Après avoir savouré le succulent repas cuisiné par Karl, je fis formellement sa connaissance. Âgé de seulement deux ans de plus que mon frère, c’est lui qui avait proposé au village de le prendre sous son aile bien qu’il eût de la famille à la capitale. Thalion n’avait jamais été attiré par la vie en ville.
L’adolescent se tenait droit, imposant par sa carrure athlétique. Ses cheveux châtains descendaient jusqu’à ses épaules encadrant ses yeux bruns qui luisaient comme des braises. Il était vêtu d’un simple pantalon et d’un débardeur noir, qui couvrait tellement peu le haut de son corps que sa carrure de forgeron restait visible, même si je faisais mine de ne rien voir.
Une fois les présentations faites, Thalion m’emmena à l’étage, dans la chambre adjacente à celle d’hier soir. Alors que cette dernière semblait appartenir à quelqu’un, possédant des marques de vie, des objets personnels… Celle-ci manquait d’individualité, comme si personne n’avait jamais vécu ici. Une sensation de froid m’envahit.
— C’est ma chambre.
Ah…
— Tu pourras y rester pendant les prochains jours.
Il ramassa un sac de toile qui ne m’était pas inconnu.
— Je dois retourner travailler un peu. Je t’avais dit que je t’accompagnerais chercher des affaires, alors je te propose qu’on se rejoigne en bas de la forge quand il sonnera trois heures.
— D’accord.
Alors qu’il allait partir, une question surgit.
— Dis Thal, qu’as-tu fait pendant tout ce temps ?
Il releva la tête et me fixa du regard. Ses yeux étaient figés dans les miens, comme s’il cherchait à savoir. Mais savoir quoi ?
— Un jour, je te raconterai, mais ce n’est pas le moment.
Il s’en alla, me laissant dans cette chambre avec pour seule compagnie mes horribles pensées. J’imaginais tout un tas d’histoires absurdes sur ce qu’il avait vécu pendant près de deux ans. Je m’assis sur le lit, fixant le parquet d’un regard vide. Je me sentais perdue. Je restai là, sans bouger, lorsque la porte s’ouvrit à nouveau. Je relevai la tête m’attendant à voir Thalion.
— Je te dérange ? commença Yule.
— Non, pas du tout ! Je voulais vous remercier de m’héberger pendant quelque temps.
— Oh ! Ce n’est rien, tu sais. Ton frère a beaucoup fait pour nous, alors si l’on peut lui rendre la pareille ! s’esclaffa-t-elle.
Je hochai la tête, tout de même curieuse. Un silence s’installa quelques instants.
— Vous vouliez quelque chose ?
Elle se tourna vers la fenêtre.
— Nous avons retrouvé Thalion il y a plus d’un an, il revenait de l’académie, en été. Un groupe de chasseurs redoutables s’était établi aux abords du village, ils venaient chaque jour piller un peu de nos provisions. Notre chef était désespéré. C’est là qu’est apparu ton frère.
Elle s’interrompit. Son histoire m’intriguait, je me demandais en quoi Thalion était concerné.
— Je me souviens très clairement du jour où je l’ai véritablement rencontré. Une rumeur s’était propagée dans les rues que quelqu’un occupait la maison des Valberton, alors vidée de vie depuis plusieurs mois. Le nouveau médecin avait pris l’initiative d’aller voir ce qu’il s’y passait. Quand il arriva, il n’y avait personne, mais il était clair que quelqu’un y vivait. Il est venu me voir pour me demander d’aller y jeter un œil.
