Chapitre 6 - Visiteurs, venus d’ailleurs

Par Froglys

Thalion avait les yeux plissés et les bras croisés, et son humeur semblait menaçante. Un nœud se formait dans mon estomac à mesure que je me rapprochais de lui. Finalement, je l’atteignis et il se détacha du mur pour m’adresser un sourire timide. Immédiatement, la tension disparut. Je lui rendis son sourire.

— Tu as fait le tour du village ?

— Oui, il a beaucoup changé. Je suis aussi passée remercier Rodric, c’est lui qui m’a amenée à la forge quand je suis arrivée hier soir.

— Ah ! Je suis heureux que tu sois tombée sur lui. Si ça avait été quelqu’un d’autre, je ne suis pas sûr que tu serais déjà là en ce moment.

— Oui.

Je remerciais mentalement William de m’avoir tant aidée.

Mon frère piocha quelque chose dans sa poche avant de commencer à avancer dans la direction que j’avais prise la veille lors de mon escapade. Je le rattrapai et il me montra ce qu’il tenait dans sa main. C’était un bout de miroir brisé, plus long que mon majeur, mais moins large que mon poignet.

— C’est un artefact un peu spécial. Il m’a été donné par un ami des parents, peu après leur mort. Si tu trouves comment l’utiliser, cela pourra t’aider plus que tu ne le crois. Je n’en ai plus besoin, alors si jamais tu te retrouves seule et perdue à nouveau, utilise-le. Des personnes de confiance pourront te venir en aide.

J’attrapai le morceau de verre. Un rayon de lumière glissa sur l’objet froid posé sur ma paume. Je passai mes doigts autour de l’objet, il était poncé et lisse. Pas de risque de se couper. J’observai à nouveau le miroir. Quelque chose se reflétait à sa surface, autre chose que mon visage. Je plissai les yeux pour réussir à discerner ce que c’était. Peut-être fus-je trop lente parce que je ne fis qu’apercevoir mon reflet. Ce devait juste être mon imagination.

_ Comment ça fonctionne ? m’enquis-je, le regard toujours rivé sur l’artefact.

_ On verra ça plus tard, nous avons des affaires plus urgentes à régler.

Frustrée, je glissai malgré tout le miroir dans une poche de ma robe avant de lever la tête et de m’apercevoir que Thalion s’était arrêté plus loin pour m’attendre. Nos regards se croisèrent, puis il détourna le sien et reprit sa marche.

Nous arrivâmes finalement aux abords de notre ancienne maison. La voir de jour la rendait plus accueillante, mais la sensation de malaise que je ressentais la veille était toujours présente. Je ne voulais pas rester, mais il me fallait récupérer des affaires. Peut-être qu’après cela, je n’aurais plus à y revenir. Je l’espérais.

— Je n’ai pas encore décidé quoi en faire, soupira Thalion en s’arrêtant à quelques pas de la porte.

— Tu parles de la maison ?

Il hocha la tête positivement.

— Parce que tu voudrais la garder ? fis-je, surprise.

Il me regarda.

— Eh bien, je pense que ça pourrait être bien si l’un de nous souhaite s’installer ici dans l’avenir.

Je ne répondis pas. Devais-je lui parler de mes projets ? Non, il valait certainement mieux garder ça secret, pour le moment. Thalion s’avança et ouvrit la porte.

— Je ne reviendrai pas.

J’attendais sa réaction. Il se retourna pour me répondre.

— Si tu es sûre de toi, j’irai voir le chef du village.

Je hochai la tête et passai devant lui. Même si je ne me sentais plus chez moi, l’ambiance était redevenue normale avec mon frère. Je montai les escaliers pour rejoindre ma chambre à l’étage. Je jetai un œil dans celle de Thalion en passant. Elle était vide. Il n’y avait plus aucun meuble. Il les avait sûrement récupérés pour pouvoir s’installer chez les Under ou bien même à la capitale.

