Chapitre 50 - Jin

Notes de l’auteur : Bonjour :D J'ai encore une fois manqué de temps pour corriger ce chapitre autant que je le voulais cette semaine, mais le voici tout de même dans les temps, et avec un élément indispensable à la poursuite de l'aventure... Bonne lecture !

Jin se réveilla en sueur. L’oreille tendue, le souffle court, elle se terra dans le fond de son lit.

Au-dessus d’elle, des dizaines de visages maegis se penchèrent pour l’examiner, leurs grands yeux blancs enfoncés dans leur peau translucide, lèvres serrées. Elle entendait pourtant toutes leurs pensées, qui cognaient les unes contre les autres dans le silence.

— Trop tard pour elle…

— Touchée par le mal…

— Quel gâchis !

— Moins brillante que sa soeur, mais une perte tout de même.

— … plus rien faire pour elle.

— Trop tard.

— Trop tard.

Trop tard

Jin se débattit, les doigts serrés sur ses couvertures. Elle savait que rien de tout cela n’était réel - il lui restait encore assez de présence d’esprit pour en avoir conscience. Ils n’étaient pas revenus à la Toile, pas encore, et les seuls maegis ici étaient Erin, Del, et elle-même. Elle se trouvait dans la forteresse de Zarnima, dans une petite pièce que Sia avait choisi pour elle et dans lequel elles avaient installé deux lits et un nid.

Jin répéta ces faits simples jusqu’à ce que la réalité se superpose sur les hallucinations, et les écrase de tout son poids.

Lorsqu’elle revint à elle, tous les muscles de son corps tremblants d’avoir ainsi lutté, ses yeux troubles saisirent la silhouette de ses deux soeurs et de son frère, à son chevet, prêts à la réconforter. Erin assise sur le rebord du lit, Sia recroquevillée à ses pieds, et Barty perché sur l’un des deux nids.

— Ça va mieux, Jinny ? croassa Sia.

Elle sourit doucement, prit une grande inspiration, prit le temps de remettre de l’ordre dans ses pensées. Les hallucinations étaient parties - alors elle acquiesça faiblement.

— Un petit peu.

Elle se redressa pour laisser Sia sautiller jusque sous un de ses bras, et Erin se rapprocha pour peigner avec ses doigts les cheveux qui étaient tombés sur son front humide de sueur. Jin sourit, et comme Barty ne bougeait pas, elle le regarda et ouvrit son bras libre dans sa direction.

— Viens, Barty, tu as droit à un câlin aussi !

Erin se figea, et les plumes de Sia se dressèrent sur sa nuque. 

Avec horreur, la réalité frappa soudain Jin. Barty ne pouvait pas être là, pas plus que les maegis qui l’observaient quelques instants plus tôt. Il ne pouvait pas être là, son cher frère, parce qu’il était… 

Elle baissa les yeux, pour ne plus le voir. L’hallucination refusa de disparaître. Même lorsqu’elle ferma les paupières, elle sentit encore sa présence.

Jin déglutit, entoura Sia de ses deux bras et ravala ses larmes.

— Vous avez réussi à approcher les Féroces ? demanda-t-elle pour ne pas laisser le silence les étouffer.

Elle rouvrit les yeux pour regarder le visage d’Erin, crispé par la douleur, les nuances de corruption verte tournoyant sous sa peau translucide. Sa soeur ouvrit la bouche, détendit ses traits avec difficulté, la voix serrée lorsqu’elle répondit.

— Et à monter dessus. Ce sera probablement plus facile que ce je pensais.

— Tant mieux. Plus vite on partira…

Ses yeux glissèrent vers l’endroit où Barty se tenait toujours, fantôme de chair et de plumes. Elle força son esprit à se concentrer sur ce qu’elles avaient à faire, tout ce qu’il restait encore à accomplir. Utiliser les Féroces n’était pas vraiment une idée qui la mettait à l’aise, mais puisque c’était celle de sa soeur, elle lui faisait confiance. Comme Suzette, Jin aurait nettement préféré traverser l’Abradja en volant qu’au galop sur le dos d’un animal sauvage. Elle avait eu l’idée d’utiliser certains des débris et meubles répartis dans la forteresse pour fabriquer une barque. Mais ils n’auraient pas été assez nombreux pour l’ensorceler, et même un attelage flottant n’aurait pas été si facile que cela à construire.

Alors elle avait gardé ses idées pour elle. Jin était de toute façon trop épuisée, à force de lutter contre les épisodes hallucinatoires qui se multipliaient chaque jour.

— Est-ce que tu veux nous rejoindre pour continuer les planifications ? demanda Erin.

