Chapitre 51 - Del

Notes de l’auteur : Bonjour :D Une bonne grosse dose de douceur pour cette semaine, et enfin la réponse à une question que tout le monde se pose depuis le début ! Bonne lecture :)

Cela faisait deux jours que Jin leur avait expliqué le plan. Il leur en restait encore vingt-six pour rejoindre la Toile. 

Facile. Ou totalement impossible, selon l’angle avec lequel Del regardait la situation. 

D’un côté, ils avaient un plan, l’équipe compétente pour le mener à bien, et encore du temps. De l’autre, la moindre erreur pourrait leur coûter la vie, et faire des erreurs était presque comme respirer : c’était un effet secondaire assez courant du fait d’être vivant.

Si seule Jin pouvait récupérer le pouvoir du Maître des Temps, cela augmentait encore les risques, parce qu’iels ne pouvaient même pas rattraper ses erreurs pour elle, si elle échouait. Pas que Del ne lui faisait pas confiance, mais avec toute la pression qui reposait sur les épaules de la jeune fille, il n’enviait pas sa place. Il avait été un peu vexé, bien sûr, d’avoir été immédiatement éliminé comme candidat potentiel pour le titre. Pas parce qu’il en voulait, oh non, mais sur le principe, ça restait désagréable. Si encore la raison avait été que le titre ne pouvait revenir qu’à un local, ça n’aurait pas fait si mal.

Mais que ce soit à cause de sa fichue cicatrice de malheur, ça, ça passait difficilement.

— Petit maegis.

Del frissonna, et se tourna vers Ressa, qui l’observait d’une façon encore plus menaçante que d’habitude. Qu’avait-il fait pour mériter qu’elle le harcèle comme ça ? Depuis le début, elle prenait un malin plaisir à le terrifier, et avec succès en plus. Avec elle, il n’arrivait jamais à faire semblant de ne pas avoir peur. C’était comme si elle tirait à la surface ses émotions pour le forcer à les mettre à nu.

Là, tout de suite, il était seul avec elle dans leur pièce principale, et ce fait n’arrangeait en rien sa panique. Il savait qu’elle serait parfaitement capable de l’engloutir, maintenant qu’il n’y avait plus de témoins.

Elle se pencha vers lui, pour mieux sonder ses yeux, et aux travers du verre orange Del pouvait voir toutes les éraflures, l’usure de ses écailles, et les marbrures de ses iris qui décortiquaient son âme.

— Tu es amoureux de Sehar.

Ce n’était pas une question. Une affirmation, qui exigeait presque des explications.

— Ah, euh… je…

L’étranglement de sa voix tira un sourire carnassier de Ressa. D’un instant à l’autre, il s’attendait à ce qu’elle plombe tout ses espoirs, qu’elle lui décrive dans les moindres détails à quel point il n’était qu’un ridicule petit maegis chétif et qu’il avait totalement mal interprété les signaux d’affection de Sehar. Ressa s’installa à côté de lui sur le banc, enroula sa queue sur le sol devant elle, alors que Del attendait la sentence, totalement mortifié.

— Tu sais, faire la cour chez les kévriens, c’est tout un art.

Un rire nerveux lui échappa. Del regarda Ressa avec des yeux hallucinés, et fut surpris de lire dans les siens un amusement moins carnassier que d’habitude.

— Faire la cour…?

— Gagner le coeur de l’être aimé, si tu préfères.

— Parce qu’il y a des règles ?

— Bien sûr. 

Del déglutit. A tout les coups, il s’agissait de choses impossibles à faire pour un non-kévriens hors du désert. Offrir des sculptures de sable et de verre, faire des danses sur une queue, se teindre les écailles… si c’était le cas il n’avait aucune chance. 

— Tu dois regarder la personne qui te plait dans les yeux, et lui dire explicitement que tu l’aimes. 

Son coeur bondit dans sa poitrine, et il pinça les lèvres. Qu’il soit physiquement capable de le faire ne voulait pas dire que la perspective n’était absolument pas terrifiante et impensable. Dire ce qu’il ressentait aussi explicitement ? C’était beaucoup trop difficile !

— Tu l’as déjà fait, toi ? demanda-t-il pour ne pas avoir à trop réfléchir à son propre cas.

Elle secoua la tête, un sourire amusé aux lèvres.

— Enfin, si, corrigea-t-elle. Mais pas de façon romantique. C’est pas vraiment mon truc, d’aimer les gens comme ça.

