- Alors, mes deux guerrières, quel tatouage voulez-vous que je vous fasse ? Questionna une vieille femme couverte de tatouages et de piercing.
Elle glissa une feuille avec différents modèles de tatouage sous le nez des deux filles. Et pendant qu’elles choisissaient, la tatoueuse sortit son matériel. Les boites remplies de couleurs différentes s’empilaient un peu partout autour de la femme à la peau recouverte de tatouages. Puis elle mit sur ses genoux une dernière boite, celle-ci remplie d’aiguilles toutes identiques.
- Alors, vous avez choisi ?
- Oui, pour moi ça sera une panthère, répondit Kathleen sans hésitation.
- Je vois, en référence à celle que tu as tuée, je suppose. Bien et toi, as-tu fait ton choix ? Demanda-t-elle à Aeryl.
- Euh… Non, je ne sais pas quoi choisir, fit Aeryl, hésitante.
- Je te laisse encore un peu de temps pendant que je m’occupe de ton amie. Ça risque de faire un peu mal, précisa-t-elle, en se tournant vers Kathleen. Mais pour une fille aussi courageuse que toi, ça devrait aller.
Elle prit alors une boîte et appliqua une pâte de couleur noire sur la peau de la jeune fille. Ensuite, à l’aide d’une aiguille, elle incrusta les fragments de couleur à l’intérieur de la peau.
Aeryl fut impressionnée par le courage de son amie, qui ne se plaignit pas une seule fois. L’aiguille, qui faisait des allers-retours dans le bras de son amie ne la rassurait pas. Cependant, il fallait qu’elle se concentre sur le tatouage qu’elle voulait avoir, et ce n’était pas si facile. Elle avait déjà regardé trois pages sans en trouver un seul qui ne lui corresponde. Alors qu’elle commençait à perdre patience, elle tomba sur le dessin d’un arc qui ressemblait étrangement à celui d’Amos. Celui, que se transmettaient les chefs du village de la rivière, générations après générations.
- Voilà, c’est fini ma chérie. Tu peux aller profiter de la fête.
La tatoueuse plongea les aiguilles qu’elle venait d’utiliser dans un bac rempli d’eau, puis elle en prit de nouvelles.
- Alors, ma jolie. Tu as trouvé ton bonheur ?
Elle se rapprocha d’Aeryl et la vit particulièrement intéressée par le modèle de l’arc.
- Ah, je vois, tu as choisi l’arc, enchaina-t-elle. Très peu de personnes le choisissent, celui-là.
- Euh… En fait, je ne suis pas encore sûr de mon choix.
- Il faut que tu laisses ton intuition te guider. Et puis, après tout, ce n’est qu’un tatouage. Les gens en font tout un plat avec cette histoire de tradition, mais s’il ne te plaît pas, je pourrais t’en faire un deuxième qui te corresponde mieux.
L’argument de la tatoueuse ne convainquit pas tellement la jeune fille, mais après tout, il fallait qu’elle fasse un choix et l’arc l’attirait sans qu’elle ne puisse savoir pourquoi.
- C’est d’accord pour l’arc, se résolu la jeune fille.
- Très bon choix, approuva la vieille femme en appliquant la pâte sur la peau laiteuse d’Aeryl puis en plantant l’aiguille.
- Aie, ça fait mal !
Malgré les plaintes répétées de la grande oxatane, la tatoueuse continuait de planter les aiguilles à une vitesse effrénée. Elle ne releva la tête du bras de la jeune fille que lorsqu’elle eut achevé le tatouage.
- Et voilà. Va montrer ton beau tatouage à ton amie pendant que je finis de ranger.
Aeryl ne se le fit pas dire deux fois et elle rejoignit les autres villageois, qui s’étaient mis à danser à travers les lueurs du feu de camp.
*
La fête battait son plein, quand Amos prit les deux reines de la soirée à part.
- Tenez, articula-t-il dans un chuchotement. Il leur tendit la fiole bleue contenant l’éphémère. Ecoutez, maintenant vous êtes prêtes à affronter votre destin et je ne vous barrerais pas le chemin. Par ailleurs, je compte vous accompagner au cours de votre périple. J’ai quelques affaires qui m’attendent à la capitale et vous aurez besoin…
- Quelles affaires ? Le coupa Kathleen avec son tact légendaire.
- Leen, enfin ! Ce ne sont pas nos affaires, la réprimanda Aeryl. En tout cas, Amos, c’est avec plaisir que nous acceptons ton aide, nous aurons besoin d’un guide.
