Chapitre 6 : La forêt la plus cheloue du monde

Notes de l’auteur : 18e jour du mois du guépard - 7e jour du mois du dragon d'argent
Le mois du guépard est le quatrième mois de printemps et le mois du dragon d'argent est le premier mois d'été.

« Ma sœur Hélène passait son temps à dénigrer la biologie, racontait Ana ; n’empêche que c’est en cours de biologie qu’on a appris la chromatographie.

- Que les dieux bénissent les bons élèves, ironisa Esteban. N’empêche, merci pour tes tests chimiques. J’en avais assez de servir de cobaye, heureusement qu’on a quelque chose de moins dangereux pour identifier les poisons.

- Quand je pense que c'est aujourd’hui, la fête nationale de l’Ekellar, soupira Alain. Cet imbécile de Nicolas va encore se goinfrer de gâteaux. L’année dernière, il avait des moustaches au moment de prononcer son discours. »

Esther pouffa de rire. Elle aussi aimait les sucreries, mais elle, au moins, elle mangeait proprement. Et si elle avait été dauphine d’Ekellar, elle aurait pris le soin de se débarbouiller avant de paraître en public.

 

Les magiciens avaient commencé à descendre la rivière d’Esteban en radeau. À bord de l’embarcation, ils dégustaient à présent des poissons pêchés dans la rivière, accompagnés de fruits et de légumes divers. Ana croqua dans une sorte de pêche brumeuse, orange au centre, dégradée vers l’extérieur, aux bords indéterminés. Il lui semblait savourer un nuage, ou un fantôme. Les quatre adolescents n’avaient pas été au bout de leurs surprises : après une demi-journée de navigation, les dessins d’enfants avaient laissé place à une forêt de pastel, de flous et d’estompes. C’était beau, poétique. Ana était dans son élément.

Elle ferma les yeux, respirant à pleins poumons l’odeur envoûtante de la forêt. Une odeur à l’image du décor, ténue, douce, mais riche et subtile. Elle se sentait libre comme jamais, comme si cette région avait été faite pour elle. Tout respirait la magie. Du radeau jusqu’à l’horizon, pas une âme pour comploter dans l’ombre, pour l’espionner à travers les fenêtres, pour haïr la lumière et les étoiles qui s’échappaient d’un mélange d’arboisine et de cendres de camomille. Seulement d’innocents écureuils, de fougueuses licornes qui ne faisaient que défendre leur territoire, de joyeux oiseaux, et même cet animal qu’elle croyait issu de la légende : un cerf.

Esther guérissait lentement. Le baume à la noix de coco avait apaisé ses brûlures, et son bras en écharpe ne lui faisait presque plus mal. Ses mains mettraient plus de temps à retrouver leur état original, mais grâce aux herbes et champignons magiques qui poussaient dans la forêt, et aux talents combinés d’Ana et Esteban en médecine, elles allaient déjà mieux.

Esteban, de son côté, s’était vite remis de ses expériences culinaires douteuses. Il n’avait plus du tout de fièvre, et ses cheveux, auparavant orange, étaient passés au vert foncé la nuit précédente. Il affirmait adorer cette couleur et ne vouloir la changer pour rien au monde.

« En tout cas, reprit Esther, ces poissons sont super bons. Ça valait presque le coup de marcher deux semaines dans le désert. Je suis sûre que si les insulaires en goûtaient, il y aurait davantage de missions d’exploration.

- Et avec ces pommes givrées, tu pourrais mettre à la ruine tous les marchands de glace, renchérit Esteban. Je suis bien content que tu aies toujours tes pouvoirs magiques, et que tu sois si douée avec.

- Tu oublies que c’est toi qui es allé les cueillir. Même avec mes mains, je ne sais pas grimper aux arbres comme toi. Tu penses que l’on pourra les replanter, aux Îles ?

- J’espère bien que les graines se conserveront ! Mais même si c’est le cas, ce n’est pas vraiment le même climat chez nous.

- Il faudra revenir, plus tard. Construire des routes, cartographier les oasis. Note bien tout dans tes carnets, Esther. Ce sera très utile aux générations futures.

