Keneth souffla dans ses mains dans l’espoir vain de les réchauffer. Il était frigorifié, et à son plus grand malheur, le lourd manteau de cuir et de fourrure qu’il s’était procuré ne lui était pas d’un grand secours. L’air tempéré et sec de la cité de Busa ne l’avait pas préparé à la froideur pénétrante du royaume du nord. Il n’avait plus qu’à prier pour que son corps s’habitue rapidement ou que sa mission ne s’éternise pas.
Pendant qu’il parcourait la basse-ville de Lignis, il ne pouvait s’empêcher de lancer un regard mauvais à tous ceux qu’il croisait. Parmi eux, aucun n’avait l’air de craindre le froid autant que lui.
— Tsss… Vous n’avez aucun mérite, murmura-t-il pour lui-même.
Keneth savait pertinemment que l’Affinité dominante du Royaume de Piques était le Feu, et la caractéristique la plus courante de ceux qui la possédaient était une grande résistance au froid. Ce qui expliquait sans doute qu’ils se soient installés dans un endroit aussi désagréable que le nord des Cimes Éternelles, contrairement aux autres royaumes. On racontait même que certains affiliés de Feu pouvaient enflammer des objets par simple contact de leurs mains, et qu’autrefois, ils étaient capables de commander à d’immenses brasiers. En voilà un pouvoir intéressant, pensa Keneth, et dangereux aussi. De nouveau, il regarda de travers les passants qui l’approchaient. Décidément, il n’aimait pas ces gens.
À y réfléchir un peu plus, il n’aimait pas cette cité non plus. À moins que ce ne soit le royaume tout entier. Keneth regarda les bâtiments de pierre noire à l’architecture massive qui lui rappelait les catacombes et les souterrains qu’il empruntait si souvent, à l’aspect sombre et lugubre. Rien à voir avec les tours blanches et élancés de Cœur ou la finesse des constructions de Carreau. Les seules différences entre Lignis et les labyrinthes souterrains de l’Organisation étaient le nombre de personnes qui y circulait et les rayons du soleil qui pouvaient à tout moment venir éclairer la sombre cité.
Keneth pouvait s’estimer heureux de ne pas découvrir cette cité en plein cœur de l’hiver, dans le cas contraire, il serait sans doute déjà mort de froid. Le printemps ne tarderait plus désormais et la neige s’était enfin décidée à fondre, laissant place à une épaisse gadoue redoutablement glissante. Keneth pesta en essayant tant bien que mal de traverser les ruelles sans s’étaler sur le sol poisseux. La dernière chose qui pouvait lui arriver était bien de rencontrer les membres de l’Église Indicible souillé de la tête au pied.
D’ailleurs, pourquoi avait-il fallu qu’il soit choisi pour cette mission ? Lui, qui n’avait reçu aucun don des Divinités et qui se résumait donc à tout ce que détestaient les Prêtres de l’Aube. Pourquoi ne pas envoyer un de leurs fameux « élus » ? Comme si certains humains valaient mieux que d’autres à cause d’un heureux hasard de naissance.
À bien y réfléchir, la chance était le facteur clef qui avait toujours manqué à sa vie, du moins jusqu’à ce qu’il entre dans l’Organisation. Déjà tout jeune, les autres orphelins le détestaient et les adultes se contentaient de fermer les yeux. Après tout, personne n’aime les gens qui parviennent à sourire dans le malheur. Tout ce que les autres enfants voyaient, c’était de la provocation, comme s’il avait valu mieux qu’eux. Mais ils avaient tout faux, s’il souriait c’était seulement parce qu’il ne voulait pas être seul.
En grandissant, Keneth aurait dû se douter que la méthode n’était pas la bonne, mais il ne s’en rendit jamais compte. Au lieu de ça, il avait continué de sourire timidement, même dans les pires situations et lorsqu’il se faisait battre par ses camarades. Et parce que Keneth leur pardonnait, ils le détestait d’autant plus. Mais il ne leur en voulait pas, car aussi étrange que cela puisse paraître, ils étaient pour lui ce qui ressemblait le plus à une famille.
Au final, le jour où son monde s’arrêta fut quand ils se détournèrent de lui. Ils l’abandonnèrent là, seul, incapable de comprendre pourquoi. Keneth n’avait jamais été particulièrement intelligent ni beau, même s’il n’était pas désagréable à regarder, ni talentueux ou sociable. Il n’avait jamais eu l’étoffe d’un leader, mais il savait qu’il était doué pour suivre les directives qu’on lui donnait. Cela ne l’aida pas. Au début, ce fut même pire.
Et puis un jour, il entendit parler de l’Organisation, une grande famille dont très peu connaissaient l’existence et qui se voulait secrète pour se protéger des autres. Une grande famille qui se faisait confiance et qui avait un but sacré, une mission pour le bien de tous. Ce jour-là, quelque chose de nouveau arriva dans sa misérable vie, quelque chose d’inattendu, rien qu’à lui, il avait un rêve. Et alors que personne d’autre ne l’avait jamais fait, l’Organisation lui avait ouvert les bras.
