Chapitre 5 : Vestigial

Les murailles minérales du col de Murafase enserraient le ciel étoilée réduit à un mince chemin tortueux. Le martèlement des sabots rebondissait sur la pierre et assénait sur les oreilles de Keira un lugubre grondement. La jeune fille avait les dents serrées et le dos voûté. Les ombres des voyageurs autour d’elle se mêlaient en souvenirs corrosifs.

Elle se revoyait faire la course avec Oèn entre ces murs rocheux, elle sentait encore le sourire qui avait soulevé ses joues quand elle avait fièrement clamé sa victoire. Tout cela s’était déroulé moins de trois lunes auparavant, pourtant elle avait l’impression que cela datait d’une autre vie. Tout était si simple à l’époque, et pas seulement sa relation avec Oèn. Elle avait des rêves, des envies, une route à suivre avec enthousiasme. Depuis, son avenir avait été balayé, comme celui de son peuple. Elle n’aurait jamais imaginé regretter le temps où Asha était la seule Sylvienne tuée par les rebelles. Et pourtant. Désormais, il ne s’agissait plus de sa tribu, mais de son monde. Le futur s’effondrait dans un néant brumeux qu’elle n’arrivait pas à déchiffrer. Elle ne parvenait pas à réaliser qu’elle ne retournerait jamais chez elle.

Embourbée dans ses pensées, elle perçut néanmoins le regard de son ancien compagnon sur elle. Du moins, elle en eut l’impression. Quand elle fit volte-face sur sa monture, Oèn regardait ailleurs. Ils n’avaient pas échangé un mot depuis qu’ils avaient quitté Caracal, pour cause, elle ne savait pas quoi lui dire. Son ami de toujours, celui avec qui elle avait pensé fonder une famille, était soudain devenu un étranger. Keira détourna les yeux pour les fixer sur la silhouette lointaine de son père en tête du convoi. Autrefois, cette vision l’aidait à croire en l’avenir. Devenir Grande Cavalière comme lui, c’était ce qu’elle avait toujours souhaité. Elle était fière d’avoir accompli ce rêve, mais une impression acide demeurait, celle d’être passée à côté de quelque chose.

— Hé, Keira, lança une voix à sa droite.

La jeune guerrière se tourna vers Cadfael, le champion des Ardyens. Avant les Jeux, il était considéré comme le prochain Grand Cavalier, mais il n’avait terminé que quatrième. Dépité, il s’était rapidement éclipsé après la cérémonie de couronnement, ne manquant pas de lancer une œillade cinglante aux trois premiers. Depuis, il semblait avoir oublié sa jalousie et se montrait particulièrement affable, surtout envers elle.

— Ça te dit une course, Grande Cavalière ?

La jeune fille se tendit.

— Non… non merci.

— Allez, la reine des Jeux ne va pas refuser un défi, quand même ?

— C’est trop dangereux, coupa Ealys qui cheminait aux côtés de sa sœur. Et puis nous ne sommes pas ici pour jouer.

— Allons, notre mission ne nous empêche pas de nous amuser un peu. La santé du cœur est celle du devoir, après tout, avança Calybrid, vainqueure des Ambiens.

Un sourire chaleureux flottait constamment sur les lèvres de l’élégante jeune femme. La mauvaise humeur semblait glisser sur elle sans jamais la toucher.

— Cependant, continua-t-elle en lançant un regard appuyé à Cadfael, on ne force pas quelqu’un à jouer. Que dirais-tu de te mesurer à moi, plutôt ?

La jeune homme lança un regard déçu à la Grande Cavalière avant de hocher la tête.

— Chouette ! s’exclama Calybrid. Haul, tu viens ?

Elle se tourna vers son compère. Keira ne connaissait pas la nature de leur relation, mais elle les voyait collés en permanence l’un à l’autre depuis le début de leur voyage. Il n’y aurait pas pu avoir de couple plus étrange que celui-ci. Calybrid était aussi joyeuse que l’Orobien était sinistre. La jeune fille doutait même d’avoir entendu sa voix ne serait-ce qu’une seule fois.