Au bout du couloir se trouvait la mienne. Plus petite, elle comptait un lit, une commode et un fauteuil. Sur le sol se dessinait encore le fantôme des taches de sang qui avaient imprégné le bois. Je ne m’attardais pas plus, sentant une nausée monter, et sortis un sac de sous le lit. Je récupérais quelques vêtements qui étaient toujours à ma taille, surtout des hauts. Les robes et les pantalons me semblaient trop courts. J’avais sûrement grandi d’une dizaine de centimètres.

Je cherchais des livres dans le fond de mon meuble lorsque j’entendis frapper à la porte. Je l’avais laissée ouverte, ne souhaitant pas me retrouver seule dans cette pièce emplie de souvenirs nauséabonds. Je relevai la tête, m’attendant à faire face à Thalion, mais devant moi ne se trouvait que cet être étrange, à moitié humain.

— Je vois que tu es revenu.

— Tu ne m’avais pas dit que tu étais partie de Linkshady.

— Il faut dire que je ne sais toujours pas qui tu es.

— Je pense que nous pourrons avoir une petite discussion à ce sujet d’ici peu de temps, spécula-t-il.

— Tu ne pourrais pas au moins me donner un nom ? Et puis… comment as-tu pu entrer ici ? Mon frère n’est pas loin et je doute qu’il ait laissé entrer un étranger chez nous. À moins que tu n’aies d’extraordinaires capacités de fuite ou d’intrusion.

Il s’assit sur mon ancien lit et se mit sur ses coudes. Il regarda autour de lui, intrigué, jusqu’à ce que son regard se pose sur le parquet. Son visage se ferma complètement.

— Cet endroit n’est plus un foyer joyeux, n’est-ce pas ? murmura-t-il.

Je continuai de le fixer, sentant une tristesse profonde m'envahir. Il avait raison, cette maison, autrefois emplie de rires et de chaleur, n'était plus qu'une coquille vide. La mélancolie me submergeait, ravivant des souvenirs heureux désormais ternis par l'absence et le silence pesant qui régnaient en ces lieux.

Le demi-homme détourna en premier le regard, changeant de sujet.

— Je vois que tu es enfin présentable. Si tu as besoin de nouveaux vêtements, tu devrais aller voir la boutique de prêt-à-porter avant de partir. À la capitale, tout est cher.

— Merci.

Je continuai de ranger mes affaires dans un silence un peu gênant.

— Il y a quelque chose qui m’intrigue, commençai-je en me retournant à nouveau face à lui.

— Qu’est-ce donc ?

— Tu me connais, n’est-ce pas ?

Il sembla hésiter sur sa réponse, mais il fut honnête avec moi.

— On s’est rencontré peu de temps après cet événement. Je ne suis pas en mesure de te raconter ce qu’il s’est passé depuis, mais je peux t’accompagner pour le découvrir.

Une vague de confusion m'envahit. Cet homme semblait me connaître intimement, et cela éveillait en moi un mélange d'espoir et de méfiance. L'idée de le garder à mes côtés pour obtenir rapidement des informations me séduisait, mais une voix intérieure me mettait en garde. Malgré la confiance instinctive qu'il m'inspirait, une intuition persistante me soufflait qu'il ne partagerait pas volontiers ses secrets. Cette dualité entre l'opportunité qu'il représentait et la crainte de son silence me laissait dans une incertitude troublante.

— Et pourquoi voudrais-je de quelqu’un qui me cache des choses à mes côtés ?

— Que comptes-tu faire, maintenant ?

— Ce n’est pas quelque chose qui te concerne. Si tu n’as rien à me répondre, alors je pars, complétai-je en soulevant mon sac qui pesait un cheval.

Je me dirigeai rapidement vers la porte pour rejoindre mon frère et sortir d’ici. Un bruissement derrière moi m’interrompit dans ma fuite. L’homme à poils se tenait à présent devant moi.