Keneth se gifla mentalement. Il n’avait pas à remettre en cause les décisions de l’Organisation. Il devait se montrer fier de la confiance que lui témoignait le maître et en aucun cas, il ne devait douter de ces choix. S’il l’envoyait lui, plutôt qu’un de ces idiots chanceux, c’est qu’il était tout autant capable de s’acquitter de la tâche qu’on lui avait confiée, et peut-être même plus.
Le jeune homme repensa aux paroles de son maître « Tu sais comment sont ces fanatiques religieux, méfie-toi ». Le souvenir de ces encouragements lui mit du baume au cœur. Après tout, c’était peut-être un test de plus pour prouver son dévouement et sa loyauté. Il ne pouvait pas se permettre d’échouer.
Une résolution nouvelle brilla dans les yeux de Keneth et son pas se fit plus assuré tandis qu’il apercevait au loin son point de rendez-vous. Une église massive trônait en bordure d’une place envahie par la population locale. Il se fraya un chemin parmi la foule réunit à l’occasion d’un marché, assaillit par des odeurs de pains chaud, d’épices et de mets qui lui étaient inconnus, et par les appels des marchands qui tentaient d’attirer les passants jusqu’à eux. Il atteignit l’autre bout de la place avec soulagement et s’arrêta devant les lourdes portes de bois noir de l’église.
Lorsqu’il pénétra à l’intérieur, il fut tout de suite envahi par une sorte de malaise. Quelque chose dans cet endroit lui glaçait le sang de l’intérieur. Il pouvait presque sentir qu’il n’était pas le bienvenu ici, comme si les Divinités reconnaissaient son absence d’Affinité. Keneth se força à continuer à avancer. Il y avait peu de monde dans la nef, seules trois personnes priaient sur les imposants bancs d’ébène de l’édifice. Le silence lourd et pesant l’oppressait et le dérangeait autant que les épais vitraux rougeâtres qui assombrissaient les lieux.
Keneth inspira profondément et se reprit, il avait une mission à accomplir. Aussi discrètement qu’il le put, il traversa l’allée qui menait à l’autel érigé en l’honneur de la Divinité de la Flamme et déposa une pièce dans la coupe qui s’y trouvait. Il s’installa ensuite dans l’une des rangées et attendit, prenant bien soin de se maintenir à l’écart des autres.
Les quelques minutes qui s’écoulèrent lui semblèrent aussi longues que des heures, puis un homme vêtu de blanc se pencha sur l’autel, ramassa l’offrande et vint s’asseoir près de lui. Celui-ci joua un moment avec la pièce à l’effigie de l’Organisation, la faisant rouler entre ses doigts sans masquer sa curiosité, puis la lança à Keneth.
— Que nous vaut le plaisir de rencontrer l’Organisation en des terres si reculées ?
— Nous avons une proposition à vous faire.
— Je vous écoute.
Keneth observa l’homme de côté, méfiant. Décidément, les hommes de cet ordre ne lui inspiraient pas confiance. Il se concentra pour conserver le ton calme et neutre qu’il avait réussi à adopter et se lança.
— Si je ne m’abuse, vous êtes un membre de l’Église Indicible, mais vous n’êtes pas prêtre, du moins, pas encore.
L’homme baissa instinctivement les yeux sur sa robe, comme s’il cherchait l’absence du liserai caractéristique des prêtres sur le vêtement.
— Vous avez l’œil.
Keneth se rengorgea intérieurement. En tant qu’orphelin, il avait appris à différencier les rangs des hommes d’Église en suivant leurs allées et venues dans l’orphelinat. Même si le vêtement était aussi précieux que celui des prêtres, la ceinture qu’il portait à la taille où pendaient de lourdes clefs signifiait que celui-ci était un diacre. Un homme dont la vocation était de veiller et de servir les lieux de culte des Divinités et dont les clefs représentaient le symbole des portes de la foi et du savoir. Du moins, c’est ce qu’on lui avait raconté.
— Je suis venu voir une personne bien précise, insista Keneth, et je ne parlerais qu’en sa présence. Nous avons entendu parler d’un certain Prêtre de l’Aube et de ce qu’il essaye d’accomplir ici. Il se pourrait que nos objectifs puissent se mêler et que nous puissions l’aider à mettre sa volonté en pratique. Puis-je le rencontrer ?
— J’ai bien peur que non.
Keneth s’étrangla à moitié, surprit par ce refus.
— Et pourquoi ça ?
— Il n’est plus ici. Mais je suis tout à fait apte à écouter votre proposition.
— Au risque de me répéter, je ne parlerais qu’à lui.