- Je sais, figure-toi. C’est pour ça que j’ai emporté du papier et un porte-plume. Arrête de me parler comme à une imbécile arriérée ! »

Ana sourit à Esteban. Le matin même, celui-ci avait parié un tour de garde que les chamailleries d’Alain et Esther s’étaient arrêtées. Pourtant, cela faisait plus d’une semaine qu’ils ne s’étaient pas disputés comme des gamins…

 

« Tiens, viens là Esther. J’ai un nouveau philtre pour tes mains. »

Ana arrivait avec une coupelle remplie d’une crème blanche.

« Par contre, c’est juste un essai. Je ne garantis rien. Tu veux prendre le risque ?

- Écoute, ça ne peut pas être pire que l’amanite tue-baleine. Mets-en sur mon petit doigt pour l’instant, et on verra demain ce que ça a donné. »

Pendant qu’Ana appliquait le produit, Esteban s’attela à changer les idées d’Esther.

« Regarde ! J’ai bien avancé dans mon dessin ; tu reconnais ? »

C’était une tentative assez maladroite pour lui remonter le moral, mais Esther saisit la perche.

« L’oasis du désert ! Elle est superbe. Mais tu dessines de mémoire ?

- Oui, j’ai une très bonne mémoire visuelle. C’est comme si les paysages restaient gravés dans ma rétine. Il me suffit de fermer les yeux pour les retrouver.

- Ouah, c’est impressionnant ! Comment fais-tu ? Moi je ne retiens rien du tout. J’ai l’impression que mes souvenirs jouent à cache-cache dans ma mémoire.

- C’est une compétence que j’ai été un peu obligé de développer depuis que je vis dans la forêt. Ce n’est pas comme dans une ville, avec des rues à angle droit et des panneaux qui t’indiquent la boulangerie. Ma mère m’a très vite appris que si je voulais m’en sortir, je devais mémoriser chaque tronc d’arbre et chaque rocher dans les moindres détails.

- Moi j’ai une bonne mémoire des couleurs et des sons, mais les formes ont toujours été floues, avoua Ana. Je ne sais pas, ça ne m’intéresse pas. Voilà Esther, j’ai fini avec ton petit doigt. »

La jeune fille remercia son amie et se pelotonna sur elle-même. Chaque fois que l’on touchait à ses mains, cela ravivait un peu la douleur. Elle savait que c’était nécessaire pour guérir plus vite, mais elle n’aimait pas cela. Elle avait passé trop de temps avec le docteur Olivier à assimiler que non, s’infliger des douleurs physiques ne l’aiderait pas à devenir plus forte ; c’était très difficile à présent de recevoir de la douleur qui aidait vraiment à guérir. En plus, ce n’était pas elle qui avait le contrôle.

« Tu as des dessins d’animaux mignons, Esteban ?

- Euh, à part le léopard de la forêt Mora… Oh ! attends, si ! regarde-moi ça.

- Des lapins ! Ils sont adorables. D’ailleurs, tu sais à quoi ça me fait penser ? C’est la légende du premier duc de Nariflor… »

 

Alain les regardait rire tous les trois autour du ragoût qui mijotait. Il ne se sentait pas à l’aise pour se joindre à eux. Il tentait de se convaincre que c’était parce qu’il devait prendre ses responsabilités et surveiller le bateau, mais il savait au fond de lui qu’il n’y avait pas que cela. Les trois magiciens étaient bien mieux sans lui.

Encore une fois, il n’avait pas sa place. Il était trop distingué, trop soucieux de la bienséance, pour s’intégrer dans leur groupe enfantin et spontané. Il avait été exclu des princes parce qu’il était magicien, et maintenant, il était exclu des magiciens parce qu’il était un prince. Ernest, Mathilde, Charles, Youna et Jean-Luc lui manquaient. Ernest et Youna étaient parfois un peu ennuyeux, mais Charles était un bon ami, et Jean-Luc, même si son manque de sérieux l’exaspérait souvent, avait le don de détendre l’atmosphère. Quant à Mathilde… Elle était tout ce qu’il aimait. Grande, brune, cultivée et sophistiquée, sachant remettre à leur place les petites pestes comme…

Alain leva les yeux au ciel. Qui essayait-il de convaincre ? Lui-même ? Il rit jaune en secouant la tête. En réalité, ses anciens amis ne lui manquaient pas du tout. Ils étaient un bon moyen de passer le temps, mais en fin de compte, Charles n’avait fait que flatter son orgueil et l’inciter à se moquer des autres. Jean-Luc était un tricheur et un mauvais garçon qui profitait de son statut pour échapper aux conséquences de ses sottises ; et il devait bien reconnaître que Mathilde n’avait pas vraiment d’autre intérêt que son physique. Aurait-il été aussi intéressé par elle après presque un mois à marcher dans les terres sauvages, sans pouvoir se coiffer, se changer et se tenir au courant des tournées des troubadours populaires ? Probablement n’aurait-il resté d’elle qu’une abominable harpie aigrie.