Elle n’était pas certaine d’être en état de réfléchir, mais écouter devrait aller. Elle acquiesça, et récupéra sur le rebord du lit la bouillie de racines que Sia avait déterrées pour elle, et qui l’aidait à ne pas totalement perdre ses moyens. Sans sa grande soeur, elle aurait dérivé depuis bien longtemps. Jin se sentait incroyablement inutile - pire que cela, elle avait peur de devenir dangereuse, un jour.

Mais elle devait tenir le coup. Alors elle tenait.

Erin la conduisit jusqu’à la grande pièce dans laquelle ils mangeaient, et dont les murs noirs étaient déjà presque entièrement couverts de leurs gribouillis et schémas à la craie blanche. Le mur le moins long était notamment occupé d’une immense carte, reconstituée de mémoire collective et striée de flèches représentant leurs trajets potentiels.

Presque tout le monde était déjà installé, pour grignoter ou discuter par deux ou par trois, hormis Nodia, toujours au repos dans la pièce qui lui servait de chambre, et Lo et Zakaria.

— Plus que deux ! constata Del en voyant les trois soeurs entrer. Mais qu’est-ce qu’iels fichent ?

— C’est plutôt évident, à l’odeur, siffla Ressa.

— A l’o…? Par les immortels, tu peux vraiment sentir quand les gens couchent ensembles ? 

Del fit mine d’être choqué, mais à la lueur dans ses yeux malicieux et le léger rire dans sa voix, Jin devina que plus rien ne pouvait le scandaliser, désormais. Elle s’assit à ses côtés, la seule place assise libre qui ne soit pas le sol, et s’appuya sur le mur derrière elle. 

— Tu ne veux pas savoir tout ce qu’un kévrien peut sentir, grimaça Tsisco. 

— Par exemple, tu as besoin d’un bain, petite maegis, remarqua Ressa les yeux sur Jin. 

— Ils ont tous besoin d’un bain, compléta Tsisco. Et d’une bonne roulade dans le sable. 

— Oh, ce doit être si relaxant ! pépia Sia.

Ses plumes frémirent rien qu’y penser, et le corbeau ferma les yeux de contentement. Un bruit dans le couloir attira leur attention vers la porte, et ils virent les lueurs des cicatrices de Zakaria longtemps avant qu’il n’arrive sur le pallier, ses cheveux encore plus en désordre que d’ordinaire. Lo le suivait, l’air bien plus composé que son compagnon, mais se retint de rire avec brio, y comprit lorsque Del le fixa avec un sourire entendu en levant les sourcils.

— Désolé pour le retard, il fallait qu’on…

— On sait Zaza, te fatigues pas, le coupa Suzette. 

Avec un vague sourire d’excuse, il traversa la pièce et attrapa une craie pour continuer à compléter le plan. Comme s’il n’avait jamais arrêté de dessiner, il traça de nouvelles lignes en explicitant ses pensées à haute voix.

— Quatre Féroces ont répondu au premier appel d’Erin, ce qui veut dire que puisque nous sommes…

Il se retourna vers eux, pointa sa craie pour les compter, puis fronça brusquement les sourcils.

— Deux secondes, qui devait garder un oeil sur le prisonnier ?

— Euh, commença Del.

— Nom d’une voile trouée ! pesta Suzette.

Zakaria lâcha sa craie, et courut vers la pièce où ils l’avaient enfermé, suivi aussitôt de Lo et Erin. Jin leur emboîta maladroitement le pas, alors que Sehar et Tsisco se précipitaient eux dans l’autre direction, vers la chambre où Nodia se reposait, seule elle aussi.

Si Orane avait profité de leur imprudence pour lui faire du mal…

— Il s’est tiré, constata amèrement le prince.

Le cocon était éventré sur le sol, leur prisonnier disparu sans laisser aucune autre trace sur sa route. 

— Nodia dort encore ! assura Del, qui les rejoignait après avoir suivi Sehar.

Jin ferma les yeux. Elle se concentra, éplucha les relents magiques qui parvenaient jusqu’à elle, chercha ceux qui indiqueraient qu’Orane était encore dans les parages. Rien. Elle rouvrit les yeux, et lut la même conclusion sur les visages d’Erin, Zakaria et Del.

— Je ne sens plus sa magie ici, seulement des résidus, conclut Erin. Mais il a su se cacher quand nous sommes arrivés, et il a eu le temps de se reposer pour se cacher de nouveau.

— Merde merde merde, gémit Del. Mais quels cons… est-ce qu’il va nous attaquer encore ?

Zakaria ressortit dans le couloir pour que sa voix porte jusqu’aux deux kévriens qui ne les avait pas encore rejoints, et donna ses ordres, visiblement prêt à en découdre.

— Tsisco, Sehar, vous restez avec Nodia. Les autres, vous ratissez la forteresse par groupe de deux, au cas où il s’y cacherait encore. Suzette, Sia, perchez-vous sur la tour pour le chercher, s’il est sorti.

