Quelques heures plus tard, Julienne et Héléna se retrouvèrent de nouveau seules. Gil Vernet, mécontent, avait repris ses occupations de Conseiller et Clarisse, à sa grande satisfaction, avait reçu l’autorisation de regagner ses pénates. Quant à elles, on les avait laissées s’installer dans une chambre préparées à leur intention. Le roi et la reine, énervés mais pragmatiques, en avaient donné l’ordre afin qu’on ne les laisse pas repartir seules, la forêt étant trop dangereuse. Elles avaient donc été autorisées à rester, juste le temps qu’on trouve quoi faire d’elles, qu’on décide s’il était possible – c’est-à-dire pas trop risqué – de les reconduire à l’Abyssyba, et qu’on détermine ce qu’il convenait de dire à la délégation du duché, qui ne manquerait pas de poser des questions sur ces deux étrangères qui avaient semblé causer du souci au Conseiller. Il y avait déjà des murmures à leur sujet, qui s’étaient répandus dans les couloirs du Palais encore plus vite qu’on ne l’avait prévu. Il fallait donc que les Hauts-Dignitaires réfléchissent. On pourrait dire la vérité et expliquer, comme on l’avait fait pour les cas similaires s’étant produits dans le passé, qu’il s’agissait d’imposteurs profitant de la confusion générale, mais comme les fois précédentes il y avait toutes les chances pour que tous les journaux de Delsa s’en mêlent, relaient l’information, mènent l’enquête, et découvrent ce que cette nouvelle tentative de mystification avant d’inédit : l’implication de Claude Gérard, l’ancien Conseiller que personne n’avait oublié et qu’on aimait encore. Cette fois, on risquait de parler encore plus, et de se demander pourquoi le Palais avait prêté si peu d’intérêt à ces filles. Or le moment était mal choisi pour laisser les delsaïens perdre un peu plus confiance en leurs dirigeants. Donc il fallait encore discuter, réfléchir, avant de décider quoi faire d’elles. Et encore une fois, Julienne et Héléna étaient contraintes d’attendre, pendant que des inconnus décidaient de leur avenir au cours d’une réunion à laquelle on n’avait pas songé à les convier.
Elles s’installèrent en silence, sans même échanger un regard. Julienne s’était résignée à leur sort, puisqu’il n’y avait plus rien à faire. Elle était seulement un peu inquiète quant à ce qui allait leur arriver. Elle n’avait pas très envie de refaire le trajet du retour, maintenant qu’elle avait une conscience plus nette des dangers qui grouillaient à Prim’Terre, en particulier autour du Palais et de l’Abyssyba. En même temps, elle n’était pas mécontente de rentrer chez elle, de retrouver sa mère, sa maison et tout ce qu’elle connaissait, et de faire comme si tout cela avait été un drôle de rêve, comme si Delsa n’existait que dans son imagination un peu perturbée. Elle était bien un peu vexée de se faire ainsi mettre à la porte, qu’on n’ait pas voulu d’elle, et un peu déçue et frustrée de ne pas avoir l’occasion d’en voir un peu plus de ce Palais incroyable, qui devait renfermer des choses qu’elle était incapable d’imaginer, et dont elle devinait qu’elle n’en avait aperçu qu’un tout petit échantillon. Et puis, elle devait bien l’admettre, au fond d’elle elle était aussi un peu triste pour Héléna. Elle l’observait du coin de l’œil, tout en examinant avec défiance les chemises de nuit déposées là par un domestique, en prévision de la nuit, ainsi que les longues vestes échancrées aux manches évasées, semblables à celles que portaient les prim’terriens, les pantalons dont la toile épaisse semblait étrange à ses doigts inaccoutumés, et les chemises amples trop dentelées à son goût.
Héléna s’était rapprochée de la fenêtre, l’avait ouverte dans l’espoir que l’air frais l’aiderait à remettre un peu d’ordre dans ses pensées sens dessus dessous. Elle regardait à présent avec un intérêt teinté d’amertume la Bien-Aimable ondulante qui, posée sur le rebord de la fenêtre, était occupée à guetter tranquillement le moindre besoin des occupants de la chambre. Héléna avait osé approcher sa main et caressait doucement l’une des tiges que la Bien-Aimable, qui semblait apprécier son attention, avait avancée dans sa direction. Julienne voyait bien, en lui jetant de temps à autres des regards à la dérobée, que ses yeux étaient humides et qu’elle faisait des efforts démesurés pour essayer de contrôler sa lèvre tremblotante.
Elle voulut la ragaillardir, maladroitement, en évoquant la suite des évènements.