Honorant sa réputation, Haul ne répondit pas, se contentant de lancer un regard indéchiffrable à sa partenaire. Cette dernière finit pas hausser les épaules.

— Comme tu veux !

Elle talonna sa monture à la crinière ornée de fleurs et rejoignit Cadfael.

— Je te préviens, ma Blodyn est la meilleure !

— On va voir ça tout de suite, ricana l’Ardyen.

Ils s’élancèrent en tête du convoi pour démarrer leur course sous le regard réprobateur d’Ealys. Keira, elle, portait sur eux des prunelles mélancoliques.

 

Lorsqu’ils débouchèrent sur la vallée des Laevis, la jeune fille sentit son cœur s’alourdir plus encore. Un lac miroitait sereinement vers le nord, renvoyant l’éclat du soleil levant. C’était dans cette région que s’était établie Asha, un an auparavant. Depuis, le Lien avait été de nouveau tranché, remplacé par un vide de doutes. Que lui était-il arrivée ? Était-elle seulement vivante ?

Keira avait l’impression de percevoir l’âme de sa sœur, mais elle avait peur de simplement trop espérer.

Lors du bivouac matinal qu’ils établirent au sortir du col, elle ne put s’empêcher de pénétrer dans la forêt adjacente en direction du nord-est. Les broussailles lui lançaient un appel brûlant qui prenait la forme d’un sourire nébuleux. Cette expression si douce qui avait bercé son enfance et qui semblait désormais si irréelle. Avait-elle le temps de chercher Asha ? Sans doute pas, mais ses ses pieds se pressaient déjà sur l’humus frais. Savait-elle où aller ? Encore moins, mais il fallait bien commencer par quelque part.

Une phrase résonnait en boucle danse sa tête depuis quelques semaines.

« Ce ne sera plus jamais comme avant. »

Elle le savait, mais elle n’y croyait pas.

Elle ne voulait pas y croire.

— Keira !

La jeune fille sursauta et se retourna brusquement. Rhun la rattrapa, légèrement essoufflé.

— Qu’est-ce qu’il se passe, où tu vas comme ça ?

Elle ne répondit pas, sa gorge était trop serrée. Le jeune homme s’avança, la fixant intensément.

— Ça… ça va pas ?

Elle demeura muette.

— Chuis bête, bien sûr que ça va pas, marmonna-t-il en se grattant la nuque.

Il buta sur les mots, pourtant il garda son attitude franche.

— Tout le monde est un peu tendu, en ce moment, c’est normal mais… toi plus que les autres, je trouve. Enfin, c’est sûrement parce que je m’inquiète pour toi.

Il marqua une pause, en quête d’une réaction qui ne vint pas.

— Hum… je suis désolé tu sais. Pour cette histoire de fidélité. Je savais pas. J’ai pas de remords, je pourrai pas en avoir, mais je suis désolé d’avoir foutu le bazar dans ton couple.

— Non… c’est moi.

Il se tut immédiatement pour l’écouter.

— Tu n’y es pour rien, c’était mon choix. Un choix… discutable mais mon choix. Je ne vais pas te dire que je suis contente, mais cette histoire m’a appris quelque chose.

Elle baissa les yeux, les larmes chatouillant ses paupières.

— Je pensais qu’il n’y avait qu’Oèn, que je passerai ma vie avec lui, mais comme sur beaucoup de choses, je me suis trompée. Il faut que j’apprenne à différencier l’idéal de la réalité. Je ne suis plus une enfant, malheureusement.

Keira soupira, elle respirait un peu mieux.

— Je suis impressionné, vraiment, souffla Rhun.

Il bomba le torse avec un sourire taquin.

— Moi je suis toujours un enfant, et j’assume. Grandir, très peu pour moi !

Il tendit la main à sa compagne.

— Cela dit, les idéaux, c’est bien aussi. Sans ça, y a pas d’espoir.

Elle s’autorisa une esquisse de sourire en prenant la main du Rauraque.

