Chapitre 51 - Elian - Missions

Elian traversa Irin mais ne s’y arrêta pas, se rendant directement au chemin. Il n’avait guère avancé. Elian s’y attendait et s’en fichait. En revanche, les terres soignées contenaient une vie foisonnante, un vrai délice pour l’âme et le cœur.

Dès qu’elle fut sur place, elle partit trouver Ceïlan.

- Que la lune et le soleil guident tes pas, ma reine.

- Que la lune et le soleil guident tes pas, Ceïlan, répondit poliment Elian.

- Tu n’as pas l’air bien… du tout… Tu veux… un moment intime ?

- Après, annonça Elian. D’abord, je veux que tu transmettes mes volontés à ton équipe. Ensuite, tu me rejoindras.

- Comme tu veux, ma reine.

- J’ai besoin d’un endroit au sol, assez grand pour contenir dix personnes, avec au centre une table sur laquelle on peut écrire – de l’argile par exemple, ou du sable mouillé, peu m’importe. Enfin, j’ai besoin que cet endroit soit discret et isolé phoniquement.

Ceïlan attendit un instant, avant de comprendre que la reine avait terminé.

- Bien sûr, ma reine.

Il disparut transmettre les consignes. Elian se tourna vers Dolandar et lui tendit un parchemin. Elle avait demandé une pause lors du retour et s’était écartée pour rédiger quelques mots rapides. Dolandar ne cacha pas sa surprise d’être le destinataire du message. Il le déplia et le lut, avant de plisser les yeux.

- Cela m’oblige à te laisser seule.

- En effet. Saelim se chargera de ma protection en attendant que tu aies terminé ta mission.

Dolandar relut le message avant de lever les yeux sur Elian.

- Je te remercie de la confiance que tu me portes.

Elian sourit rapidement, un rayon de soleil dans des lunes de morosité. Ceïlan revint.

- Cela prendra…

- Peu m’importe, le coupa Elian. Je veux juste être prévenue quand c’est prêt.

Ceïlan hocha la tête. Elian s’approcha de lui et un sourire de l’herboriste accompagna cette traversée de sa bulle d’intimité.

 

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- Ça ne va vraiment pas, toi, hein !

Elian en redemandait, encore, et encore, pleurait beaucoup, s’accrochait à son amant, tremblait. Ceïlan avait beau la connaître sur le bout de doigts, il peinait à la satisfaire.

- La prochaine fois, je t’accompagne, continua Ceïlan. Tu as clairement besoin de soutien. T’a-t-il fait du mal ?

- Physiquement, non, murmura Elian.

- Dolandar n’est plus là ! s’exclama soudain Ceïlan.

- Saelim l’a remplacé, fit remarquer Elian en désignant l’elfe noir adossé à un arbre proche. Dolandar est en mission.

- Comment Saelim a-t-il pu savoir qu’il devait venir ?

- Parce que la première partie de la mission amenait Dolandar à rencontrer Saelim.

- Ah bon… Tu… ne veux pas m’en dire plus.

- Non, en effet, annonça Elian froidement.

Ceïlan plissa des yeux.

- Je t’aime, dit Elian utilisant ces mots très récents en lambë.

- Je t’aime, répondit Ceïlan. Encore ?

- Si cinq fois n’ont pas suffi, dix ou cent n’y changeront rien, je le crains.

- Tu veux changer de partenaire ? proposa Ceïlan.

Elian secoua négativement la tête.

- Retourne chanter. Le chemin a besoin de toi, maître herboriste.

Ceïlan fit la moue.

- Tu es sûre que tu peux te passer de ma présence ?

Elian plongea son regard dans la vague. Il y a bien longtemps, une blessure au métal noir l’avait plongée dans un état maladif permanent. La guérison avait nécessité de frôler la mort. Cette blessure mentale demanderait bien davantage pour disparaître.

Ceïlan s’éloigna, laissant Elian sous la surveillance de Saelim. La reine se promena sur le chemin, répondant aux questions, discutant volontiers avec tout le monde, encourageant les ouvriers elfes noirs, entendant avec plaisir les ingénieurs expliquer leur dernière création.

- Un seul plan, c’est peu, mais c’est mieux que rien, dit Faril. Nous l’exploitons au maximum.

- Vous en aurez davantage les prochaines fois, promit Elian.

- J’avais plutôt compris que ce serait le seul, répliqua Faril.

Elian fronça les sourcils avant de s’éloigner sans un mot de plus.

 

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- J’ai une mission à vous confier, annonça Elian dans la cachette.

