituelles potions et poudres magiques avec lesquelles elle avait l’habitude de lancer des sortilèges. Lorsqu’ils avaient quitté la forêt Mora, elle avait dû abandonner la plus grande partie de ses ingrédients magiques ; il ne lui restait que quelques poudres puissantes mais qui ne servaient à rien seules, ainsi que les savons à la noix de coco et les crèmes contre les coups de soleil. Elle avait bien un glaive, mais même si elle savait plutôt bien s’en servir, elle aurait préféré des fioles et des tubes à essais.

Alain se trouvait dans la situation inverse, réalisa-t-elle soudain. Habile télépathe, il était cependant plus à l’aise avec une épée ; malheureusement, celle qu’il avait emportée avait fondu dans le désert. Ana dégaina son glaive et le lui tendit.

« Tiens. Tu sauras mieux t’en servir que moi.

- Merci. Je me charge de l’homme, tu libères Esther ? »

Ana hocha la tête. Elle aurait bien aimé un rôle plus glorieux, mais c’était effectivement ce qu’il y avait de plus raisonnable. Elle était très diminuée sans son matériel. Et puis, libérer Esther n’était pas si inutile que cela. La jeune elfe avait en effet des pouvoirs magiques impressionnants ; une fois déliée et rassérénée, elle redeviendrait une adversaire redoutable.

« Trois… Deux… Un… »

 

Estelle essayait de ne pas paniquer. Alain allait débarquer d’un instant à l’autre, et son cerveau lui envoyait des signaux contradictoires. D’ordinaire, la présence d’Alain était signe pour Esther de se tenir sur ses gardes, de ne pas se laisser marcher sur les pieds. Mais cette fois-ci, il venait la libérer d’un danger bien plus grand. Il venait la libérer de son frère, Auguste Eraseher.

« Calme-toi, Esther. Respire. Tout va bien. »

Estelle pensa d’abord qu’il s’agissait de la voix dans sa tête ; mais non, les mots venaient de derrière son oreille. Dans son dos, Ana défaisait ses liens tout en lui glissant des paroles apaisantes. Ana. Progressivement, l’ambiguïté qui lui embrouillait le cerveau se dissipait. Ana était son amie, sa protectrice, quelqu’un en qui elle avait totalement confiance. Ana était de son côté. Elle se laissa glisser hors de la réalité et s’abandonna à l’étreinte rassurante de la jeune humaine.

 

Ana serra Esther dans ses bras. La pauvre petite était secouée de sanglots ; et en la détachant, Ana avait remarqué l’état pitoyable dans lequel étaient ses mains. Sa peau arborait une teinte marron-bleue qui tirait sur le rouge au niveau des paumes et sur le noir au niveau des ongles. Qui avait pu lui infliger cela ?

Elle releva les yeux, s’apprêtant à trouver le coupable à la merci d’Alain ; mais la situation n’avait pas tourné comme prévu. Malgré sa maîtrise inégalable de l’épée et ses pouvoirs télépathiques supposés lui donner un avantage certain, il se trouvait en situation d’infériorité. À vrai dire, il avait perdu le sabre qu’Ana lui avait prêté, et ne se battait plus qu’avec ses mains contre un adversaire presque deux fois plus large que lui.

« Alain est en difficulté, souffla-t-elle à Esther ; je vais aller voir si je peux l’aider. Cache-toi et attends-nous, d’accord ? »

Sans plus attendre, elle se pencha et se déplaça aussi vite que possible vers le sabre. L’arme était tombée à côté d’un grand sac de cuir, qui devait appartenir au ravisseur d’Esther. Finalement, le contenu du sac lui serait peut-être plus utile que le sabre. Elle tira la besace à elle et l’ouvrit d’un coup sec. De la nourriture, une couverture, des caleçons sales (beurk), du fil à collet, une trousse de premiers soins, bref, rien d’utile dans l’immédiat. Quoi que… Elle fit glisser la fermeture de la trousse et en répandit le contenu sur le sol.

Là. Cette bouteille. C’était de l’amanite tue-baleine.

Ana savait très bien ce pour quoi était utilisée cette substance, et fit très rapidement le lien avec l’état déplorable des mains d’Esther. L’idée qu’on ait pu en tartiner la peau d’un être vivant la révoltait ; mais ce n’était pas le moment. Elle ouvrit son propre sac à dos et en sortit son dernier sachet de poudre de perlimpinpin. Normalement, si elle en mettait une pincée dans l’amanite… Elle fit tourner la bouteille sur elle-même jusqu’à ce que la poudre se dissolve entièrement. Mais contrairement à ce qu’elle avait prévu, la solution ne vira pas au vert. Mince ! Cela devait être de l’amanite des sous-bois. Elle avait donc un petit détail à rectifier…

 

Pendant qu’Ana bidouillait sa potion, Alain faiblissait. Il avait tenté de prendre Auguste par surprise ; mais à sa grande honte, ce dernier l’avait entendu arriver. Le prince s’était retrouvé propulsé dans les airs, et en se raccrochant à son adversaire pour l’entraîner dans sa chute, il avait été obligé de lâcher le sabre d’Ana. Les deux jeunes hommes se trouvaient désormais pris dans une lutte à mains nues. Alain réussissait à compenser son désavantage par son sens stratégique et sa bonne connaissance des zones sensibles du corps, mais il n’en restait pas moins écrasé par un homme adulte qui pesait deux fois son poids. Si l’enjeu n’avait pas été aussi important, il aurait déclaré forfait.