Savoir cela sur elle la rendait soudainement beaucoup moins terrifiante. Si Ressa aimait assez des gens pour le leur dire, c’était qu’au fond, elle ne devait pas juste avoir pour vocation de faire flipper le monde entier.

— Tu l’as dit à Tsisco, par exemple ?

Elle rit et soupira d’exaspération à la fois. Del ne pensait pas que c’était possible, et pourtant.

— Une fois, plus grosse erreur de ma vie. Il a chouiné pendant des heures et ne voulait plus me lâcher, le sale gosse.

Étrangement, le maegis était prêt à parier qu’elle mentait au moins sur le fait qu’elle ne l’avait fait qu’une fois, et aussi qu’elle pensait que c’était une erreur. Peut-être qu’il ne le lui dirait pas à haute voix, cependant. 

— Le morveux avait dix ans, mais je sais qu’il ferait pareil même maintenant. Jamais connu le sens du mot dignité.

— C’est pour ça que tu l’aimes bien ? supposa Del à haute voix.

Sa bouche avait encore agit plus vite que son cerveau, mais heureusement, la question fit sourire Ressa. De façon moins menaçante que d’habitude, en prime.

— Exactement, confirma-t-elle. Mais trêve de plaisanteries. Il t’attend.

— Hein ?

La panique l’avait trempé plus efficacement que de la bave de Féroce. C’était vraiment si difficile pour Ressa d’avoir une conversation posée avec lui sans le faire stresser ? 

— C’est ce qu’il y a marqué sur la liste, petit maegis.

Elle pointa la liste à la craie sur le mur, mainte fois effacée et mise à jour, qui indiquait explicitement les duos en charge de surveiller juste au cas où l’horizon. Ressa avait terminé son tour avec Tsisco, et c’était désormais celui de Del et Sehar. Ce dernier devait avoir terminé de se faire écraser d’amour par son papa, car il se présenta à l’entrée de la porte, de retour de la chambre de Nodia.

Ressa était forte, il devait l’admettre. Elle avait fait exprès de lui dire tout ça, juste pour qu’il soit perturbé comme un idiot. Pour un peu, il aurait pu applaudir, s’il n’était pas trop nerveux pour ne serait-ce que se lever de son siège.

— Quelque chose ne va pas ? demanda Sehar.

Il s’approcha, la mine inquiète, une mèche de ses cheveux tordue entre ses doigts. Del rigola nerveusement, et se redressa bien trop vite pour ses muscles fatigués. Il trébucha sur ses propres pieds, et serait tombé la face en avant, si Sehar ne l’avait pas rattrapé avec une douceur qui fit battre son coeur plus férocement que l’adrénaline de la chute manquée. 

— Tout est absolument normal ! assura Del. Il faut qu’on monte, ça commence à faire longtemps qu’il n’y a personne qui surveille, maintenant !

Le maegis s’extirpa des bras de Sehar et fila vers la sortie, mais ne manqua pas de lancer un regard pleins de reproches à Ressa. Elle eut l’audace de lui sourire innocemment, alors que Sehar le suivait de près, perdu et visiblement toujours un peu inquiet. Heureusement, les pas de Del se firent plus fermes à mesure qu’il grimpait les escaliers, et lorsqu’ils arrivèrent en haut de la tour, Del avait presque repris le contrôle de son assurance à toute épreuve. Il attrapa un tabouret et le tira devant la grande fenêtre qui faisait face au nord de l’Abradja, puis s’y assit avec soulagement.

Sehar s’approcha à petit pas, et resta debout à ses côtés, l’épaule appuyée sur le rebord de la fenêtre. La mèche de cheveux qu’il triturait quelques instants plus tôt se retrouvait désormais à demi dans sa bouche, et il l’en chassa d’un geste absent, ses pensées tournées bien loin d’ici. Et s’il avait entendu tout ce que Ressa avait dit à Del ? Vite, il fallait que le maegis trouve un sujet de conversation avant de le lui laisser le temps de trop y réfléchir…

 — Del… je peux te demander quelque chose ?

Zut, il n’avait pas été assez rapide ! Il n’osa ni donner son assentiment ni son refus, et se contenta de fixer les collines, figé comme une statue. 

— C’est, euh… sur pourquoi tu ne pourrais pas être maître des temps, continua Sehar. Je n’ai pas vraiment compris et je n’osais pas demander devant tout le monde.

Le bref soulagement que Del ressentit fut vite chassé par une nouvelle torsion d’estomac. Ce n’était pas forcément plus simple, comme sujet !