« Ce jour-là, j’avais beaucoup de travail, donc je ne pus y aller que le soir, avant que la nuit ne tombe. Je m’y suis rendu en compagnie de Rodric, le chevalier, afin de parer à l’éventualité que les brigands s’y soient installés. Lorsque nous sommes arrivés, la porte était entrouverte, de la lumière en provenait. Je pris la peine de frapper contre le bois. Nous avons attendu une bonne minute jusqu’à ce que l’on entende enfin quelqu’un venir. »
« La porte s’est ouverte et ton frère se tenait là, épuisé, avec des éclaboussures de sang sur lui. Il était à peine plus grand que moi et son visage paraissait doux malgré son regard dur et froid. Pourtant, il était bien plus effrayant que n’importe quel homme que j’avais pu rencontrer jusqu’alors. Rodric a posé la main sur son arme, prêt à dégainer, mais ton frère n’a pas cillé. Au lieu de ça, il m’a regardé dans les yeux et m’a dit mot pour mot : ».
— Ils devraient être partis maintenant.
Il commença à fermer la porte, mais je l’en empêchai. Malgré ma force, j’eus du mal à empêcher sa fermeture. Il la rouvrit alors.
— Que voulez-vous ? Je pense que j’en ai assez fait, vous pourriez peut-être me laisser tranquille maintenant.
À mes côtés, Rodric soupira.
— Tu as changé, petit.
Je tournai la tête, surpris de cette réaction. Il le connaissait ? Je regardai en détail ce jeune garçon qui ne semblait pas avoir plus de dix-sept ans, à peine majeur. Tout à coup, son identité parut évidente.
— Bon retour chez toi, enfant de Roaris, ajoutai-je avec un faible sourire.
Son expression faciale ne changea pas.
— Désolé si je vous ai inquiété de quelque manière que ce soit.
— Ce n’est rien, voyons, le rassura Rodric. Mais dis-moi, qu’as-tu fait au juste aujourd’hui ?
Thalion regarda rapidement à l’intérieur de la maison avant de soupirer un bon coup.
— Navré pour l’accueil. Entrez, je vais me changer, si vous me le permettez.
— Nous avons appris qu’il avait défait la bande de voleurs qui occupait la forêt. Après quelques jours, il est venu me voir pour me demander du travail. J’ai accepté et ai fini par l’héberger, conclut Yule.
Je restai pantoise face à cette histoire. Thalion ne ressemblait plus au garçon avec lequel j’avais grandi.
— Pourquoi êtes-vous venue me raconter cette histoire ?
Elle éclaircit sa voix avant d’expirer profondément.
— Ce qui vous est arrivé est un grand malheur. Je ne sais pas comment vous avez réagi. Ton frère est parti peu après son rétablissement et toi, tu avais disparu. Enfin, tout ça pour te dire qu’il n’est plus le jeune garçon innocent et avide de connaissances que tu as connu.
Elle me regarda dans les yeux.
— Mais, malgré ses aptitudes, je t’en prie, prends soin de lui.
— Évidemment, il est quand même mon frère.
— Merci. Je vais te laisser, j’ai encore beaucoup à faire. À plus tard !
Elle referma la porte derrière lui et je me retrouvai de nouveau désemparée. En m’asseyant sur le lit, mon regard erra jusqu'au cadre photo de ma famille. Mes parents, souriants, avaient tous deux une main posée sur l’épaule de mon frère alors âgé de quatorze ans. Devant lui, une petite fille d’une dizaine d’années avec de grands yeux marron-vert me ressemblait, cependant j’avais quelques soucis à nous comparer. Ce moment me semblait si lointain…
Comme il ne servait à rien de rester là, je décidai de sortir prendre l’air. M’habillant d’une simple robe bleue qui m’arrivait aux genoux avec une ceinture, je sortis de la forge par devant et commençais ma promenade dans le village.
À présent que je le voyais de jour, mon village d’enfance avait l’air changé. Ses bâtiments n’avaient pas bougé, mais ils semblaient plus sombres comme si certains avaient été brûlés. Cela devait être le fait de ces brigands qui avaient pillé jour après jour un si petit patelin. Mes yeux rencontraient boutiques et habitants en tout genre. Bien que nous n’étions que deux centaines d’habitants, notre proximité avec le pays voisin amenait de nombreux voyageurs à passer par ici. Peu s’arrêtaient vraiment, mais la nourriture était achetée à flot. Après tout, c’était le dernier point avant de devoir traverser la forêt contenant bien deux villages, mais dont la localisation était très hasardeuse. Je rencontrais donc beaucoup de personnes de passage et, en me promenant devant le poissonnier, je dus jouer des coudes pour passer de l’autre côté de la rue.