— Aye capitaine ! approuva Suzette.

En quelques secondes, ils étaient tous en route, et Jin suivit Zakaria dans les corridors. Lo avait embarqué Erin - parce que pour combattre, iels étaient forcément plus efficaces ensembles - et Ressa avait traîné Del avec elle - probablement pour avoir une occasion de faire peur au petit maegis sans aucun témoin. Le valeni n’aurait pas été son premier choix de compagnon d’exploration : elle savait qu’il ne lui faisait toujours pas confiance, et il avait raison de le faire. Jin n’avait aucune idée de quoi lui dire, de comment travailler avec lui, alors elle se contenta de le suivre, et de garder ses sens ouverts.

Aucune trace d’Orane, ni dans les couloirs, ni dans les petites pièces qu’ils ouvrirent les unes après les autres. Jin sentait la frustration de Zakaria grandir à chaque pas, alors qu’elle ne pouvait s’empêcher d’être soulagée. Orane n’était plus si important, après tout : ils n’auraient probablement pas pu tirer davantage d’informations de sa part, et au moins, ils n’avaient plus à réfléchir à ce qu’ils feraient de lui. Certes, il reviendrait vers Fenara pour la prévenir de leur arrivée, mais avec le pouvoir du Maître des Temps, elle avait sans doute déjà découvert qu’ils tenteraient de revenir à temps pour le bal.

— Je savais qu’une connerie pareille finirait par arriver, pesta Zakaria.

Il percuta un débris de bois avec son pied pour soulager sa frustration, et Jin recula en silence. Elle s’adossa au mur pour reprendre son souffle. Même si les racines de Sia faisait effet sur les nausées, la maegis se fatiguait toujours autant.

— Plus de bateaux, plus de prisonnier… qu’est-ce que ce sera, ensuite ? continua le prince.

Il soufflait de rage, et se retenait visiblement de détruire encore d’autres objets.

— On a récupéré Tsisco et Ressa, tenta Jin.

A sa surprise, Zakaria se retourna pour lui adresser un sourire tout à fait sincère, sa rage en partie retombée.

— Le pire, c’est que je pense qu’on peut gagner, vraiment, avec une équipe aussi tordue que la nôtre. On doit bien pouvoir réussir à faire quelque chose que Fenara ne pourra pas prédire ou ne pourra pas écraser, qu’importe qu’elle sache… Je ne sais juste pas quoi.

— Moi, je sais ce qu’on peut faire.

Jin serra aussitôt les lèvres. Les mots étaient sortis seuls de sa bouche, bien qu’elle n’ait aucune envie de dire à haute voix ce qui lui trottait dans l’esprit entre deux épisodes hallucinatoires. Elle ne voulait rien dire, parce qu’elle savait qu’un plan pareil reposerait sur elle en trop grande partie. 

— Vraiment ? 

Elle baissa les yeux, pour ne pas voir l’espoir qui avait regagné ceux de Zakaria. Compter sur elle, c’était bien trop risqué. Mais elle n’avait pas d’autres idées, et eux non plus - et si cela pouvait les aider à se mettre sur un pied d’égalité avec sa mère…

— Tu ne trouves pas ça bizarre, qu’elle garde le corps du maître des Temps si cela ne lui permet qu’un accès partiel à son pouvoir ?

— Elle aurait pu le manipuler vivant, tu veux dire ? 

Jin secoua la tête, la gorge serrée avec amertume.

— Non, je ne pense pas. Il était ancien, même elle n’aurait pas pu se mesurer à lui…

— Quel était son nom ? coupa Zakaria. Depuis qu’on parle de lui, ça me fait bizarre de ne même pas savoir quelle personne se cache derrière le titre. 

— Oh, c’est parce que personne ne le sait… je ne pense pas que quelqu’un qui l’ait connu avant qu’il ait reçu le titre soit encore vivant, de toute façon. Il a plus de deux mille ans, je crois ?

Zakaria écarquilla les yeux et secoua les épaules avec un rire nerveux. 

— Deux mille ans à vivre reclus sans que personne ne sache qui tu es, quelle plaie… alors, tu penses qu’elle l’a tué parce qu’elle ne pouvait pas le contrôler ?

— Probablement… et si elle garde son pouvoir enfermé dans son corps, c’est qu’elle n’a pas réussi à le prendre pour elle-même.

— Parce qu’elle l’aurait fait sans aucune hésitation, autrement, constata Zakaria, les sourcils froncés et la mâchoire tendue.