- C’est très aimable de ta part Aeryl, mais vous avez le droit de savoir pour quelles raisons je dois me rendre là-bas…
- Et donc ? Quelles sont les raisons ?
Aeryl lança un regard lourd de reproches en direction de son amie. Amos choisit, au contraire, de réagir avec un sourire. Il ressemblait à un vieux lutin, avec sa longue barbe qui caressait ses genoux et son sourire malicieux à l’épreuve de tous les reproches.
- J’y viens mon enfant, j’y viens. L’atiki, en personne, veut s’entretenir avec moi sur l’effectif de mon village et les éventuels guerriers qu’il pourrait fournir.
- Nous sommes en guerre ?
- Non, heureusement. Mais l’homme sage doit se préparer à l’éventualité de la guerre à tout moment, surtout lorsque la paix règne depuis longtemps.
Pourtant, Amos ne semblait pas redouter l’approche imminente d’une guerre.
- Et puis, cela fait bien longtemps que je ne m’étais plus servi de ça, ajouta-t-il en brandissant son arc de ses doigts osseux, puis en décochant une flèche invisible dans les airs.
L’arc se révélait être bien trop grand pour lui, mais cela ne le dérangeait aucunement, et il prit plusieurs positions de tir qu’il enchaîna à une vitesse hallucinante. Le vieillard avait dû être un excellent archer autrefois.
- Ah oui, un petit détail, poursuivit Amos. Nous partons immédiatement.
- Comment ça ? S’insurgea immédiatement Aeryl. Et nos parents et les gens du village, on ne leur dit pas au revoir ?
D’un balayement de la main Amos lui répondit sur un ton indifférent.
- Ce n’est pas important, vous avez déjà fait vos adieux pour l’appel de la forêt. Non, mieux vaut entreprendre notre long voyage de suite. Plus nous ferons preuve de discrétion et moins nous serons en danger. Jeunes filles, des gens tueraient pour s’accaparer une éphémère. Tant que vous avez cette fleur en votre possession, il est absolument indispensable de rester prudent et de ne surtout pas en parler. Me suis-je bien fais comprendre ?
Les rides déjà abondamment présentes sur le visage d’Amos se creusèrent davantage encore. Jamais Aeryl n’avait vu une telle gravité se dégager de leur chef. Elle réalisa immédiatement au ton emprunté par Amos l’importance de ce qu’elles avaient cueilli. Elle questionna Kathleen du regard, et compris à l’air déterminé qu’elle affichait, qu’elle approuvait le plan du vieillard.
- Très bien, que devons-nous amener ?
- Je me suis occupé du nécessaire. C’est parti pour la grande expédition, jubila le vieil homme.
Plein d’entrain, il trottina jusqu’à la sortie du village tel un enfant qui découvrait le monde extérieur pour la première fois. Voyant que ses deux accompagnatrices traînaient un peu plus le pas, il s’arrêta pour les attendre.
C’était une épreuve plus difficile pour Aeryl. En quittant le village de son enfance, elle sentit un sentiment de nostalgie serrer son cœur. Elle pouvait entendre les chants populaires que chantait à tue-tête le village en leur honneur. Elle se sentait coupable de devoir fuir, comme une voleuse, ce qu’elle avait toujours connu. Peut-être regretterait-elle un jour de ne pas avoir mis ses parents dans la confidence. Une larme la prit au dépourvu et roula le long de ses joues rosées. Ses yeux couleurs miel avaient perdu de leur éclat, et ses lèvres se crispaient, assaillies par la mélancolie et l’émotion. Malgré la lourdeur de son cœur, qui battait à tout rompre, elle ne pouvait plus se permettre de reculer. Son choix était fait et elle devait maintenant tout mettre en œuvre pour accomplir ses rêves. Ballottée entre la détermination et la culpabilité, la jeune fille quitta ce monde, qui l’avait construit et qu’elle avait tant aimé, avec un immuable regret : celui de ne pas avoir dit « au-revoir » à ses parents.
- Ne fais pas cette tête Ae, tu les reverras et tu les rendras fiers, lui assura Kathleen.
- Oui. Les tiens aussi seront forcés de reconnaître ta valeur.
- Mouais… Pas sûr, répondit la fille à la peau sombre, peu convaincue.