Je finis mon tour de village en arrivant devant le poste de garde. Cela me fit immédiatement penser à William, que j’avais rencontré déjà trois jours plus tôt. J’espérais qu’il n’avait pas mis trop de temps pour rentrer chez lui malgré l’énorme détour que je lui avais fait faire.
Je glissai mes mains dans mes poches et soupirai. Faire face à mon village ravivait de vieux souvenirs. Il n’était certainement pas nécessaire que je m’y attarde plus longtemps, pourtant, rester près du poste de garde me réconfortait. Bien que je m’y étais rendue à plusieurs occasions avec ma mère, je ne le fréquentais pas vraiment. Je me contentais de l’accompagner pour régler ses affaires, mais cet endroit me la rappelait beaucoup.
Elle était une femme forte et énergique qui n’hésitait pas à prêter ses capacités pour aider les autres. Il me semblait qu’elle aimait beaucoup se battre, mais je ne savais pas pourquoi elle n’avait jamais rejoint la garde en tant que telle. Bien qu’elle avait étudié la magie, elle n’avait jamais été diplômée, elle aurait donc pu faire carrière dans la chevalerie. Au lieu de ça, elle s’était inscrite dans la milice civile et participait quelques fois à des entraînements de soldats.
Mon humeur s’assombrit. Il était vraiment frustrant de ne pas savoir. D’avoir autant d’informations sans connaître la finalité. Et puis, ce qui était arrivé à mon frère me torturait énormément.
Cependant, il ne servait à rien de se lamenter, j’entrai discrètement dans l’enceinte du poste de garde et, sans croiser aucun chevalier, je parvins à leur salle de repos. Devant s’entraînait une dizaine d’hommes et de femmes dont l’humidité des vêtements témoignait du dur entraînement qu’ils subissaient. Le soleil commençait déjà sa chute vers l’ombre de l’ouest, mais je devinais que l’heure du repas n’allait pas tarder à arriver. Ne souhaitant pas les déranger pendant leur pause, je me dépêchais de parvenir à un homme dont la dissemblance de la peau m’était devenue familière. Je passai dans son champ visuel et il se stoppa dans son entraînement.
— Théa ? Qu’est-ce que tu fais là ?
Peut-être n’aurais-je pas dû donner ce surnom à William, il continuait de me poursuivre.
Rodric remercia son coéquipier, puis s’avança vers moi.
— Bonjour monsieur !
— Cesse de m’appeler monsieur, ça fait bizarre. Appelle-moi Rodric, proposa-t-il en riant. Tu as besoin d’aide ?
— En fait, oui. J’ai entendu dire que vous étiez le meilleur instructeur du village.
— Disons plutôt que je suis le seul. Mais je ne vois pas en quoi je pourrais t’aider, je ne fais qu’enseigner le maniement des armes aux chevaliers.
— J’aimerais que vous m’appreniez l’escrime.
— Quoi ?
L’homme devant moi semblait surpris. Je lui accordais un moment pour assimiler ma requête.
— Pourquoi voudrais-tu apprendre ça ? Tu ne vas pas à l’académie Clerfort avec ton frère ?
Je mordis ma lèvre inférieure. Dans mon esprit, tout se déroulait facilement. Je lui demandais de m’enseigner l’épée, et il acceptait. Rien de plus simple. Je soupirai.
— Je ne sais pas encore ce que je vais faire. Je vais accompagner mon frère à la capitale, c’est évident. Mais je ne sais pas encore quoi y faire. J’y réfléchissais et l’éventualité de participer à l’entraînement de chevalerie de la capitale m’est apparue. Seulement, je ne voudrais pas arriver sans aucune base, répondis-je.