— Je… je peux t’apprendre à… à te battre, annonça-t-il en balbutiant Je connais aussi la magie, je peux t’aider.

— Pourquoi aurais-je besoin de me battre ?

— Tu ne comptes pas retrouver l’homme qui a détruit ta vie ? demanda-t-il en soulevant un sourcil.

Une sensation de vertige se mit à peser sur mon esprit. Comment pouvait-il connaître ce détail également ? Avais-je déjà évoqué ce projet au cours des deux dernières années ? L'impression de me répéter sans m'en rendre compte érodait ma confiance en mes connaissances, me laissant déstabilisée et incertaine quant à la réalité. Cette amnésie des vingt derniers mois me plongeait dans une angoisse sourde, amplifiant mon sentiment de vulnérabilité.

— Je n’ai pas réussi, c’est ça ? maugréai-je

Il ne répondit pas. Je soupirai et accentuai ma prise sur mon sac, mon frère m’attendait.

— Je compte m’inscrire à l’académie de la capitale. Accompagne-moi, lui proposai-je.

— Je viendrai.

Mes yeux se plantèrent dans les siens, surprise qu’il accepte. Il était prêt à m’accompagner où que j’aille. Je souris. Je ne savais pas quelle eut été notre relation pendant deux ans, mais je découvrais un excellent ami.

— Repasse me voir à la forge dans trois jours, je te donnerai la date du départ.

Il arbora un sourire satisfait, puis s’assit sur le lit. Je le regardais attendant de savoir s’il comptait faire quelque chose. Mais il restait là à me dévisager.

— Si tu comptes rester là, libre à toi, mais il faut que j’y aille, lançai-je en sortant de la pièce.

Je tombai nez à nez avec Thalion. Il recula avant que je n’aie le temps de réagir.

— Désolé, je venais vérifier si tu n’avais pas besoin d’aide.

Je lui souris.

— J’ai réussi à mettre tout ce qui était nécessaire dans ce sac.

Il dirigea son regard vers le sac et tendit sa main pour l’attraper.

— Il n’est pas léger ! Je vais le porter, ce sera plus simple.

Sans effort, il prit ce que j’avais eu du mal à soulever. Travailler à la forge l’avait rendu si fort ! Il était impressionnant.

Nous arrivâmes au rez-de-chaussée. Être ici ne me dérangeait plus autant qu’à notre arrivée. La porte encore ouverte laissait entrer l’air frais dans cet endroit toujours fermé. En sortant, Thalion verrouilla derrière nous puis se plaça devant moi en posant le bagage.

— Tu as vraiment grandi, marmonna-t-il soudainement en fronçant les sourcils. Tu es sûre d’avoir réussi à trouver de vieux vêtements à ta taille ?

— Quelques trucs.

— Je connais une bonne adresse à la capitale, tu auras plus de choix.

— Ce n’est pas plus cher ?

— C’est une boutique peu réputée, tenue par une connaissance.

Désolée, cher ami, je vais suivre mon frère.

— On dépose ça, déclara-t-il en désignant mes affaires, et on y va.

J’acquiesçai et nous nous mîmes en route.

— Je préfèrerais t’avoir auprès de moi, à l’académie, commença à se confier Thalion. J’y ai réfléchi en t’attendant, mais ça pourrait être dangereux de rester dans la capitale.

— Tu voudrais donc finalement que je ne vienne pas ?

— Non, l’académie est sous l’égide de trois clans de mages. Il y a énormément de mages puissants qui y résident. Les professeurs, le directeur, les ambassades de clan… Elle est comme une forteresse.

— Où veux-tu en venir ? le questionnai-je perplexe.

— Nous sommes vivants. Il y a des chances que l’homme qui s’en est pris à notre famille ait été engagé par quelqu’un et je doute qu’il nous laisse en vie après avoir échoué.

Son intention était claire. Selon lui, même après deux ans, cet individu pourrait revenir terminer ce qu’il avait commencé.