— C’est à cause de ma cicatrice, admit-il néanmoins. Il y a d’autres raisons, mais c’est de ça dont Jin parlait…

Il regarda le paysage sous ses yeux, où rien ne bougeait assez pour distraire son attention ni celle de Sehar. Le lézard rapprocha un second tabouret pour se mettre à son niveau, et lui attrapa la main. Del le regarda, surpris et gêné, et rougit du regard doux que Sehar posait sur lui. 

— Je l’aime bien ta cicatrice, dit-il avec une simplicité déconcertante. 

Del serra sa main en retour, et les mots tombèrent de sa bouche.

— Tu veux savoir comment je l’ai eu ?

Sehar acquiesça, et Del déglutit. Peu de monde savait la vérité - beaucoup la devinait en un coup d’oeil. Et si Sehar changeait la façon dont il le voyait, après ça ? La partie raisonnable de son cerveau était plutôt convaincue que cela n’arriverait pas, que Sehar n’était pas comme toutes les personnes qui le regardaient avec dégoût ou pitié lorsqu’ils voyaient sa cicatrice, et devinaient sa signification sans qu’il n’ait rien besoin de dire.

La partie moins raisonnable, celle qui faisait trembler ses mains et suer sa nuque, craignait qu’il avait imaginé la douceur de Sehar et que le garçon l’abandonnerait aussitôt qu’il connaîtrait la vérité.

— J’ai… c’était un sortilège, commença-t-il néanmoins. Un sortilège que j’ai fais moi. Et que j’ai raté.

Del serra les lèvres. Il avait si peur. Mais c’était trop tard pour reculer, à présent. Autant y aller jusqu’au bout…

— Tu vois, chez les maegis, c’est possible de… enfin… lorsque notre corps ne correspond pas tout à fait à l’idée qu’on se fait de notre genre, d’utiliser un sortilège pour le changer. Et lorsqu’on réussit, le résultat est parfait, comme si la personne avait toujours été ainsi. Mais sinon… 

Del prit une grande inspiration, et osa jeta un coup d’oeil vers Sehar. Le lézard réfléchissait, perplexe - la main toujours dans la sienne. Ce détail suffit à l’encourager à terminer, malgré son silence.

— Si on rate le sortilège, c’est irrécupérable. Certains deviennent malades ou défigurés à vie, et puis en vrai, il y en a beaucoup qui ratent parce qu’iels étaient déjà malades avant, comme moi… Je savais que c’était dangereux, mais je ne pouvais plus tenir, il fallait que je fasse quelque chose. Alors j’ai commencé le sortilège, alors que je n’étais pas prêt, et…

Sa voix s’étrangla dans sa gorge. Il se rappela la douleur, la détresse, la peur de mourir. Il ne souhaitait pareille souffrance à personne, mais il savait qu’il n’avait été ni le premier ni le dernier à la ressentir.

— Ma propre essence magique m’a déchiré en deux. C’était atroce… C’est Lo qui m’a trouvé et m’a empêché de mourir, puis mes parents m’ont raccommodés. Le temps qu’ils finissent je n’étais plus admissible comme apprenti chevalier, et de toute façon… avec une tête pareille, ils auraient trouvé un moyen de me recaler.

Del renifla ses larmes, et la main de Sehar se resserra sur la sienne. Il sentit que l’hybride voulait parler, mais ne lui en laissa pas la possibilité. Les mots coulèrent de sa bouche, impossibles à arrêter, les mots qu’il se refusait à dire et à penser mais qui s’invitaient quand même dans son esprit lorsqu’il n’y prenait pas garde.

— Je sais que c’est vraiment nul. Que je suis vraiment nul. Et que je mérite ni Lo, ni mes parents, et encore moins toi et les autres ni même de partir à l’aventure, et que je serais jamais chevalier, et j’aurais probablement dû resté caché chez moi, mais…

— Attends, coupa Sehar. Tu es P’sar’sar aussi ?

Sarre-sarre ? répéta Del sans comprendre.

Sehar prit quelques secondes pour collecter ses pensées - et sourire, aussi. Un léger pli des lèvres qui encourageaient les pensées sombres à retourner droit dans la fosse à déchets à laquelle elles appartenaient.

— Je ne sais pas comment on le dit en aradhien, mais… en kévrien c’est comme ça qu’on appelle les enfants comme moi, qui prennent un autre genre que celui donné bébé par leurs parents et les maîtresses-couveuses, ou qui n’en prennent aucun. Mais ce n’est plus beaucoup utilisé, parce que les parents redonnent juste un autre genre quand les enfants le demandent, je pense ?