Les deux hommes se toisèrent quelques secondes en silence, essayant de lire sur le visage l’un de l’autre. Il fallut un peu de temps au diacre pour comprendre que la détermination de Keneth ne faillirait pas. En réalité, ce n’était qu’une apparence, la volonté de Keneth vacillait à mesure que le temps passait et il se remémorait sans cesse les instructions de son maître pour garder son calme.
— Dans ce cas, vous allez devoir attendre. Mon supérieur ne devrait plus tarder à rentrer, il s’agit tout au plus de quelques semaines.
Le visage de Keneth se décomposa.
— Si longtemps ? Ne peut-on pas le contacter ? Je peux me rendre jusqu’à lui.
— Non. Il nous a ordonné de ne l’interrompre sous aucun prétexte durant sa mission. Si ce que vous avez à lui dire est aussi important, vous attendrez. Profitez donc de cette charmante cité en attendant, et n’hésitez pas à repasser nous voir.
L’homme d’Église le salua dans un petit cliquettement de métal comme ses clefs s’entrechoquaient, et se retira. Keneth le regarda un moment s’éloigner, grommelant à l’idée de devoir passer encore un moment dans ce royaume. Décidément, il n’avait jamais eu de chance. Il se leva sans bruit et se dépêcha de sortir retrouver la lumière du jour. L’endroit l’avait presque rendu claustrophobe et il inspira goulûment l’air extérieur, comme s’il n’avait pas respiré depuis des jours. Une odeur de pain chaud flotta jusqu’à lui, réveillant les gargouillis de son ventre. Rien ne se passait comme il l’avait prévu. Il s’approcha à contrecœur du marché, résigné à devoir passer un peu plus de temps dans cette horrible cité, et soupira. Toutes ses émotions avaient fini par lui donner faim.
Keneth croqua avidement dans la brioche qu’il venait d’acheter à un marchand qui lui avait semblé un peu plus sympathique que les autres. Peut-être était-ce parce que celui-ci lui avait permis de goûter à quelques biscuits dont, paraissait-il, était la spécialité de la région, ou parce que la nourriture le rendait moins grognon. Sans plus y faire attention, Keneth prit une autre bouchée et tenta de s’éloigner du centre de la foule.
Préoccupé par son appétit, il ne réalisa pas tout de suite que son pied venait de glisser sur l’une des flaques de neige boueuse qui maculait les rues. Les mains prises, Keneth n’esquissa pas le moindre geste pour se rattraper et un haut-le-cœur le frappa violemment quand il se sentit chuter en arrière. Mais curieusement, il ne tomba pas. Quelqu’un agrippa soudainement son bras et Keneth fit plusieurs écarts maladroits pour retrouver son équilibre. Surpris, il releva vivement la tête vers le jeune homme qui venait de le rattraper.
Les traits de son sauveur n’avaient rien d’un natif de ce royaume. Sa peau était moins pâle que la plupart des citadins, ses cheveux plus clairs, et son visage rappelait les expressions des hommes du sud. Keneth s’apprêtait à le remercier rapidement quand ses yeux s’arrêtèrent sur la tenue du jeune homme. Là encore, il reconnut tout de suite les vêtements de cuir sombre dissimulés sous l’épais manteau qui le protégeait du froid.
— Est-ce que vous allez bien ?
Keneth se retourna vers le son de la voix. Une jeune fille, presque une femme, le regardait avec une sollicitude inquiète et un sourire rassurant. Cette fois, il ne s’attarda pas sur la tenue similaire à celle de son compagnon, mais sur ses longs cheveux brun-roux et ses yeux bleu sombre. Il connaissait ce visage. Sous leur regard perplexe, Keneth se dégagea brusquement et s’enfuit à travers la foule, bousculant sans ménagement les personnes qui se trouvaient sur son passage. Il fallait qu’il s’éloigne au plus vite de ces deux-là. Dans sa précipitation, il laissa même échapper sa brioche, qui roula sur le sol maculé de boue.
Le cœur battant à tout rompre, Keneth prit soin de mettre un maximum de distance possible entre eux et lui, et ne s’arrêta que quand il fût certain qu’ils ne l’avaient pas suivit. Pourquoi s’était-il enfui ? Pendant qu’il reprenait son souffle, il se donna un coup de poing dans la cuisse, contrarié de sa bêtise. Son visage leur était inconnu, alors pourquoi se seraient-ils lancés à sa poursuite ? Réagir de la sorte ne faisait qu’attirer l’attention sur lui.
Keneth se maudit intérieurement d’avoir bêtement paniqué. Mais comment pouvait-il prévoir une telle rencontre ? Il rumina un moment, jusqu’à une pensée traverse son esprit. Finalement, la chance commençait peut-être enfin à lui sourire. Il reprit sa route et se mit à réfléchir à toute allure. Keneth n’avait plus de temps à perdre, il devait impérativement contacter l’Organisation au plus vite. Un large sourire illumina son visage, il avait retrouvé la Princesse de Carreau.