Le jeune garçon dégaina la splendide lame de glace que lui avait forgée Esther. Elle avait beau être agaçante, elle n’en restait pas moins une magicienne très douée, capable de grandes choses. Il était presque agréable de coopérer avec elle. Peut-être était-elle un peu plus qu’une sale petite peste, finalement.

 

Vingt-deuxième jour du mois du guépard – Alain

Cette fois-ci, c’est mon tour d’écrire. Esther n’en avait pas vraiment envie, mais ses mains continuent à la faire souffrir. Et puis, Ana fait des expériences et Esteban est parti chasser.

La barque construite par Esteban est une excellente idée. Nous n’avançons pas beaucoup plus vite qu’à pieds, mais comme la rivière n’a pas besoin de repos, nous ne nous arrêtons que pour chasser. Au total, nous allons presque trois fois plus vite que dans le désert Talocoh.

Ana a testé un grand nombre de plantes à l’aide de ses protocoles chimiques, et la plus grande part sont comestibles. Nous avons découvert cette nuit qu’il peut pleuvoir du sirop. Nous avons dû nous laver les cheveux, mais nous en avons récupéré un bol, et ce n’est pas mauvais.

Le paysage change. Après le dessin d’enfant et le pastel flou, nous voici dans une peinture à l’huile. Des animaux fantastiques y évoluent : des ouistitis, des cerfs, des papillons, des girafes… et encore bien d’autres dont nous ignorons le nom. Il y a également des dizaines de licornes, des oiseaux et des grenouilles ordinaires. Heureusement, presque aucun ne nous a attaqués. Je crois aussi que nous sommes plus en sécurité dans la barque, les animaux n’osent pas s’aventurer dans l’eau. Par chance, ni cheval de rivière ni serpent aquatique.

 

« Oh, regardez comme il est mignon ! »

On aurait dit un tout petit lynx. Son long pelage brun moucheté et ses grands yeux clairs séduisirent Esther sur le coup. Elle s’accroupit, prit un morceau de viande et le tendit à l’animal. Celui-ci s’approcha, méfiant ; finalement, il happa la nourriture, la mangea, et se frotta contre les genoux de la jeune fille en ronronnant. Il était si mignon ! Ana laissa un instant ses tubes à essai et se joignit à elle pour gratter les oreilles du félin ; et finalement, après une lutte acharnée contre son orgueil, Alain s’invita lui aussi pour le caresser.

Soudain, l’animal s’échappa de ses admirateurs, bondit sur le sac d’Alain, renversant au passage les flacons d’Ana ; il saisit un gros morceau de poisson et s’enfuit à toutes pattes avec son larcin.

« Fourbe créature ! s’écria Esther. Il n’est venu faire le mignon que pour chaparder de la nourriture.

- La nourriture, ce n’est pas si grave, fit Ana. Je m’inquiète surtout pour mes flacons. »

Elle s’approcha prudemment de son dispositif expérimental, craignant des vapeurs toxiques ou une combustion spontanée. Heureusement, seul le sachet de poussière de rochusse avait été abîmé. C’était dommage, mais au moins la précieuse bile de phénix ne s’était pas échappée de sa fiole. Ana s’empara d’un chiffon pour épousseter leurs affaires.