— Malgré que je me sois fait petit pendant deux ans, ça n’a pas été de tout repos. J’ai reçu de l’aide et j’ai pu survivre jusque-là. Mais si tu restes seule à l’extérieur de la protection que peut offrir l’académie, j’ai peur que… se coupa-t-il.

— Je vais effacer tout de suite tes inquiétudes. J’y ai réfléchi aussi ce matin, je vais m’inscrire.

J’avais terminé ce que j’avais à dire, mais je ne perçus aucune réaction de sa part. Je tournai la tête pour regarder à ma droite, mais mes yeux ne rencontrèrent personne. Je regardais autour de moi, contrariée de ne pas trouver Thalion, avec qui je discutais.

Cependant, au lieu de continuer à chercher mon frère, je fus désarçonnée par le sol.

Le sol était blanc. Pourquoi était-il blanc ? Il aurait normalement dû être brun ou beige teinté par la boue. Mais il était d’un blanc si pur qu’on aurait pu croire que personne ne l’avait jamais piétiné. Je regardais à droite, à gauche, mais le chemin restait pur.

Ayant un peu peur, je trouvais rapidement mon frère du regard. Mon cœur se mit à battre plus vite. Debout, arrêté en pleine marche, il se tenait quelques mètres plus loin. En regardant partout autour de moi, je compris. Le monde autour de moi s’était figé. Les oiseaux planaient immobiles dans le ciel, et je ne percevais que l’horrible bruit d’un silence parfait.

C’est alors que j’entendis des bruits de sabots sur de la pierre. Cela semblait se rapprocher de plus en plus, à en juger par le bruit qui se faisait plus fort. Au loin, j’aperçus un cheval monté par un homme à l’allure noble.

L’animal se déplaçait sur le grand chemin blanc en faisant claquer ses sabots sur le sol. Instinctivement, je me replaçai à côté de mon frère afin de me fondre dans le décor, minimisant chaque respiration.

L’étranger arriva finalement près de moi. Je ne le voyais pas encore, mais il mit pied à terre. Je l’entendais bouger derrière moi, mais il mit du temps pour faire les premiers pas. Il semblait chercher quelque chose.

Une sueur froide roula dans mon dos, et mon cœur s'emballa. Je ne comprenais pas ce qui se passait autour de nous, mais une chose était certaine, de lui émanait une force inconditionnelle. Il devait être un être puissant, probablement capable de lancer un sort aussi complexe que celui qui enveloppait le village. Cette réalisation me laissait à la fois impressionnée et intimidée, consciente de la présence d'un individu aux capacités extraordinaires. Était-il dangereux ?

— Je ne crois pourtant pas m’être trompé, l’entendis-je grommeler derrière moi.

Il passa finalement devant moi. L’homme était plutôt grand, ses cheveux ébène n’étaient pas coiffés et tombaient sur ses épaules. Il semblait frêle, mais agile. Il ressemblait à un miséreux. Une cicatrice verticale s’étendait du haut de son front jusqu’entre ses yeux.

Il ne me regardait pas, mais j’avais l’étrange impression qu’il pouvait percevoir la moindre respiration. Après quelques secondes de réflexion, et un instinct auquel je devrais moins me fier, je décidai que je n’avais rien à craindre de lui.

Je me redressais à côté de mon frère. À ce mouvement, l’homme se retourna rapidement face à moi. Je le regardai, attendant sa réaction. Il s’approcha lentement et se présenta d’un air nonchalant.

— Enchanté. Je me nomme Sothos. Je suis venu te donner un coup de main.

Je le saluai d’un hochement de tête, n’osant pas parler. Il s’était bel et bien trompé. Je n’avais pas besoin de son aide.

— Tu dois sûrement te demander de quoi je parle.

— Je crois que je veux surtout savoir qui vous êtes, prononçai-je.

Je plaquais mes mains contre ma bouche, surprise de ce que je venais de faire. Mes yeux s’agrandirent tandis que le dénommé Sothos riait aux éclats.