En réalité, j’avais réfléchi lors de mon excursion. Je voulais devenir plus forte, mais il me fallait commencer quelque part. Il m’était alors apparu l’idée d’étudier la magie, art de nos ancêtres, en même temps que le maniement des armes. Je doutais grandement que Clerfort, fondée par les clans de mages, enseignât aussi le combat à l’arme blanche. J’avais réfléchi pour apprendre de moi-même. J’avais émis l’hypothèse qu’en tant que seule école de magie du royaume, nombre de nobles instruits s’y rendaient. Ainsi, je pouvais devenir plus forte. Maîtriser l’épée et les sorts devait être un atout non négligeable. Il ne me restait plus qu’à m’entraîner d’arrachepied, et pour cela, j’avais besoin de bases.
— Non.
Ma bouche s’ouvrit toute seule de surprise. Sa réponse sèche m’avait laissée sans voix.
— J’ai déjà vu ce dont ton frère était capable avec la magie et je peux t’assurer que c’était impressionnant. Alors, pour une jeune fille comme toi, je pense que la magie te conviendra très bien. Pas besoin de te lancer dans une carrière de chevalerie qui pourrait te mener nulle part.
— Mais si j’apprends l’épée, cela ne me rendra-t-il pas encore meilleure ? Un mage manque souvent de bases au corps à corps, ne pourrais-je pas au moins pallier cette faiblesse ?
— Je suis vraiment désolé, mais il y a des choses que je ne peux pas faire. Yule m’a dit que vous partiez dans quelques jours, crois-tu réellement pouvoir apprendre autant en si peu de temps ? Il faudrait d’abord te muscler, puis t’enseigner les positions, comment tenir une épée…
Il soupira. Mon cœur battait la chamade face à la déception. Allais-je vraiment devoir me débrouiller seule ?
— Enfin, tout ça pour te dire que je ne peux rien faire pour toi.
Ce fut à mon tour de soupirer de frustration. Tout bien réfléchi, il n’avait pas tort. Six jours étaient trop peu pour apprendre l’escrime. J’allais le remercier pour son temps, mais il me donna une information intéressante que je ne soupçonnais pas.
— Il doit sûrement exister des clubs à l’académie, sinon comment expliquerais-tu l’existence des Saint-Chevaliers ?
Mais oui ! Évidemment ! Les Saint-Chevaliers étaient d’anciens mages qui avaient juré obéissance au roi. Ils maniaient à la fois cet art ancestral et les armes plus classiques. Pourquoi n’y avais-je pas pensé plus tôt ?
Très bien. J’avais enfin décidé de la marche à suivre. Je me rendrais à la capitale avec mon frère pour apprendre la magie. J’y apprendrais aussi l’escrime et tout ce qui pouvait m’aider dans ma quête. Un sourire se dessina sur mes lèvres et je remerciai le chevalier.
— Encore une fois, je suis désolé, mais reviens me voir pour toute autre requête ! s’excusa-t-il une énième fois.
— À bientôt !
Le cœur un peu plus léger et la tête pleine de projets, je tournai les talons pour aller à mon rendez-vous avec mon frère.
Mes pas me menèrent devant la forge où se tenait contre un mur Thalion dont les yeux lançaient des éclairs. Quels ennuis m’étais-je encore attirés ?
Les informations que l'on apprend sur Thalion sont bien dosées, juste ce qu'il faut pour avoir envie d'en savoir plus. Le personnage devient intéressant. J'ai hâte de les voir partir à la capitale!
Petite remarque: "malgré qu'elle ait appris la magie" --> bien qu'elle...
Merci pour ces chapitres, je prends plaisir à te lire!
Merci de passer par-dessus mes phrases aussi !
Et merci pour tous tes commentaires, ça fait plaisir d'avoir des retours ^^