« Ils ne vont pas nous laisser repartir seules, dit-elle, brisant le silence, en tentant de faire paraître sa voix un peu plus confiante qu’elle ne l’était elle-même. Tu as entendu ? Ils vont demander à des gardes de nous raccompagner jusqu’à l’Abyssyba. Tu as vu leur allure ? Et leurs armes ? Avec eux on ne risque pas grand-chose. Et puis une fois dans le Là-Bas, on retrouvera facilement le chemin. Le lac n’était pas très loin de chez nous. Il nous a fallu quoi ? Moins d’une journée de trajet en tout ? Bien sûr, on n’aura pas de chevaux, mais ça restera très faisable. Et puis on est habituées à la marche maintenant. »
Elle alla jusqu’à feindre un rire léger. Il ne lui semblait pas que Héléna écoutait ce qu’elle disait.
« Je pense qu’il n’y aura plus de démons là-bas, reprit-elle. Ils ont dû repartir. Puisque c’est nous qu’ils voulaient, ils n’avaient pas de raison de rester après notre départ. Alors ça devrait être sans danger. On va juste rentrer chez nous et reprendre notre vie, moi je vais retrouver ma mère et toi... »
Elle se tut, et se traita intérieurement d’idiote. Bien sûr que Héléna ne pourrait pas reprendre sa vie. Elle n’avait même plus de parents dans la Là-Bas, et plus de maison non plus. Seulement des kidnappeurs qui, s’ils n’avaient pas déjà pris la fuite en sentant le vent tourner, n’allaient certainement pas les accueillir avec le sourire. Elle réalisa qu’elle se berçait d’illusions, qu’elle ne pourrait évidemment pas reprendre sa vie là où elle l’avait laissée. Elle reposa les vêtements, s’assit lourdement sur le lit, et se mit à fixer le papier peint fleuri devant elle. Le silence s’installa de nouveau.
Il dura un moment, et aurait encore duré longtemps si des coups n’avaient pas résonné sur la porte. Elles sursautèrent, Héléna si brusquement que la Bien-Aimable qu’elle cajolait toujours prit peur et se rétracta tout à coup. La porte s’ouvrit. Elles aperçurent d’abord une jeune garde qui leur adressait en biais un regard déconcerté. Elles comprirent son étonnement en voyant le roi pénétrer dans la pièce. Visiblement, ce n’était pas tous les jours qu’on voyait le roi arpenter les couloirs de l’aile sud, et il était encore plus surprenant de sa part de rendre visite à de simples voyageuses de passage comme il y en avait des dizaines dans les innombrables petites chambres qui occupaient cette partie du Palais.
La garde s’effaça rapidement, et referma la porte derrière le roi.
« Bonsoir », dit-il avec amabilité, en se fendant même d’un mince sourire.
Plus intimidées qu’elles auraient voulu l’être, elles lui répondirent d’un signe de la tête.
« Je ne veux pas avoir l’air de vous mettre à la porte, Julienne, mais est-ce que vous voulez bien me laisser un moment avec Héléna ? »
Julienne acquiesça aussitôt en se levant. Elle n’eut pas besoin de se retourner pour deviner qu’Héléna avait probablement pâli et senti son rythme cardiaque accélérer tout à coup. Elle ne voulut pas se retrouver seule dans le couloir, avec pour seule compagnie la garde curieuse, aussi alla-t-elle se réfugier dans la salle de bain qui jouxtait leur chambre, et referma la porte derrière elle. Héléna resta seule avec le roi.
Il la regarda longtemps, sans dire un mot, et elle resta immobile près du guéridon et de la Bien-Aimable, sans savoir si elle devait dire ou faire quelque chose, ou même si elle était censée regarder le roi dans les yeux. Enfin, après de longues minutes particulièrement éprouvantes, il se mit à parler.
« Quand ma fille est née, lui dit-il, j’ai essayé de me rendre compte si elle nous ressemblait, à moi ou à sa mère. Mais j’ai toujours eu du mal à voir ça, sur les bébés. Sans compter que son visage n’arrêtait pas de changer… En fin de compte, je crois bien qu’elle ne nous ressemblait pas. »
Héléna hocha la tête pour lui faire comprendre que, même si elle ne savait pas quoi répondre, elle l’écoutait.
« Vous non plus vous ne nous ressemblez pas, ni à l’un ni à l’autre. Ce qui n’est évidemment une preuve de rien… Vous avez peut-être un très vague quelque chose de cette grande-tante d’Elvire qui a toujours un air halluciné… »
Il s’assit sur le coin du lit de Julienne, près du tas de vêtements froissés qu’elle avait laissé là.