— C’est toujours aussi drôle. Même après des milliards de fois, je ne m’en lasse pas.

Son fou rire diminua peu à peu et il fut en mesure de répondre à ma question spontanée.

— Je suis le Sothos.

Étais-je censée le connaître ?

— Pourquoi le ? laissai-je échapper à travers mes mains.

— Ce nom ne te dit donc rien ?

Je réfléchissais à la manière dont j’aurais pu entendre parler de lui, mais rien ne me vint à l’esprit.

— Vraiment rien ? Je suis déçu, feignit-il en croisant ses bras. Ce qui se passe ne te donne vraiment aucun indice ?

Une exaspération grandissante m'envahit. Pourquoi cet homme s'obstinait-il à jouer à ce jeu de devinettes alors que la situation était déjà si tendue ? L'immobilité du monde autour de nous et le fait que mes pensées s'échappaient sans mon consentement me mettaient mal à l'aise. Je ressentais une frustration croissante face à son attitude énigmatique, mêlée à une impatience de découvrir enfin la vérité qu'il semblait détenir.

Alors, les liaisons se firent dans mon esprit. Mon esprit et mon cœur s’emballèrent. Ce n’était pas possible, pourquoi quelqu’un…

—  … Comme lui viendrait ici ? compléta Sothos. C’est ce que tu te dis, non ?

Mes yeux s’écarquillèrent de stupeur.

— Je me présente à nouveau. Je suis Sothos, dieu de la vérité.

— Mais que… que faites-vous là ?

— Je ne l’ai pas dit ? Je viens t’apporter mon aide.

— Pourquoi ?

— Hmm… Je ne suis malheureusement pas en mesure de te le dire. Mais sache que beaucoup de regards sont tournés vers toi.

Je ne répondis rien, un peu bousculée.

Il claqua des doigts et un morceau de parchemin accompagné d’une enveloppe apparut flottant face à lui. Il attrapa le papier et le lut avant de l’enfermer dans l’emballage. Une fois fermé, le tout commença à flotter dans ma direction. Je l’attrapai et questionnai le dieu du regard.

— Ouvre-la lorsque tu sentiras que les gens te connaissent plus que tu ne les connais. Ça pourra t’aider.

Je le regardais sceptique en rangeant le message dans une poche de ma tenue.

— Sur ce, il est temps pour moi de te laisser. En tant que dieu, j’ai beaucoup de choses à faire.

Il tira une révérence et se dirigea vers sa monture. Je le raccompagnai par politesse.

— Ce fut un véritable plaisir de te rencontrer, Anthéa. J’ai hâte de notre prochaine rencontre, lança-t-il, un bras en l’air.

Il remonta sur son cheval qui cabra avant de s’élancer sur la route immaculée qui disparaissait peu à peu derrière lui.

Le temps va reprendre son cours, il vaudrait mieux que personne ne se pose de questions, entendis-je de la voix de Sothos qui, pourtant, se tenait déjà loin.

Accourant aux côtés de Thalion, il se remit à marcher et parler au même moment que chaque chose autour de nous.

— Tu ne te fasses attraper… Souffla mon interlocuteur.

En repensant à notre conversation interrompue. Je répétai ce que j'avais dit plus tôt, mais qu'il n'avait pu entendre à cause de l'apparition inattendue d'un dieu. Je peinais encore à y croire. En y réfléchissant, cet événement me semblait de plus en plus étrange, éveillant en moi une curiosité mêlée d'incrédulité.

— Je compte m’inscrire. Tu n’as pas de soucis à te faire.

— Merci.