« Euh Ana, tu devrais faire attention. Ton chiffon commence à faire des étincelles. »

La jeune fille pesta derrière ses dents et piétina le chiffon pour l’empêcher de s’enflammer. Oh zut ! C’était le chiffon dont elle s’était servi trois jours plus tôt pour essuyer son jus de champignon. Elle n’avait pas dû le laver correctement…

 

Quatrième jour du mois du dragon d’argent

Je peux enfin écrire ! Cela me fait toujours très mal, mais je voulais vraiment reprendre contrôle de mon carnet. Alain et Ana n’écrivent pas du tout comme je voudrais. Et j’ai besoin de mes notes pour pallier mes trous de mémoire. Le trou noir pendant Auguste, je n’y touche pas, on verra avec le docteur Olivier à notre retour ; mais dans la vie courante, c’est énervant. D’ailleurs, j’ai l’impression que j’oublie de plus en plus de choses ces temps-ci. Bon, peut-être que c’est simplement à cause de la douleur que je n’arrive pas à me concentrer.

Nous sommes repartis sur la rivière. Le paysage ressemble maintenant à un tableau de Roellep, un peintre idiot qui a dénaturé l’art en décidant d’envoyer la perspective aux ordures. En gros, il mélange tous les éléments de ses barbouillages dans tous les sens. En plus, il met toujours les plus horribles teintes possibles. Et évidemment, il a gagné l’admiration de tous les imbéciles qui l’ont trouvé révolutionnaire. Les arbres défient les lois de la géométrie, en se passant les uns derrière les autres et en devenant de plus en plus petits au fur et à mesure que l’on s’en approche, et ce matin, nous avons été attaqués par des goules absolument hideuses. Heureusement que nous avons des réserves de nourriture ! Avoir les cheveux bleus comme ceux d’Esteban, je veux bien, mais pas rouge-kaki anguleux avec des fourchettes au bout !

Demain, j’aurai quatorze ans. Ce serait un beau cadeau d’anniversaire si le décor était différent.

 

Ana aimait bien observer ses compagnons dans leur sommeil. D’habitude, Alain bougeait dans tous les sens, Esther ronflait et Esteban tressaillait au moindre bruit. Mais depuis qu’ils étaient entrés chez Roellep, Esther crachait des étoiles de lumière dorée, Alain lévitait et Esteban s’entourait d’un halo trouble au moindre bruit.

Une fois qu’elle fut certaine qu’Esther était endormie, Ana s’affaira à réveiller les garçons. Esteban redevint net et Alain redescendit gracieusement jusqu’au plancher des vaches. Tous deux lui adressèrent un regard perplexe : pourquoi les réveillait-elle alors qu’ils venaient de s’endormir ?

« Parce que j’ai une idée. Venez, il ne faut pas qu’Esther nous entende. »

 

Le soleil réveilla Esther. Elle battit des paupières, bâilla, et se redressa en position assise. Soudain, elle vit ce qui l’attendait sur la rive et se figea. Un gâteau ? Des cadeaux ?

Ana, Esteban et Alain sortirent de derrière les buissons, parés de fleurs colorées et lançant des pétales sur Esther :

« Surprise ! Joyeux anniversaire ! »

C’était l’anniversaire-surprise le plus réussi que l’on puisse imaginer. Les cadeaux avaient été emballés dans de grandes feuilles blanches. Elle les déballa avec enthousiasme. Esteban lui avait offert une superbe plume taillée – son porte-plume fuyait depuis qu’un petit singe avait tenté de s’en servir ; Ana avait confectionné un philtre de rêves agréables, et le sachet de bonbons au caramel et à l’eucalyptus d’Alain la ravit tellement qu’elle en oublia de se montrer sarcastique.

Même la forêt avait exaucé les souhaits de la jeune fille. Au lieu du barbouillage infâme de Roellep, elle se trouvait à présent dans un cadre féerique, tout d’or et d’argent, avec des petites paillettes qui flottaient dans l’air. Elle écarta les bras et tourna sur elle-même.

« C’est maaaaagniiiiiiiifiiiiiiiiiiiiiique ! »

Après quoi elle tenta de souffler ses bougies ; mais à côté des charmes lumineux dansants d’Ana, les prétendues bougies magiques sont banales à pleurer. Que l’on souffle dessus, qu’on les recouvre d’un bocal en verre, qu’on les asperge d’eau ou qu’on les refroidisse par magie à moins quinze degrés, elles se contentaient de changer de couleur.