Elle confirma d’un signe de tête, et épongea son front en sueur avec sa manche. Sans y réfléchir, elle tira sur sa magie pour se maintenir debout, pour ne pas trembler, pour ne pas tomber. Tout ce qu’elle disait à Zakaria, elle aurait voulu être capable de le dire à ses soeurs - mais elle n’était pas prête à voir leurs visages, si elles en arrivaient  à la même conclusion qu’elle.

— Il a certainement réussi à protéger son pouvoir d’elle, d’une façon ou d’une autre. Au moins de l’empêcher de tout prendre pour elle, même si elle a réussi à le manipuler en partie… sinon, elle serait déjà elle-même devenue la Maîtresse du Temps.

— Tu disais avoir un plan ?

— C’est… risqué. Une supposition plus qu’une certitude, mais… et s’il avait su que nous serions là ? Que quelqu’un serait prêt à s’opposer à elle, après sa mort ?

Il la regardait, sans comprendre où elle voulait en venir. Parler était plus simple avec Erin : elle devinait toujours où son fil de pensée l’avait amenée avant qu’elle ne le dise à haute voix. Jin avait perdu l’habitude de s’expliquer autant, et cela n’aidait en rien sa nervosité grandissante.

— Et s’il avait fait en sorte que son pouvoir ne cherche pas de successeur, pour éviter qu’elle le lui prenne, le temps que quelqu’un d’autre puisse le faire ?

— Oh. Et tu penses que ça serait l’un d’entre nous ?

Elle déglutit. Enfin, ils touchaient à la partie du problème qui lui faisait le plus peur.

— Pas n’importe qui. Le pouvoir ne reconnaît que les maegis, et une corruption pourrait empêcher la transmission…

— Donc pas Erin, puisqu’elle est corrompue par la magie de Lo. Del non plus, à cause de sa cicatrice… ce serait forcément toi. Même si tu as le mal, ce n’est pas une magie étrangère à la tienne. Donc ça fonctionnerait, non ?

Elle acquiesça doucement. La conclusion était proche, désormais. Trop proche.

— Pourquoi tu m’en parles à moi, plutôt qu’à ta soeur ? demanda brusquement Zakaria.

Dans sa voix, elle entendit qu’il avait comprit, que quelque chose n’allait pas. Qu’elle avait peur.

Qu’elle ne voulait pas blesser ses soeurs plus qu’elles ne l’avaient déjà été.

— Devenir Maîtresse du Temps… ce ne serait pas juste prendre un titre, ce serait… 

Elle serra les lèvres, puis les paupières. Des larmes coulaient déjà sur ses joues, sans qu’elle ne s’en soit rendue compte. Zakaria se rapprocha d’elle, à petit pas, et la laissa trouver ses mots. Lorsqu’elle reprit la parole, sa voix tremblait.

— Je suis malade, très malade. Si je fais ça, je ne durerais pas deux mille ans. C’est un pouvoir qui brûle son porteur, il ne les rends pas plus forts… Le maître actuel était exceptionnel bien avant de devenir maître.

La main de Zakaria se posa sur son épaule. Ce simple geste lui rappela qu’il aurait pu être un grand frère, pour elles, si Fenara leur en avait laissé la possibilité. Et même si elle savait qu’ils n’auront probablement jamais cette relation là, elle accepta sa tentative de réconfort avec soulagement.

— Mais moi… si je fais cela, je ne tiendrais pas longtemps, continua-t-elle. Le pouvoir me tuera. 

Elle osa lever les yeux, et aperçut, au-delà du valeni, la silhouette assombrie de Barty qui la regardait, son poitrail transpercé encore maculé de sang, ses yeux vifs et tristes fixés sur elle. 

Le frère qu’elle avait eu, on le lui avait pris. Fenara le lui avait pris. 

Jin inspira, et Barty disparut dans les ombres. Elle plongea son regard, désormais résolu, dans les yeux noirs de Zakaria. Sa décision était prise depuis le moment où elle avait compris que c’était la seule solution. Mais désormais, elle ne pouvait plus reculer.

— Et si c’est notre seule chance, alors je le ferais.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Nanouchka
Posté le 14/07/2022
Yesssss, très bon point de bascule, et un chapitre qui me rapproche vraiment de Jin et Zakaria.
On découvre de plus en plus les "nouveaux" personnages dernièrement, et ça fait plaisir, ça enrichit la toile du roman.
Il y a un vrai thème de l'héroïsme aussi, en plus de la filiation et du deuil.
AnatoleJ
Posté le 23/07/2022
L’arc final laisse une grosse place aux nouveaux personnages (mais les anciens auront largement de quoi faire aussi, héhé)
C’est intéressant que tu soulèves le thème de l’héroïsme, parce que même si ça parait presque « évident », et bien... je n’y avais même pas pensé, ça s’est glissé là tout seul au milieu du reste, oups
Vous lisez