Soudain, la charge qu’il tentait vainement de combattre s’allégea. Il se dégagea et roula sur lui-même pour se mettre hors de portée, avant de jeter un regard derrière son épaule. Quelque chose avait tiré son adversaire en arrière. Quelque chose de bleu-vert, avec une mâchoire garnie de dents. Valag.

Mais le petit verre à dents n’allait pas retenir longtemps l’elfe robuste qui avait presque vaincu Alain. Le jeune garçon se précipita sur le sabre qu’il avait laissé tomber ; mais quand il se retourna pour faire face à son adversaire, il se rendit compte que cela n’était plus nécessaire.

L’homme se tordait de douleur, la peau rouge vif ; non loin de là, Esther, du haut de ses cent trente centimètres, tendait les mains devant elle avec sur son visage un air d’intense concentration.

« Rends-toi, Auguste Eraseher.

- E… Estelle ?

- Je réponds au prénom d’Esther. Je ne serai jamais, plus jamais Estelle Eraseher. Et pour ta gouverne, le coup de l’amanite tue-baleine, ça vient d’un charlatan. »

Elle faisait la fière, mais en réalité, elle n’en menait pas large.

« Qu’est-ce que… Quoi ? bredouilla Auguste.

- Eraseher. Tu es son frère, comprit Alain. Tu es son frère et tu lui as tartiné la peau d’amanite tue-baleine ? Quel genre d’ordure es-tu ?

- J’essaie simplement de la protéger ! Il faut à tout prix anéantir le démon qui sommeille en elle. Père dit qu’elle est un monstre et qu’il faut l’éliminer, mais moi, je crois que je peux la sauver. Je l’aime, c’est ma sœur ! Je suis prêt à tout pour la débarrasser de cette magie qui la possède, pour la purifier et la libérer.

- Non ! »

Esther avait hurlé. Les paroles de son frère l’avaient atteinte au plus profond d’elle-même, anéantissant toute sa carapace de forfanterie. Elle tomba par terre, tremblant et pleurant. Puis soudain, sans crier gare, son corps s’enflamma. Alain et Auguste reculèrent, effrayés par le phénomène. Mais Valag qui ne risquait rien se précipita dans les flammes ; les dieux seuls sauraient comment il s'y était pris, mais une seconde plus tard, le feu s'éteignait.

« Esther ? »

Auguste contempla tristement le corps meurtri de sa sœur. Puis il se pencha pour ramasser le sabre d’Ana.

« Je suis désolé, Estelle. Je dois me rendre à l’évidence. Père avait raison. »

Mais avant qu’il n’ait eu le temps de faire quoi que ce soit, il y eut un grand bruit, il fut projeté au sol, et tout devint noir.

 

Dix-septième jour du mois du guépard – le soir, Ana

Esther ne peut pas écrire. Ses mains sont dans un état catastrophique. Comment Auguste a-t-il osé ? En plus, j’ai laissé presque tous mes ingrédients dans la forêt Mora, je ne peux même pas lui préparer de l’élixir de d’Alangert-Bauss, j’ai dû me contenter du vieux baume à la noix de coco de l’oasis.

Bon, je dois être honnête : je suis également un peu responsable. Pour la libérer de son frère, j’ai dû leur lancer une potion explosive qui leur a causé pas mal de dégâts. Heureusement, j’ai pu prévenir Alain, et il s’est écarté au dernier moment ; nous avons porté Esther loin de ce #@$&~ (insérer l'insulte que vous voulez), et nous avons retrouvé Esteban.
Nous avons laissé Auguste en liberté ; que pouvions-nous faire d’autre ? Nous n’allions tout de même pas le tuer ! Et tant que nous restons ensemble, il n’osera pas s’attaquer à nous. En résultat des causes, Alain a des bleus et une entorse au poignet ; mais ce n’est rien comparé à Esther. Ses mains sont rongées par l’amanite tue-baleine, sa peau est couverte de cloques à cause du feu dont elle s’est entourée, elle s’est cassé le bras dans l’explosion, et elle n’a aucun souvenir de ce qui s’est passé. Mieux vaut ne pas lui rappeler. Elle sait qu’elle a été enlevée par son frère, mais inutile de lui faire revivre les détails de son enlèvement.

Esteban a exploré la forêt pendant que nous secourions Esther. Il a trouvé une rivière qui coule vers le sud, ce qui nous arrange : il suffit de construire une barque et de la laisser descendre librement. Nous n’aurons donc pas besoin d’attendre qu’Esther soit rétablie pour se remettre en route. Nous pourrons avancer sans nous fatiguer et ne nous arrêter que pour chercher à manger.

À propos de manger, mieux vaut se méfier de ce qui pousse là-bas. Esteban a goûté quelques plantes qui lui semblaient sûres, mais lui aussi a subi quelques conséquences. Rien de grave, dieux merci ; il n’a qu’un peu de fièvre et ses cheveux ont pris une curieuse teinte orange. Je suis clairement la plus vaillante de nous quatre ; c’est pour cela que c’est moi qui prends le premier tour de garde.

À présent, je pose le porte-plume d’Esther et je vais m’atteler à construire un radeau. Il ne sera pas dit qu’une forêt cheloue et un abruti de magicophobe nous empêchent de poursuivre notre mission !

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