L’espoir, oui, c’était ce qu’elle devait rattraper.

 

*

 

Lorsqu’il aperçut la coque fuselée de l’Alkatris, Lohan sentit une vague de chaleur se répandre en lui. Il avait passé presque la moitié de sa vie sur ce navire et en était même devenu le capitaine. Ce temps lui semblait si lointain, si doux, si simple. Il ne savait pas s’il appréciait cette sensation de nostalgie amère qui l’envahissait.

Le fier bateau calbien mouillait sur les bords du Scilicet, non loin de Valeriance où Lohan et son équipe avait fait escale. La ville lacustre, construite sur la multitude d’îles qui mouchetait le fleuve, était un important port de commerce, réputé pour ses exports d’agrumes et de vin. Cependant, la vue d’étrangers n’était pas aussi commune qu’à Rivola, aussi avait-il jugé plus sûr d’embarquer discrètement à l’écart de la cité.

— Oh, j’adore la couleur de ces voiles ! s’exclama Fiona en avisa la toile nouée aux haubans. Ce rouge, ce n’est pas commun.

— Ici, peut-être, mais dans le Détroit, les voiles de couleur priment. Elles sont utilisées pour se reconnaître. Le rouge est la couleur de la Calbinie.

— C’est sûr que c’est plus joyeux que les voiles noires de l’Ordre.

Ils arrivèrent sur la berge et se signalèrent avec un chiffon rose. Aussitôt, le pont s’agita et une barque descendit le long du flanc du navire pour venir les accueillir.

— Dites, maîtres, reprit Fiona, c’est moi ou les voiles sont triangulaires ? Comme celles de la Trinité ?

Lohan soupira.

— Les voiles triangulaires sont originaires de Calbinie, à la base, elles ont été reprises par les Taliens pour leur efficacité, et plus récemment par la Trinité.

— Cap’taaaaaaiiiiiiiine !

Un jeune garçon à la tignasse brune ébouriffée sauta dans l’eau, projetant des gerbes d’écumes sur les voyageurs qu’il rejoignit à grande enjambées.

— Cap’taine ! Ça faisait trop longtemps ! s’écria-t-il en calbien.

Il donna une franche bourrade à Lohan alors que ses hommes atteignait plus posément la berge. Ses mains calleuses portaient de nombreuses cloques, son teint était plus que buriné, et sa chevelure ressemblait à un amas d’algues séchées. Il n’avait pas changé.

— Alors, comme ça fait depuis le baille ? Vous avez pu trousser la princesse ?

Lohan jeta un regard furtif vers ses compagnons, espérant que Zehara ne parle pas calbien. Effectivement, elle ne réagit pas, contrairement au maître transcripteur qui haussa les sourcils d’un air amusé.  L’exécuteur voulut demander à son ancien subordonné de se taire, mais il buta sur les mots. Il réalisa, médusé, qu’il peinait à assembler une phrase dans sa langue maternelle.

— Je… oui… balbutia-t-il.

Khalil fronça le nez et pencha la tête sur le côté.

— Ça va pas, cap’taine ?

— Si… ça va. Ne t’inquiète pas.

Les narines du jeune homme se retroussèrent encore.

— Je veux pas être méchant, cap’taine, mais vous avez un accent bizarre.

— Qu’est-ce qu’il dit ? s’enquit Fiona.

Lohan s’avança pour monter dans la petite barque.

— Ne perdons pas de temps, répondit-il sèchement en helmët.

Son équipe l’imita, tandis que l’escorte qui les suivait depuis la Cité des ombres les saluait avant de repartir vers Valeriance.

— C’est qui ? demanda Khalil en avisant Zehara et son voile talien.

— Celle… qui porte l’enfant du… prince Azad.

— C’est dangereux une femme enceinte là où on va…

— C’est la seule qui peut… nous mener au prince.

Lohan fut intérieurement soulagé de constater que sa langue lui revenait assez vite.

— Mmmh. Et elle, c’est qui ?