Alain découpa le gâteau et ils se régalèrent, félicitant Esther pour cette année qu’elle venait de commencer. Mais malgré cette incrémentation de son âge, jamais la jeune fille ne s’était montrée aussi enfantine. Elle se barbouilla de crème d’ananas, déclencha une tempête de neige simplement pour s’amuser, et fit même les oreilles de licorne à Alain. Ce dernier décida de ne pas lui chercher des noises. Après tout, c’était son anniversaire. Et puis, cela faisait plaisir de la voir croquer la vie à pleines dents après le traumatisme causé par sa confrontation avec son frère.

Ils n’avaient plus très faim pour le repas du midi ; aussi grignotèrent-ils quelques morceaux de viande, quelques légumes, sans excès. Puis ils repartirent, parce que tout de même, anniversaire ou pas, ils avaient une mission à accomplir.

 

Le lendemain matin, l’or et l’argent s’évanouirent pour un décor intégralement constitué de petits cubes. Ceux-ci, mis côte à côte et superposés, dessinaient des arbres de façon fort grossière. Et si les formes des cimes et des buissons changeaient, les fruits étaient toujours les mêmes : petits, ronds, dorés, comestibles mais au goût atroce.

Sur la rivière, sous forme de cubes elle aussi, il devenait impossible de naviguer proprement. Ils laissèrent donc là leur radeau et durent se résoudre à poursuivre à pieds, leurs sacs sur le dos. De toute façon, ils s’éloignaient de la direction du bec du macareux. Ils s’enfoncèrent donc dans la forêt de cubes. Ce n’étaient que des buissons et encore des buissons et toujours des buissons. La seule variabilité était dans les créatures qui les attaquaient : des champignons à grandes dents, des monstres à carapace féroces, des plantes carnivores elles aussi dotées de canines… Esther s’amusait à sauter sur les champignons à pieds joints, et ils explosaient en un nuage de fumée malodorante.

« Tant mieux si elle s’amuse, mais moi, je n’aime pas du tout cet endroit, murmura Ana. Qu’est-ce que c’est que ces couleurs ? Elles me donnent mal au ventre.

- Moi non plus, je n’aime pas cela, répondit Alain. C’est beaucoup trop basique, il n’y a aucune complexité, aucune beauté ici.

- Et puis, comme tout est pareil, j’ai l’impression de faire du sur-place, ajouta Esteban. Ça ne me rassure pas du tout. »

Il se transforma en guépard, comme il le faisait parfois quand il se sentait stressé, mais reprit aussi vite sa forme originale.

« En plus, le sol n’est pas du tout agréable pour mes coussinets. C’est lisse, dur et anguleux. Je me suis fait mal aux griffes. Jamais je ne dessine une horreur pareille. »

Ils marchèrent quelques minutes en silence, regardant Esther se défouler sur les champignons.

« C’est drôle, commenta soudain Ana. Je ne m’attendais pas à me trouver des points communs avec toi. Tu sais, Esther ne t’aime vraiment pas. Mais en fait, je te trouve plutôt cool.

- Merci », répondit maladroitement Alain. Il hésita, puis résolut de se montrer honnête : « Esther a raison de ne pas m’aimer. J’étais un vrai crétin à l’époque. Et puis, Mathilde, ma petite amie, la harcelait.

- Oui, elle m’a dit. Elle a jeté sa traduction de La princesse de Sidalan dans les toilettes, elle a dû tout recommencer.

- Quoi ? »

Alain se retourna vers Ana, choqué.

« Je ne savais pas, je pensais que ça se limitait à des insultes et quelques bousculades. Bon, je me disais déjà que j’allais rompre avec Mathilde quand nous serons de retour, mais maintenant je crois que je ne lui reparlerai plus jamais. »

Encore quelques pas en silence. On n’entendait que les oiseaux qui chantaient des petites musiques joyeuses aux sonorités extraterrestres. Alain décapita machinalement une plante carnivore qui menaçait de les mordre.

« Je me sens de moins en moins bien ici, reprit Ana, sautant du coq à l’âne. Il n’y a aucune magie. C’est encore pire qu’à Touseque. J’ai l’impression d’être enfermée dans un sac hermétique ! »

Elle sortit une dague de sa poche et la lança en direction d’un champignon, mais elle manqua son coup.

« Oh ! Ça m’énerve. »

Esteban tua le champignon d’une flèche bien ajustée, et Ana se pencha pour récupérer sa dague. Mais, que ce soit sous l’effet du mouvement brusque, de l’énervement ou de la fumée du champignon, elle chancela.