Sans plus de conversation, nous continuions notre chemin vers la friperie non loin du poste de garde. On réussit à trouver plusieurs vêtements peu chers avant de retourner à la forge. Nous aurions pu discuter de tant de choses. Mais les deux ans derniers semblaient avoir détruit beaucoup entre nous, pas seulement des vies, mais aussi des relations. Mon frère semblait hésitant sur sa façon d’agir avec moi. Il fallait dire que j’avais changé sans même en connaître ni les raisons ni les événements… Je m’étais réveillée depuis peu et j’avais peur de la nouvelle personnalité que je m’étais découverte.

En approchant de l'entrée de la rue principale, un homme surgit devant nous. Sa stature imposante et sa silhouette quelque peu déformée me firent frémir. Son nez tordu, sa lèvre fendue et son orbite droite vide composaient un tableau à la fois répugnant et inquiétant. Malgré mon dégoût instinctif, je discernai dans son regard une détresse évidente.

Lorsqu'il s'exprima dans une langue inconnue, mon frère, semblant saisir ses paroles, se précipita pour le soutenir. Cette complicité soudaine entre eux éveilla en moi une pointe de jalousie et d'inquiétude, me laissant à l'écart de leur interaction.

Tiraillée entre le désir d'aider et la peur de l'inconnu, je restai en retrait, observant mon frère porter assistance à cet étranger au visage marqué par la souffrance. Mon cœur battait la chamade, partagé entre l'appréhension et la curiosité, tandis que je m'efforçais de surmonter le malaise que cette rencontre imprévue suscitait en moi.

— Je vais contacter des amis de la capitale pour pouvoir assurer notre voyage. À plus tard, petite sœur.

Il s’éloigna alors, me laissant seule.

 

~~

 

Thalion soutenait le blessé qui avait besoin d’aide. Ils s’éloignaient d’Anthéa en direction de l’infirmerie, mais, alors qu’ils étaient désormais hors de sa vue, et toujours à l’extérieur du village, ils bifurquèrent sur leur gauche, vers la forêt. Ils y pénètrent ensemble sur une trentaine de mètres avant que le plus jeune ne dépose l’homme étranger contre un arbre. Thalion s’accroupit auprès de lui et plaça sa main gauche sur son torse.

Léél guév, foo lézdol rol pié.

Une faible lueur verte illumina la paume du jeune mage. La respiration râleuse du blessé devint un peu plus difficile, mais lorsqu’une bulle de sang ressortit par sa bouche, l’air dans ses poumons se déplaçait à nouveau normalement. Thalion, dont l’effort se lisait sur le visage, déplaça sa main sur le côté, amenant le sang à faire de même dans les airs, puis relâcha tout. Le liquide s’écrasa sur le sol en même temps que la lumière s’évanouissait de la main du jeune homme. Ce dernier soupira et s’apprêtait à parler, mais ce fut le second qui prit la parole en premier, à la grande surprise de son soigneur.

— Bordel, petit ! C’était ta sœur ? jura-t-il comme il en avait l’habitude.

— Oui.

— Je croyais qu’elle était morte !

— Elle était censée l’être, murmura son interlocuteur.

— Alors où était-elle ? Que faisait-elle ? Bordel, petit ! pesta-t-il à nouveau.

— Je n’en sais rien ! cria le jeune. Comment veux-tu que je le sache ? Tu es là, tu vois très bien qu’elle est innocente.

— Effectivement, je n’ai rien vu de particulier.

L’homme à terre regarda en direction de la jeune fille que l’on ne pouvait apercevoir d’ici.

— Quoi qu’il en soit… Que viens-tu faire ici-bas ? Et que t’est-il donc arrivé ?

— Je venais te trouver. On nous a demandé de t’informer de l’avancée de leurs actions. L’Ombre mène un combat en ce moment même près de Kall. Mais il y a quelques jours, un groupe aurait apparemment été complètement décimé à Oress. Ils cherchent toujours des survivants. Mais toujours aucun nom. Désolé, petit.

— Ne t’en fais pas. Tu viens de rencontrer ton informateur, c’est ça ?