Fiona, à défaut de se présenter, lui offrit un grand sourire.

— Une Porteuse. Elle peut… orienter et… moduler le vent. Elle nous sera utile… pour gagner du temps en mer.

— Noooooon, mais c’est trop bien ! s’exclama Khalil. J’aurais trop aimé avoir ce pouvoir !

— Le tien aussi est utile.

— Bof, c’est moins classe. Changer les couleurs, ça sert juste à se faire passer pour un bateau talien.

— Qu’est-ce qu’il a dit ? tenta de nouveau Fiona.

— Que j’adore ton pouvoir, pardon, fit Khalil dans un helmët rugueux.

La jeune fille rougit.

— Est-ce que tu peux faire des tempêtes ?

— Non, seulement influencer la force et l’orientation du vent près de moi.

— Ah et est-ce que tu peux…

Le jeune Calbien stoppa net sa phrase avant de se tourner brusquement vers Lohan.

— J’ai pas demandé : comment va la cheffe ? Elle a pas cramé toute la cité ?

La barque se retrouva soudain sous l’ombre de l’Alkatris. Le jeune homme se mordit les lèvres.

Il y avait très longtemps, Maxima, Khalil et lui avaient parcouru les mers. Avait-il été heureux ? Sans doute pas, il était alors trop obnubilé par sa vengeance. Mais il aurait dû. Car désormais, cette époque doucereuse était inaccessible.

 

*

 

Ils les aperçurent, petit tache sombre sur le flanc de la montagne. Keira eut une respiration difficile. La troupe pressa le pas vers les Laevis. Ces derniers s’agitèrent en les avisant, ils accélérèrent eux-aussi. Le soleil déclinant soulignait leurs silhouettes voûtées et leur empressement à rejoindre l’expédition de sauvetage.

Alors que que les deux groupes n’étaient plus qu’à quelques sentiers l’un de l’autre, Keira n’y tint plus. Elle talonna son cheval qui bondit en avant, vite imitée par le reste des Laevis. Le galop puissant de Zérif résonna sur les façades rocheuses, la menant vers les siens en seulement quelques instants.

Des dizaines de visages en larmes s’offrirent à elle, elle ne savait pas par qui commencer. Elle avait envie de tous les serrer dans ses bras. Mais elle avisa une silhouette plus familière que les autres, et se précipita sur elle. Elle fit piler son étalon face à la troupe et bondit au sol, suivit de peu par Oèn, Ealys, et les autres Laevis.

— Baharn ! s’exclama-t-elle en rejoignant le guerrier.

Il portait un bras en écharpe et sentait le cataplasme, ses yeux cernés de noir rehaussaient son teint cireux, mais la bourrade qu’il lui donna était toujours la même. Il avait été son mentor, au même titre qu’Aelig avait été celle d’Asha. C’est en partie à lui qu’elle devait sa victoire aux Jeux.

— Ça faisait un moment qu’on vous guettait, vous avez été plus rapide que nous ! dit-il.

— On est à cheval aussi… Je vois que vous avancez à pieds.

— On a trop de chargement pour se payer le luxe de chevaucher. Mais je t’assure que mon cher étalon aurait mille fois aimé que je sois sur son dos, n’est-ce pas, mon gros ?

L’équidé renâcla et échappa à la main tendue de son compagnon. Il croulait sous les paquetages dont les cordes cisaillaient sa robe.

— Il va m’en vouloir pour longtemps ! remarqua Baharn avec humour.

— Tu es blessé, ce n’est pas trop grave ?

— Bof, ça va, j’ai connu pire.

— Et comment va Omguen ? Et Lisfranc ? Et Vésal ?

— Tu leur demanderas toi-même, elles sont là-bas.

Keira tendit le cou mais ne parvint pas à apercevoir les jeunes femmes au milieu de la foule qui s’embrassait, elle haussa les épaules.

— J’irai les voir juste après. Et Daïré ?

Le visage de Baharn se figea.