« Ana ? »

La jeune rouquine était soudain devenue très pâle. Elle tremblait, serrant très fort sa dague dans sa main, et des larmes perlaient sur ses cils.

« Ça va. Ça va aller. Désolée. »

Elle se releva et se remit en route d’un pas vif. Les garçons échangèrent un regard, mais ne discutèrent pas et pressèrent l’allure pour se maintenir à sa hauteur. Eux aussi avaient hâte de fuir cet endroit.

 

Peu après midi se leva un brouillard, un brouillard dense et multicolore qui ressemblait fort à de l’eau renversée sur une aquarelle. Cette douceur colorée apaisa Ana instantanément. Esther et Esteban étaient un peu plus mitigés : cet endroit n’était certes pas désagréable, mais le fait de ne rien y voir ne les rassurait pas.

« Alain, tu restes vigilent, n’est-ce pas ? Tu es le seul à pouvoir détecter les animaux sauvages, grâce à ta télépathie.

- Jusqu’ici, les animaux étaient à l’image du paysage, fit remarquer Esteban. Ici, a priori, ils devraient être tout brumeux et impalpables.

- Mieux vaut ne pas prendre le risque, trancha Alain. Esther, guide-moi par la main, je ne peux pas me concentrer à la fois sur les prédateurs et sur le chemin. »

Ils ne rencontrèrent aucun prédateur, aucune menace de quelque forme que ce soit. Mais Esteban, sans savoir pourquoi, se sentait pris de bouffées d’angoisse. Caché au milieu de voiles aux couleurs douces, sans rien voir de ce qui se passait autour… Pourquoi son esprit réagissait-il de la sorte ?

« Ana, tu peux me passer ton anxiolytique s’il te plaît ?

- Ça ne va pas ?

- Pas vraiment. »

Heureusement, quelques bouffées du philtre magique suffirent pour chasser le malaise. Il prit sa forme de guépard pour achever de se détendre, courut sur quelques dizaines de mètres puis s’étira de tout son long. Après cela, il se sentait beaucoup mieux.

 

Ce fut le lendemain en milieu de matinée que le brouillard se leva enfin. Le paysage était absolument magnifique : de hauts arbres qui s’élançaient vers le ciel, des mousses vertes et bleues, des fougères mouvantes, des flocons de pollen roses et blancs, des pissenlits géants, des petites fleurs volantes, des paons multicolores et des superbes oiseaux de feu. Tous les quatre étaient d’accord : rien ne valait ce spectacle ; ni les ors et les pierreries du palais d’Ekellar, ni l’écume de la mer les jours de tempête, ni les grandes cimes de la forêt Mora, ni même le soleil se levant sur les légendaires Mers Orientales.

Après une heure de marche dans ce décor enchanteur, ils commencèrent à entendre un bruit d’eau. Bientôt, ils tombèrent sur une cascade comme ils n’en avaient jamais vue. Au milieu de nulle part se dressait un mur vertical couleur saphir, nimbé de gouttelettes cristallines et d’une légère brume translucide. L’origine de la cascade se perdait dans les nuages, et au sol, elle semblait se dissoudre dans la terre. Elle ne sortait de nulle part, ne débouchait nulle part, ne s’appuyait sur rien : simplement de l’eau qui tombait puis se dématérialisait.

Esther s’approcha timidement. Elle tendit la main et l’approcha timidement. Lorsque le bout de ses doigts effleura la cascade, elle tressaillit : c’était bien de l’eau ! De l’eau fraîche, limpide, légère et pure. Elle plongea sa main plus profondément, savourant la caresse de l’onde sur sa peau. Puis elle mit ses deux mains en conque, les laissa se remplir et les porta à sa bouche. Jamais elle n’avait cru que l’eau pouvait être aussi délicieuse !