Del ne comprit pas tout - seulement que Sehar était comme lui, même si cela lui avait visiblement moins coûté. Le maegis ressentit une brève pointe de jalousie, aussitôt noyée dans une joie incommensurable.

— Tu es en train de me dire qu’on est tous les deux morrin depuis le début, et qu’on a rien capté ?

— Je pensais que tu savais pour moi, admit Sehar. Mais je crois que je l’ai juste dit à Lo la première nuit ? Quand j’ai expliqué que le pouvoir des Gardiennes ne revenaient qu’à des filles, d’habitude. Tu dormais déjà et on en a pas vraiment reparlé…

Del le regarda halluciné - et dire qu’il pensait que Sehar fuyait cette responsabilité juste parce que ce n’était pas son truc… Sa propre ignorance le fit rire, d’un rire léger impossible à retenir, un rire contagieux qui gagna très vite les yeux doux et les lèvres de Sehar. Aucun d’eux ne s’arrêta, laissant filer toute la nervosité au dehors, et Del manqua de tomber de son tabouret. Sehar le rattrapa et le tira contre lui, et ils continuèrent à rire dans les bras l’un de l’autre.

Lorsque Del réussit enfin à se calmer, il regretta encore davantage d’être enrobé dans ce fichu scaphandre. Il aurait aimé pouvoir frotter ses yeux comme il se devait, parce qu’entre l’angoisse et le rire, il était certain d’avoir les paupières bouffies. Mais ce n’était pas si important : Sehar le regardait, et Del n’avait plus tant de difficulté à croire ce qu’il savait déjà. Que Sehar ne faisait pas semblant de l’apprécier, qu’il n’imaginait pas toutes les petites choses qui lui disaient que ses sentiments étaient réciproques.

Dans ses yeux, il vit que tout ce que le kévrien disait n’était que la vérité, et la plus stricte des vérités.

— J’aime ta cicatrice. Et que tu sois morrin. Et tout le reste qui fait que tu es toi.

Del rit pour se donner une contenance, et réajusta sa position dans sa tenue qui lui paraissait brusquement bien trop serrée.

— Je déteste vraiment cette combinaison, pesta-t-il. Mais, euh… 

Le maegis baissa momentanément les yeux, par manque de courage, par peur peut-être - puis il les releva brusquement, et termina sa phrase.

— J’aime aussi tout… enfin toi. Je t’aime toi. Aussi ?

Il grimaça de sa maladresse, qui les fit rire tous les deux. Les yeux de Sehar souriaient avec une douceur infinie, et il remonta la main gantée de Del vers ses lèvres pour y déposer un baiser. Le maegis savait que les couleurs de sa cicatrice avaient perdu tout contrôle. Qui sait ce qu’il se serait passé s’il n’avait pas eu cette combinaison ? C’était peut-être mieux qu’il l’ait finalement - même s’il mourrait toujours envie de supprimer cette fichue paroi de verre qui les séparaient.

Il s’éclaircit la gorge, et fit un petit signe de tête vers la fenêtre.

— Peut-être qu’il faut qu’on, euh… surveille un peu mieux ?

Sehar acquiesça, son sourire gravé sur ses lèvres, et remit les deux tabourets en place avant de s’installer à ses cotés, sa main dans la sienne. Tournés vers la fenêtre, ils observaient les collines, mais volaient des regards l’un vers l’autre de temps à autre. Le coeur de Del se recousait, petit morceau par petit morceau, sans qu’il n’ait vraiment su avec certitude auparavant qu’il avait été fendu en deux, comme le reste.

Il en était certain, désormais : personne n’écrirait de chanson épique sur cet instant, et probablement sur aucun épisode de la vie tumultueuse du petit maegis malade qui décida un jour de partir à l’aventure. Mais cela n’avait plus aucune importance. Il était heureux, et n’aurait échangé ce moment contre un autre pour rien au monde.

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Nanouchka
Posté le 18/07/2022
Adorables !
Alors, je ne me posais pas activement la question de la cicatrice, donc tu peux encore plus tartiner avant ce chapitre je pense.
Et hyper étonnée que Del soit morrin aussi ! J'avais pas du tout vu venir.
Beaucoup ri à "Peut-être qu’il faut qu’on, euh… surveille un peu mieux ?"
AnatoleJ
Posté le 23/07/2022
Ces enfants travaillent très durs, obligés ils vont sauver le monde à ce rythme x)
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