— Daïré a été grièvement blessée dans la bataille. Saoirse n’est pas sûre qu’elle survive. Elle va de plus en mal depuis qu’on est partis.

— Blessée ? Elle a participé au combat ?

— Elle n’était pas censée mais… tu la connais. Elle a foncé tête baissée dans la bataille.

Le guerrier s’affaissa, sa carrure pourtant impressionnante parut fragile.

— Honnêtement je sais pas si… si je vais arriver à avancer si elle meurt. J’ai passé toute ma vie elle et Aelig… je ne peux vivre sans ces deux-là.

Keira cligna des yeux pour chasser les larmes qui les envahissaient. Elle serra son ancien mentor dans ses bras.

— Hrmmr, fit Baharn en se redressant. Pas d’apitoiement, s’il te plaît. Dis-moi plutôt, comment se sont passer les Jeux ?

La jeune fille se força à sourire fièrement.

— Tu as devant toi la Grande Cavalière.

Le Hekaour resta un instant bouche-bée.

— Mais… mais c’est génial ! Ça c’est mon apprentie, bravo !

Il lui donna une nouvelle bourrade affectueuse avant de se tourner vers la foule.

— Hé ! Vous avez entendu ? Keira est Grande Cavalière !

Les Laevis poussèrent des exclamations et se pressèrent vers elle pour la féliciter. Dans la cohue, elle perdit de vue Baharn, elle eut l’impression qu’il s’était enfui.

 

Les deux groupes réunis ne passèrent cependant qu’une unique nuit ensemble, dès le lendemain, ils se séparèrent. Les Laevis et leur escorte prirent la route du col de Bergonosh. Le reste de l’expédition continua vers le sud, composé des vainqueurs ainsi que d’un petit groupe de Hekaours et d’Arsalaïs chargé de récupérer les documents et artefacts qui n’avaient pas pu être emportés, ainsi que de restaurer tant bien que mal la Frontière.

Baharn souriait quand il salua Keira, mais elle ne s’y trompa pas. Le cœur serré, elle lui donna une dernière étreinte avant de le laisser partir. Elle pria tous les Esprits d’accorder la guérison à Daïré.

La tête basse, elle se tourna vers le chemin qui la menait au Détroit de Siffrig. Elle avança, comme les autres, dans une ambiance lourde et mélancolique. Ils ne pouvaient néanmoins pas se permettre de traîner des sabots, et parvinrent au col d’Ada à peine deux semaines plus tard.

À cet endroit, le route de montagne se séparait. L’un des chemins menait au col, l’autre à Beagal, la forêt des Laevis. On pouvait apercevoir cette dernière, tache verdoyante au milieu du jaunâtre des champs humains. Une de ses branches émeraudes se détachait du territoire principal pour le relier à la montagne.

Keira contempla longtemps sa terre natale sans retenir ses larmes. Le groupe de récupération les quitta là, et elle fut traversée par la folle envie de courir de les rejoindre. Ses doigts se serrèrent dans le crin de Zérif.

Ealys se plaça à ses côté. Elle ne pleurait pas, son expression n’en était pas moins abattue. Elle posa une main tremblante sur l’épaule de sa sœur.

Oèn s’avança, lui aussi. Les larmes formaient une rivière sur ses joues. Keira se tourna lentement vers lui. Elle tendit une main hésitante. Surpris, il regarda la paume un instant. Puis il tendit la sienne. Il releva la tête vers la jeune fille pour lui offrir un sourire balbutiant.

Andraz annonça leur départ d’une voix compatissante, et ils s’exécutèrent. Keira lâcha la main d’Oèn pour essuyer ses larmes. Elle devait être courageuse. Désormais, sa terre natale était derrière elle.

 

*

 

Des arbres couverts de suie se tordaient et gémissaient autour d’elle. Le sol était poisseux, exsudant une odeur ferreuse qu’elle aurait aimé ne pas reconnaître. Le ciel nocturne ne portait ni lune, ni étoiles, il menaçait de l’aspirer dans son obscurité dense.

Asha recula en tremblant, fouillant le décor torturé d’un regard atterré. Elle marcha sur une ronce et poussa un cri quand celle-ci s’enroula autour de sa cheville. Elle se dégagea, affolée, et heurta quelque chose.

Elle leva les yeux et se figea. Un prêtre de la Trinité. Il se pencha sur elle.

— Par le Souverain, juge de toute âme, prononça-t-il.

Un couteau sacrificiel émergea des pans de sa toge pour venir chatouiller la joue d’Asha.

— Par la Mère, protectrice des innocents.

Elle hurla et se releva précipitamment. Elle se rendit compte qu’elle était entourée de prêtres psalmodiant des formules sombres. Son cœur cognait dans ses tempes, elle prit la fuite sur l’humus ensanglanté.

Mais elle fut vite bloquée par la foule de religieux, leur voile vomissant des sentences de mort. Ils tenaient tous un poignard qu’ils pointèrent vers elle. Elle évita les coups, cherchant une issue. Soudain, elle parut une silhouette familière et s’élança vers elle.

— Lohan ! s’écria-t-elle en agrippant la cape noire de l’exécuteur qui se tenait dos à elle.

Il se retourna, elle eut un hoquet. Entre ses mèches brunes, n’y avait ni nez, ni bouche, ni yeux. Il était comme les prêtres : sans visage. Pourtant sa voix résonna, assassine.

— Par le Sinistre, maître du monde des morts, énonça-t-il froidement.

D’un coup sec et précis, il lui trancha la gorge. Les prêtres se mirent à crier de joie. Asha s’entendit hurler sans que ses lèvres convulsées ne laissent passer le moindre son. Elle bascula en arrière et fut happée par un buisson de ronces. Des milliers de griffures vinrent ouvrir sa chair, brûlantes et corrosives. Mais rien n’était plus douloureux que sa blessure à la gorge.

Asha vit disparaître Lohan derrière un rideau d’épines qui l’ensevelirent. Elle se sentait pleurer, mais seul du sang coulait sur ses joues labourées.

Elle se crut noyée dans un néant épineux, mais fut rejetée par le buisson de ronces. Les prêtres avaient disparu, Lohan aussi. La forêt était de nouveau silencieuse, baignant dans une brume opaque. La jeune femme resta prostrée au sol, dans la flaque grandissante que formaient son sang gluant.

Mais très vite, le bruit d’une respiration saccadée et les cliquetis d’une armure retentirent, la faisant sursauter. Elle releva la tête et se retrouva face à Conan.

— Toi ! vociféra-t-il, ses iris l’assassinant de leur haine dense.

— Non, non, s’il te plaît… balbutia-t-elle.

Elle voulut s’enfuir mais il la plaqua au sol.

— Disparais ! hurla-t-il.

— No… non… sanglota-t-elle.

Mais il ne l’écouta et leva sa dague qu’il abattit sur son torse déjà martyrisé. Asha hoqueta. Elle était de nouveau immobile, incapable de se défendre, pétrifiée. Tout se rejouait. Il allait détruire son corps jusqu’à ce que son bras ne puisse plus tenir son arme.

Elle eut un sursaut et leva les bras. Alors que Conan assénait son deuxième coup, elle glissa ses doigts dans le col de son armure. Elle toucha la peau tendre et frémissante de son cou. Il arma son troisième coup, elle resserra sa prise. Il se figea, se tendit, et leva les bras pour se dégager. Asha serra plus fort, ses ongles pénétrèrent l’épiderme. Il émit un gémissement, son visage se tordit. Il agrippa les bras d’Asha, en vain.

Elle serra encore. Elle sentait ses organes, ses veines.

— A… arrête…

Conan changea, il abandonna ses prunelles féroces et rétrécit. Il redevint un enfant qui porta sur Asha des yeux horrifiés.

— Qu’est-ce que tu fais… arrête… éructa-t-il en pleurant. Asha…

Elle voulut le relâcher, mais au lieu de ça, elle serra encore sa prise. Le cou de Conan céda et ses doigts broyèrent la chair. L’enfant poussa un gargouillement plaintif avant de s’affaisser. Elle sentit un liquide lourd et chaud couler le long de ses bras. Son regard fut aspiré par les prunelles mortes du petit Conan.

 

Asha se réveilla en sursaut, essoufflée. Elle se débattit dans ses draps emmêlés pour se redresser.

— Un cauchemar… murmura-t-elle en s’agrippant nerveusement les cheveux.

Alors qu’elle s’apprêtait à se recoucher, elle avisa le berceau d’Eryn.

Il était vide.

Un rouge crasseux souillait les langes déchirées. La jeune femme crut suffoquer. Une traînée écarlate traçait un chemin sinistre sur le sol de sa maison avant de sortir par la porte entrouverte. Asha s’élança vers l’entrée mais trébucha dans ses draps. Elle frappa durement le sol et se releva, chancelante. Elle se jeta au dehors, aux abois. La nuit était chuintante et acide. Elle suivit les empruntes ensanglantées dans cette forêt sinistre et parvint à une petite clairière. Elle stoppa net sa course. En face, c’était sa petite cabane, elle était retournée sur ses pas sans s’en rendre compte.

Sur le palier gisait un petit amas de chaires retournées.

Asha sentit du liquide sur ses mains. Elle baissa la tête. Ses paumes étaient couvertes de sang.

Elle hurla.

 

— Asha !

La jeune femme bascula et heurta le sol, emprisonnée dans ses draps.

— Asha !

Une main vint chasser le linge qui obstruait sa vision et elle reconnut Clervie.

— Asha, ça va ?

Dans un coin de la pièce, un vagissement s’éleva. Eryn était dans son berceau, vivante. Asha s’affaissa contre sa couche en tremblant. Clervie, constatant son absence de réaction, renonça à une réponse et alla prendre le nourrisson dans ses bras.

— Là, là, tout va bien…

La Sylvienne fixait la scène, amorphe.

— Qu… qu’est-ce que tu fais ici… ? finit-elle par demander à sa mère.

— Je suis venue te prévenir. De nouveaux colons ont rejoint Angelus. Ils sont nombreux, ils risquent de s’étendre vers ta forêt. Tu devrais partir.

Asha dodelina de la tête, de larmes silencieuses s’échappaient de ses yeux ternes.

— Je ne peux pas… Je n’en ai pas la force…

— Mais, tu…

— Je n’ai nulle part où aller…

Un sanglot secoua son torse, elle se courba.

— Merci d’être venir me prévenir, vas-t’en, maintenant.

— Asha…

— Vas-t’en !

Clervie serra les dents mais s’exécuta. Elle reposa une Eryn endormie dans son berceau et se dirigea vers la sortie.

— Je m’inquiète pour toi… Je reviendrai dans quelques jours, lança-t-elle avant de partir.

Asha ne répondit, elle s’était recroquevillée dans son lit.

 

 

 

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Alice_Lath
Posté le 13/06/2021
J'ai nettement préféré ce chapitre je dois dire ! A nouveau, en revanche, je dois dire que les points de vue se succèdent de manière assez rapide, après ce n'est peut-être qu'une question de goût personnel, mais j'aime bien pouvoir m'immerger un peu plus de temps du côté de chacun, les suivre davantage
En dehors de ça, c'est fluide et ça se lit très bien ! J'ai trouvé la partie de Keira un poil confuse sur qui va où et dépose qui, mais en dehors de ça, top. Surtout la partie d'Asha qui pose une belle atmosphère de menaces, pesant comme on l'aime
AudreyLys
Posté le 13/06/2021
Mais c'est que tu binge-read ! Fais attention à toi, quand même 😚
Mmmh c'est vrai que je me suis pressée pour cette partie, du coup c'est peut-être pour ça que ça te parait rapide, tu me diras si l'impression persiste.
Pour Keira, c'est à cause de tous les perso tu penses ?
Bah tu vois moi je préfère largement le chapitre précédent à celui-ci x) comme quoi
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