Kathleen la mine soudainement renfrognée, se renfermait sur elle-même dès que l’on parlait de ses parents. Elle ne portait pas son père dans son cœur, notamment parce qu’il la dénigrait sans arrêt. Pire que cela, il lui arrivait assez souvent de lever la main sur elle, et sa mère ne réagissait pas. L’inaction de cette dernière révoltait Kathleen et l’agressivité de son père lui faisait perdre le peu de confiance en elle qui lui restait. Sa seule source d’encouragement venait de son amie Aeryl, d’où son fort attachement à elle.
- Non, c’est vrai, ton père n’arrive pas à éprouver de la fierté envers sa propre fille, mais aujourd’hui il a prouvé qu’il possédait des sentiments. T’as vu sa réaction quand il a appris que tu m’avais sauvé la vie ? Il a failli s’évanouir. Imagine son attitude lorsqu’il va apprendre que tu as trouvé une éphémère et que tu vas rencontrer l’atiki. Avec un peu de chance, il fera une crise cardiaque.
Kathleen sourit. C’était assez rare pour le souligner et Aeryl le remarqua aussi, ce qui lui réchauffa immédiatement le cœur. Elle en oubliait presque la peine qu’elle avait ressentie en quittant son village. Son amie venait de sortir d’une prison dans laquelle elle se trouvait enfermée depuis quinze longues années.
Sans tenir compte des dangers qui rôdaient et qui menaçaient les trois compagnons, leur progression dans la forêt était contrariée par le peu de luminosité. Non pas qu’il faisait nuit ou que le ciel s’assombrissait, mais le feuillage particulièrement dense des arbres atténuait les rayons du soleil.
- Aïe, maudite branche, grommelait Amos en se relevant le plus rapidement possible.
À cause de sa vision, qui laissait à désirer, le vieillard trébuchait régulièrement sur les racines ou sur les pierres qui parsemaient le sol. Sa volonté de garder sa dignité, en se relevant promptement et s’époussetant discrètement, arrachait systématiquement des gloussements chez les deux filles. Et pourtant, contre toute attente, ce personnage vieillissant à l’allure frêle, dirigeait avec assurance le groupe vers Palid, la grande capitale des oxatans. Ce petit homme se révélait être une vraie force de la nature. Deux de ses pas équivalaient à une enjambée d’Aeryl et malgré cela, les deux filles se trouvaient à la peine et souffrait de l’allure imposée par Amos.
L’expédition remonta la forêt à un train effréné, esquivant les prédateurs et suivant la rivière qui les mènerait directement à la capitale. Une semaine s’était écoulée depuis leur départ du village. Leurs journées se succédaient et se ressemblaient toutes. Ils se levaient au frémissement des premiers rayons du soleil, marchaient tout au long de la journée et se couchaient confortablement allongés dans le feuillage dense des arbres. Amos et Aeryl, véritables experts dans l’art de la chasse, leur permettaient de manger de la viande. Quant à Kathleen, elle cueillait tous types de plantes, champignons et racines susceptibles d’être consommés. Toutefois, la fatigue commençait à les ronger. Aeryl, plus particulièrement, freinait la cadence, et peinait dans sa progression. Même le vieux Amos n’avait plus la même fougue qu’au début.
- Dans combien de temps arrivons-nous à Palid, Amos ? Demanda Aeryl en reprenant son souffle, les mains sur les genoux.
- Le chemin est encore long. C’est un périple, pas une balade de santé.
- Je ne tiendrais pas jusqu’au bout, il faut qu’on s’arrête dans un village. Seulement quelques jours, le temps de reprendre des forces, supplia la grande archère, à bout de forces.
- Hum… Soit, nous ne sommes pas à un jour près. Nous allons bientôt arriver au village des fleurs. Nous nous y reposerons quelques jours seulement. Les fleurs y sont spéciales et ont le pouvoir de favoriser un bon rétablissement. Cependant, elles occasionnent une forte dépendance due à leur caractère euphorisant. Un mois passé dans ce village, et nous ne pourrons plus en sortir.
- Oui, seulement deux ou trois jours, acquiesça Aeryl, satisfaite.
Ils arrivèrent très vite aux abords du village en question. Cela se remarquait assez facilement. Les arbres, si vert jusqu’à présent, tiraient maintenant sur le rouge, voir même sur le rosé. La végétation prenait des couleurs éblouissantes. De magnifiques champignons, formant les couleurs de l’arc-en-ciel, se mélangeaient avec symbiose aux plantes environnantes.
- C’est magnifique, s’émerveillèrent les deux filles d’une même voix.
- On se croirait dans un rêve, ajouta Aeryl, les yeux éberlués.
- Vous n’avez encore rien vu, s’amusa le vieillard dans un sourire.