« Est-ce que vous connaissez un peu la famille D’Elsa ? » lui demanda-t-il.
Elle hésita, puis secoua la tête.
« Je ne sais même pas comment vous vous appelez », avoua-t-elle.
Personne n’avait encore prononcé les noms du roi et de la reine devant elle. Josse eut un petit rire.
« C’est drôle, dit-il. Toutes les autres filles qui ont débarqué ici, après qu’on leur ait mis dans le crâne qu’elles étaient Stéphane, connaissaient sur le bout des doigts l’intégralité de l’histoire des D’Elsa depuis les origines. Elles étaient capables de réciter les noms et les dates de naissance et de mort de chacun des membres de l’arbre généalogique, jusqu’aux plus obscurs cousins que tout le monde a oubliés. Quand je pense que je suis incapable de me souvenir des prénoms des oncles et tantes d’Elvire si elle n’est pas là pour me les souffler à l’oreille quand ils sont de visite… »
Il eut encore un rire, auquel elle répondit par un rictus crispé. Puis il jeta un coup d’œil vague autour de la pièce, avant d’arrêter son regard sur le paysage, derrière Héléna, sur le serpentement des remparts de pierre sur la colline.
« Et le Palais ? reprit-il. Qu’est-ce que vous en pensez ? »
Héléna déglutit.
« Il est beau », répondit-elle, incapable d’en dire plus.
Le roi haussa un sourcil.
« C’est tout ? » s’étonna-t-il.
Elle se creusa la tête à toute vitesse pour trouver quoi ajouter.
« J’ai bien aimé les fontaines », dit-elle.
Elle se sentit très bête. Mais Josse hocha lentement la tête, et ne lui en demanda pas plus.
« Les autres filles étaient plus loquaces, remarqua-t-il. Plusieurs m’ont longuement parlé du Palais, et de ce qu’elles ressentaient entre ses murs. Il paraît qu’elles avaient comme des… Comment disaient-elles, déjà ? Ah oui. Des réminiscences. Un mot bien compliqué, vous ne trouvez pas ? Celle qui l’a prononcé avait à peine douze ans. Les autres ont mentionné des impressions étranges, des images ou des sons qui leur revenaient tout à coup, des souvenirs vagues enfouis… Elles parlaient du bassin, dans l’entrée, et des petits poissons qu’elles aimaient tant regarder nager enfant, de l’uniforme des domestiques qui les rassurait parce qu’elles se souvenaient qu’ils étaient tous si gentils avec elles avant leur enlèvement. Il y en a même une qui a fondu en larme en arrivant, parce que l’odeur des bellavoirs la ramenait soudain des années en arrière. »
Il prit un air affligé. Héléna, silencieuse et attentive, attendit qu’il reprenne.
« C’était ridicule. Stéphane avait à peine un an quand elle a été enlevée. Si elle est encore en vie, il ne doit plus rester grand-chose du Palais dans sa mémoire. Et si vraiment il y a encore quelque chose, je ne vois pas bien ce que ça pourrait être d’autre que le plafond de sa chambre, les figurines de ventrons qu’on avais mis à suspendre au-dessus de son lit, et le goût de la bouillie de blèche que sa nourrice lui préparait. »
Perdu dans ses souvenirs, il ouvrit de grands yeux vagues.
« Qu’est-ce qu’elle aimait ça, la bouillie de blèche... »
Il cligna des yeux et regarda de nouveau vers Héléna, qui n’avait toujours pas bougé d’un cil.
« Vous n’avez vraiment pas l’allure d’une future reine », lui dit-il.
Elle accusa le coup. Il baissa les yeux vers la tentacule que la Bien-Aimable, compatissante, avait délicatement enroulé autour du poignet d’Héléna au cours de la conversation, pour lui exprimer son soutien. Il eut un sourire en coin, et termina :
« D’une fille de jardinier, en revanche, c’est possible. »
Il se releva, et esquissa un signe de la tête. Elle le lui rendit, tendue, le cœur plus affolé que jamais.
« Je vous laisse finir de vous installer, toutes les deux, dit-il. On se reverra dans les jours qui viennent. »
Il regagna la porte, l’ouvrit, lui adressa un dernier salut, et s’en alla.
Elle était toujours près de la fenêtre, immobile et étourdie, et la Bien-Aimable la tenait encore lorsque la porte de la salle de bain s’entrouvrit doucement. L’isolation n’était pas aussi bonne qu’elle s’y attendait, et Julienne avait à peu près tout entendu de la conversation qui venait d’avoir lieu. Elles échangèrent un long regard, sans dire un mot. Elles venaient manifestement d’être acceptées au Palais.