« Suis-je le seul à avoir envie d’une douche ? proposa Alain. Je pense qu’une lessive ne serait pas de trop non plus. »

À vrai dire, cela convenait à tout le monde. Particulièrement à Ana, qui avait ses règles et commençait à ne plus sentir la rose. D’ailleurs, elle n’était pas la seule : entre la transpiration, la mauvaise haleine et toutes les saletés de la forêt, il fallait admettre que la proposition d’Alain ne relevait pas du luxe. En sous-vêtements, ils frottèrent et savonnèrent tout ce qui pouvait l’être, de leurs propres corps à leurs sacs à dos en passant par les chemises, les chaussettes et les sacs de couchage, les débarrassant de toute la poussière, le sang et la sueur qui avaient pu s’y accumuler. Ana frotta jusqu’à avoir mal aux mains, pour bien ressentir l’eau et le savon et le travail et ses muscles et son corps. Enfin, elle respirait, après cette étouffante demi-journée dans un monde sans nuances et sans magie. Esteban se lavait méticuleusement, comme sa mère le lui avait appris, pour éviter que des impuretés ne restent coincées dans ses plumes. Enfin, il n’avait pas de plumes, puisqu’il n’était pas un dragon, mais qu’y pouvait-il s’il n’avait aucun souvenir des règles d’hygiène des elfes ? Esther s’offrait toute entière à l’eau, se laissait envelopper par cette force de la nature purificatrice qui signifiait tant pour elle. À l’époque où elle était enfermée dans sa chambre au sous-sol, elle n’avait jamais eu le droit de prendre un bain ou même une douche, de peur qu’elle ne gèle ou n’évapore l’eau ; on ne lui laissait qu’un gant de toilette. Plus de demi-mesures à présent. Quant à Alain, il avait l’impression de renaître. C’était la première fois qu’il se lavait de la sorte, dans une cascade d’eau fraîche avec un morceau de tissu rêche, et non pas dans une baignoire chauffée et parfumée ; et il lui semblait qu’il se lavait bien au-delà de la surface de sa peau. Il n’était plus un gueux crasseux et puant, mais il n’était plus non plus un petit prince bichonné par ses hommes de chambre. Il était Alain James Ludovic Rausle, prince d’Ekellar, télépathe et bretteur, chargé d’une mission d’importance pour les Îles civilisées.

Puis ils étendirent leurs vêtements au soleil et se laissèrent eux-mêmes sécher sur l’herbe dorée. Pour passer le temps, Ana tressa des fleurs dans les cheveux d’Esther, comme elle l’avait souvent fait à ses petites sœurs. Les garçons se prêtèrent au jeu, tressant des couronnes de lierre et de liseron. Leurs cheveux à tous avaient bien poussé ; et si cela ne se voyait pas trop sur Esteban, qui avait toujours eu une coiffure chaotique, Ana et Alain avaient clairement besoin d’une nouvelle coupe. Mais bon, leurs expériences capillaires donnèrent un résultat plutôt satisfaisant. De plus, les boutons d’or s’accordaient parfaitement avec la coloration écarlate qu’avait prise la chevelure d’Esteban.

« Esther… Je voulais te dire…

- Oui ? »

Alain inspira profondément.

« Je souhaitais te présenter mes excuses pour le comportement irrespectueux dont j’ai fait preuve quand nous étions à l’École. »

Ça y est, c’était dit.

Esther parut perplexe, presque désorientée.

« Ah, d’accord. » répondit-elle simplement.

Alain ne s’attendait pas à une réponse aussi laconique, mais il savait de ses leçons de diplomatie qu’il ne fallait pas insister.

Ils déjeunèrent d’un oiseau grillé, tué d’un coup de flèche, accompagné de racines et de fruits. Alain put faire la vaisselle convenablement, même s’il n’y avait qu’une vieille casserole à récurer, tandis que les autres empaquetaient les restes de nourriture dans de grandes feuilles turquoise. Puis, frais et revigorés, ils se remirent en route.

 

Le soir venu, après une bonne soupe constituée d’un mélange de tout ce qu’ils avaient pu trouver, ils s’installèrent sur leurs sacs de couchage et se racontèrent des histoires. Esteban commença par une vieille légende que se racontaient les dragons, sur leur ancêtre le Dragon des Temps Anciens assassiné par une fée ; puis Alain enchaîna avec un conte traditionnel d’Ekellar. Esther improvisa l’histoire complètement loufoque d’un raton laveur qui cherchait des jonquilles. Mais Ana, avant de commencer son histoire, annonça qu’il avait une envie pressante.

Elle s’isola donc derrière les arbres pour faire ce qu’il avait à faire ; quand soudain, sa voix retentit :

« Esteban, Alain, Esther ! Venez voir ! »

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