— Oui, grogna-t-il. Il devait me parler de la prochaine attaque des rebelles. Mais apparemment, quelqu’un le suivait. Il n’a rien vu venir et il est mort. Mais ce qui me semble étrange, petit, c’est que son assassin ne semblait pas appartenir à un quelconque groupe.

Thalion fronça les sourcils avant de demander plus de précisions.

— Il était seul et ne portait ni la veste habituelle des Ombres ni l’insigne des rebelles…

Les sourcils du mage se plissèrent d’autant plus à cette information. Il plaça son index sur le front de l’homme et murmura à nouveau quelques mots dans une autre langue.

Lédaél orrévké vilé.

Le visage du blessé changea pour retrouver une apparence sans égratignures. Il ne retrouva cependant pas son œil, mais Thalion vint apposer un bandage qu’il avait fait apparaître par magie.

— Alors que vas-tu faire, petit ?

L’interpellé laissa un silence avant de répondre après un moment de réflexion.

— Rien.

— Rien ? Enfin, petit ! Un groupe meurt on ne sait comment, dans le Nord, ta sœur réapparaît et tu ne sais pas ce qu’elle a fait ces deux dernières années ! Tu vas forcément les contacter !

— J’ai dit que je ne ferai rien. Comme tu le dis, ma petite sœur est revenue, elle va entrer à l’école à la rentrée. Je vais m’occuper d’elle et je verrai avec Albin ce que je peux faire. Mais pour le moment, cela n’est pas ma priorité, vois-tu ?

Sous son ton grondant, tel un orage à l’horizon, l’autre se calma. Une fois ce dernier soigné, ils se levèrent tous les deux et se prirent l’un et l’autre la main.

— Écoute, petit. Je sais bien que ta petite sœur est plus importante, mais pense aussi à son avenir. Que fera-t-elle si le monde n’est plus que ruine ?

Thalion ne répondit pas. Ils se lâchèrent la main et, tandis que l’étranger repartait loin du village, le frère d’Anthéa retournait quant à lui auprès de sa petite sœur.

À l'orée de la forêt, il s'arrêta, le regard fixé sur cette dernière. Des mèches de cheveux s'échappaient de sa tresse, encadrant son visage d'une manière qui rappelait étrangement leur mère. Cette ressemblance inattendue fit remonter en lui une vague de souvenirs et d'émotions, mêlant nostalgie et douleur.

La lumière tamisée de la soirée accentuait les traits familiers de sa petite sœur, et, malgré lui, son esprit superposa ce visage à celui de leur mère. Cette vision floue entre passé et présent le troubla profondément. Il détourna les yeux, comme pour fuir ce miroir cruel qui lui renvoyait ce qu’il avait perdu.

Il savait que sa petite sœur ne faisait rien pour provoquer cette ressemblance, mais cela n’atténuait pas l'amertume ni cette sensation déchirante qu’une ombre pesait entre eux. Ce n'était pas un réconfort pour lui, mais un rappel douloureux que la personne qu'il aimait tant n'était plus là et ne reviendrait jamais. Tout autant que la petite sœur qu’il avait un jour perdue.


 

~~

 

Je ramassais mon sac et rentrais seule chez les Under, désorientée par les événements récents. Mon réveil après vingt longs mois, cet étranger qui débarquait de nulle part, cet homme mystérieux qui parlait de choses que je ne comprenais pas. Et puis, mon frère semblait un peu plus détaché du meurtre de nos parents, alors que, pour moi, celui-ci remontait à quelques jours tout au plus.

Je rentrai dans la forge sans croiser personne et montai à l’étage. Toutes ces choses se mélangeaient dans ma tête et je me pris la porte de la chambre de mon frère dans la tête.

— Aïe… Maudite porte ! maugréai-je en donnant un petit coup de pied dans celle-ci. 

Je l’ouvris d’un coup sec et m’assis brutalement sur le lit. J’étais dépassée par ce qu’il se passait et il fallait qu’en plus cette porte se mette sur mon chemin. C'était à rendre fou.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez