Peu de temps après qu’ils aient quitté la salle de réunion, Gil Vernet, Clarisse, Julienne et Héléna, qui étaient allés attendre dans une pièce attenante, furent rejoints par le roi, la reine, Victor et Amaury Lamarre. Ils entrèrent tous les quatre avec sur le visage une mine impatiente et irritée. Tous les autres Hauts-Dignitaires étaient allés prendre leur repas dans l’une des salles de réception de l’étage, et eux devaient rester coincés là sans bien savoir pour combien de temps.
Julienne et Héléna, en prévision de leur arrivée imminente, s’étaient volontairement placées loin de la porte, et attendaient nerveusement l’une à côté de l’autre, debout derrière un grand canapé qui leur apparaissait comme une protection supplémentaire. Le roi et Victor Lamarre, en pénétrant dans la pièce, les saluèrent poliment mais évasivement. La reine jetait vers Héléna des coups d’œil qui avaient quelque chose d’accusateur, et Amaury avait adressé un long regard hautain à Julienne en entrant, puis s’était détourné d’elle et avait fait comme si elle et Héléna n’était plus présentes dans la pièce. L’ambiance générale était étrange et pesante. Il était évident que le roi, la reine et les Lamarre père et fils, effectivement habitués à ce genre d’apparitions soudaines, avaient compris exactement de quoi il retournait. Les seules choses qui les surprenaient, cette fois, c’était l’implication de la Gardienne et l’empressement du Conseiller.
Gil Vernet s’était redressé de toute sa hauteur en entendant leurs pas dans le couloir, et s’était placé de façon à leur apparaître en premier, pour les accueillir.
« Faites vite, Gil, lui dit le roi presque aussitôt. L’assemblée a été longue, et plutôt épuisante. »
Le Conseiller obtempéra.
« Claude Gérard nous a fait parvenir un drôle de colis », dit-il.
Il tourna à demi la tête vers le canapé derrière lequel Julienne et Héléna se tenaient toujours en retrait. Ils leur adressèrent de nouveau de vagues coups d’œil à peine intéressés. Gil Vernet, qui devait bien sentir à leurs mines endurcies qu’ils n’étaient pas sur le point de s’effondrer d’émotion, leur annonça de but en blanc :
« Il affirme qu’elles sont Stéphane et Ysaure. »
Comme ils l’avaient tous pressenti, aucun n’eut de réaction palpable. Ils les regardèrent encore, peut-être un peu plus longtemps et avec un tout petit peu plus d’intérêt, puis le roi poussa un long soupir harassé.
« Allons donc… » dit-il.
Gil Vernet fit signe à Julienne et Héléna de s’approcher et de prendre place. Julienne, en s’avançant, parvint à ébaucher un semblant de salut de la tête, mais Héléna, qui avait déjà toutes les peines du monde à marcher sans les laisser remarquer ses jambes flageolantes, en était bien incapable. Elle n’arrivait même pas à regarder ceux qui étaient sûrement ses parents, qu’elle n’avait pas imaginé sentir si hostiles à son égard.
« Julienne Corbier et Héléna Nevin, les présenta laconiquement Gil Vernet. Elles ont grandi dans le Là-Bas, sous la protection de Claude Gérard, sans rien savoir de Delsa. Il leur a révélé qui elles étaient il y a quelques jours, et leur a dit comment venir jusqu’ici. Elles se sont présentées hier soir chez Madame Lamarre, qui a jugé leur cas suffisamment intéressant pour les accompagner ici ce matin.
-Suffisamment intéressant ? » releva Victor Lamarre en haussant l’un de ses fins sourcils.
Gil Vernet confirma d’un hochement de tête.
« Je me suis moi-même longuement entretenu avec elles, ainsi que Monsieur Poksa. Il nous a semblé à tous les deux que leur histoire était solide et convaincante. »
La reine, restée debout près de la porte, émit un rire en secouant la tête et prit un air consterné, comme si elle n’en revenait pas de tant de naïveté. Victor Lamarre, qui s’était nonchalamment assis sur l’accoudoir du canapé qui leur faisait face, eut un coup de menton en direction de Julienne pour attirer son attention, et lui demanda :
« Alors comme ça tu es Ysaure ? »
Julienne soutint son regard, n’en revenant pas d’être capable de faire passer la nervosité qui lui raidissait tout le corps pour une assurance détachée.
« C’est ce qu’on m’a dit, répondit-elle.
-Et Marianne ? »
Elle ne comprit pas bien quelle réponse il attendait, et mit quelques secondes à lui en donner une.
« Elle est restée dans le Là-Bas.
-Donc tu la connais ?
-Évidemment. C’est ma mère. »
Victor et Amaury la considérèrent pendant un assez long moment, songeurs, réfléchissant à un moyen de la confondre.
« Comment s’appelle son chanteur préféré ? »
Cette fois, ce fut Julienne qui regarda longtemps Victor Lamarre. Il l’avait effectivement décontenancée.
« Et n’essaie pas de me faire croire que tu ne peux pas le connaître sous prétexte que tu ignorais tout de Delsa, poursuivit-il, plus brusque. Il est du Là-Bas. Elle l’écoutait à tout bout de champ, j’ai cru plusieurs fois que j’allais finir fou. Si tu as vécu avec Marianne, tu n’as pas pu échapper à sa satanée musique.
-Elle n’écoute jamais de musique. »
Victor se fendit d’un sourire victorieux.
« Elle adore la musique », répliqua-t-il.
Julienne ne se laissa pas démonter.
« Plus maintenant. »
Elle prit à son tour une mine impatiente, et sortit de la poche de sa veste le faire-part qu’elle avait gardé sur elle.
« Tout ce que je sais, dit-elle en le tendant à Victor, c’est que cette femme est ma mère. Et qu’elle a caché derrière sa table de nuit une photo d’elle et vous, avec deux enfants. »
Elle glissa un regard vers Amaury pour signifier qu’elle imaginait qu’il devait être le deuxième enfant.
« Mais je ne me souviens pas de vous, ajouta-t-elle.
-Moi je me souviens de ma sœur, répliqua Amaury, le visage fermé. Et tu ne lui ressembles pas du tout. »
Le fait était que, si Victor et son fils étaient comme deux gouttes d’eau, Julienne n’en était clairement pas une troisième. Elle avait le visage moins long, les pommettes moins saillantes, la bouche moins fine, et n’avait pas le menton caractéristique des Lamarre.
Gil Vernet se sentit forcé d’intervenir.
« Ysaure était toute petite quand elle a disparu, fit-il remarquer. Il est normal qu’elle ait beaucoup changé depuis. D’autant que vous n’étiez pas bien grand non plus, Amaury. Vos souvenirs sont forcément un peu flous. »
Clarisse prit la parole à son tour.
« Victor ? demanda-t-elle à son oncle. Est-ce que tu te souviens mieux ? D’après toi, est-ce qu’elle pourrait être Ysaure ? »
Mais Victor avait fermé les yeux, la mine lasse, et secouait la tête avec un air blasé.
« Je n’en sais rien, dit-il, et je m’en fiche. »
Il se leva de son accoudoir.
« Vous nous aviez aussi réunis il y a trois ans de ça, rappela-t-il au Conseiller. Pour nous présenter cette fille qui disait être Ysaure. Elle ne lui ressemblait pas vraiment non plus, mais son histoire à elle aussi tenait à peu près la route, alors j’ai voulu y croire de toutes mes forces. Vous vous souvenez ? Et puis on a découvert le pot aux roses et j’ai cru mourir de chagrin encore une fois. »
Il fit un signe de la tête à l’adresse d’Amaury, et prit la direction de la sortie avec lui.
« J’ai faim, dit-il. Je vais manger ».
Et il disparut avec son fils.
Leur sortie fut suivit d’un petit silence embarrassé. Puis Gil Vernet s’éclaircit la gorge.
« Il y a une question au moins, dit-il à l’adresse du roi et de la reine, que vous serez peut-être en mesure de trancher. »
Il se tourna vers Héléna, qui était plus pâle que jamais.
« Vous avez toujours la photo ? » lui demanda-t-il.
Elle eut comme un sursaut, terrifiée d’avoir à intervenir dans cette scène. Elle aussi avait gardé la photographie sur elle. Elle la sortit de sa poche et la tendit tant bien que mal au Conseiller, la main tremblotante, toujours sans oser regarder qui que ce soit dans les yeux. Gil Vernet prit le document, et le passa au roi qui y jeta un œil distrait.
« Elles disent que c’est Claude Gérard qui leur a donné ça. Que vous lui avez envoyé cette photo il y a quinze ans, pour lui annoncer la naissance de Stéphane. D’après lui, vous devriez la reconnaître.
-Nous avons envoyé beaucoup de photos à beaucoup de gens », répondit la reine.
Néanmoins, une expression de surprise, contrôlée mais perceptible, était passée sur leur visage à tous deux. Ils reconnaissaient bel et bien la photo, et ils eurent ainsi la confirmation que c’était Claude Gérard qui avait envoyé les filles, et qui affirmait toute cette histoire. Gil Vernet, par un pincement de lèvres nerveux, parut satisfait et soulagé. Il alla jusqu’à vanter les mérites de son prédécesseur pour faire plier le roi et la reine. L’effort lui fut certainement très douloureux.
« Dans ce cas, il vaudrait peut-être mieux prêter attention à ce qu’elles disent. Claude Gérard n’est pas du genre à raconter n’importe quoi, et surtout pas sur ce sujet. Vous étiez proches. Il était même votre ami. Il ne vous jouerait pas un tour pareil. S’il dit qu’elles sont Ysaure et Stéphane, c’est qu’il en est réellement persuadé. Et comme je vous l’ai dit, Monsieur Poksa et moi-même avons la très nette impression que cette fois-ci est différente des autres... »
Le roi s’était mis à prêter un peu plus d’attention à Héléna, et même à la regarder fixement. Il tenait toujours la photo du nourrisson entre ses doigts, et y revenait de temps en temps, comme s’il cherchait à retrouver dans ses traits encore à peine ébauchés ceux de la jeune fille qui se tenait devant lui, livide et bouleversée. Mais il ne sembla pas y parvenir. Son expression irritée demeura, et ses sourcils restèrent aussi froncés que lorsqu’il était entré.
La reine, quant à elle, refusa de la regarder. Comme Victor Lamarre quelques minutes plus tôt, elle secoua la tête, brusquement, avec un soupir impatient, les bras croisés.
« C’est n’importe quoi, s’emporta-t-elle. Cela vous a-t-il échappé, Gil, qu’on avait autre chose à faire ces jours-ci ? Vous croyez vraiment que c’est le moment de nous faire perdre notre temps pour d’énièmes usurpatrices ? »
Elle lui adressait un regard terrible, et il fit des efforts visibles pour ne pas baisser la tête.
« Je suis bien conscient que la situation ne s’y prête pas, répondit-il toutefois, la voix assurée. Et que cela doit être très difficile pour vous deux. Ainsi que pour Victor et Amaury. Mais comme je vous l’ai dit on ne peut pas se permettre de prendre cette histoire à la légère, justement parce que la situation est ce qu’elle est. »
Elvire lui adressa une mimique d’incompréhension dédaigneuse.
« Ce que je veux dire, s’expliqua-t-il, c’est que cela ferait du bien au moral de tout le monde, si on les retrouvait toutes les deux. Il y aurait des répercussions très positives pour le Palais, et pour tout Delsa. Cela pourrait représenter un véritable tournant pour nous. »
Josse prit à son tour un air rogue.
« Vous dites que vous voulez qu’on accueille les premières âmes errantes venues, et qu’on fasse semblant de croire qu’elles sont nos filles pour remonter le moral des troupes ? le glosa-t-il.
_Bien sûr que non ! » s’en défendit aussitôt le Conseiller.
Il se tut un instant, le temps de pousser un soupir, et de trouver comment s’exprimer.
« Je crois vraiment que ces filles sont Stéphane et Ysaure, dit-il enfin. »
Elvire fit rouler ses yeux, consternée. Elle ne prit même pas la peine d’ajouter quoi que ce soit. Elle haussa les épaules, fit un vague salut de la tête en direction de Clarisse, se retourna, et sortit à son tour.