Les sept elfes se regardèrent, un peu surpris.

- Le contenu de cette réunion devra à tout prix rester secret. Rien ne devra s’ébruiter. C’est clair ?

Les sept elfes et Dolandar hochèrent la tête. Elian se saisit d’un petit os et commença à dessiner dans le sable mouillé.

- Je suis très nulle en dessin alors le résultat va être pitoyable. J’espère juste ne pas trop me tromper. Je fais ça de mémoire…

Nul ne la critiqua. Les huit elfes observèrent ses gestes en se lançant des regards interrogateurs.

- C’est une poire ? proposa Felmey.

Elian soupira. Ce n’était pas si mal mais tellement éloigné de la réalité ! Elle dessina une rose des sables en indiquant le nord.

- C’est une carte ? s’étrangla Beïlan.

- La carte de quoi ? interrogea Theorlingas.

Elian désigna un gros rond en haut à droite.

- Ça, c’est le lac Lynia.

Sa main partit vers l’ouest.

- Le fleuve Vehtë.

Sa main retourna au Lac Lynia pour descendre plein sud.

- Le fleuve Ruvuma, menant au lac empoisonné.

Enfin, elle plaça un minuscule petit point, juste sous le lac Lynia puis annonça :

- Dalak.

Elle se tut, laissant chacun comprendre l’implication du dessin.

- Nous ne pourrons jamais soigner une telle immensité ! pleura Balinder, un des elfes des bois présents.

- D’où l’importance que ceci reste secret. Il est hors de question de miner le moral de tout le monde.

- Il faudra bien leur dire à un moment ou à un autre ! gronda Beïlan.

- Je n’ai jamais dit le contraire mais si votre mission est une réussite, ce que j’espère, le moral sera tellement regonflé que cela n’aura plus aucune importance.

Les visages moroses retrouvèrent un peu d’espoir.

- Je tiens à être claire et je pense que je vais souvent le répéter : je ne veux perdre aucun de vous dans cette mission. Chaque perte serait catastrophique. La mission sera très difficile et je crains que l’objectif ne soit pas atteint. J’ai peur d’en demander un peu trop.

- J’ai l’habitude des missions impossibles, maugréa Theorlingas.

- Il est hors de question d’échouer.

- Elle réussira puisque je suis là, indiqua Beïlan avec suffisance.

- Je l’espère bien, indiqua Elian. Voici votre mission : vous rendre sur la côte océanique, y rencontrer des orcs et les ramener.

Un silence lourd suivit cette déclaration. Chacun répétait les mots dans sa tête sans trop y croire.

- Theorlingas est le seul à avoir jamais vu ces créatures, avec ses yeux et son cœur de nilmocelva. Il vous sera d’une aide précieuse lorsqu’il s’agira de les convaincre de vous suivre.

L’assemblée n’étant pas encore sortie de sa torpeur, Elian continua :

- Morol est le seul elfe noir nilmocelva pouvant parler à un animal non marin. Les orcs ne vivant pas dans l’eau, il m’a semblé utile qu’il vous accompagne.

Morol hocha la tête.

- Vous ne devriez pas rencontrer d’adversaires lors de ce voyage. Cependant, Aar-Meth et Kil’p sont respectivement le deuxième et le troisième meilleur Tewagi. Leur force et leur sang-froid vous seront précieux lors des moments de fatigue car je rappelle qu’aucune pause n’est permise sur les terres sombres. Ils seront votre soutien, votre bâton de marche, la petite voix vous poussant à avancer lorsque votre corps réclamera un arrêt.

- Un coup pied au cul, oui ! s’exclama Aar-Meth.

- C’est exactement ça, confirma Elian satisfaite de la réaction du Tewagi.

- Felmey et Balinder sont loyaux, fidèles et dévoués. Ils sont les premiers à avoir accepté d’aider les ouvriers elfes noirs. De ce fait, ils connaissent bien les terres sombres pour y avoir passé de nombreuses journées à creuser. Ils seront essentiels à cette mission car ils porteront la réserve de wiha, votre seul soutien lors de cette longue et pénible marche.

Felmey et Balinder se regardèrent. Des mules, voilà ce qu’ils étaient.

- Le wiha devra être rationné, d’autant plus qu’une partie sera pour les orcs.

- Donner du wiha aux orcs ? s’étrangla Morol.

- Connais-tu meilleur moyen de les encourager à vous suivre dans une traversée aussi incertaine ? répliqua Elian.

Morol se renfrogna.

- Ceci dit, Morol a raison. Donner du wiha aux orcs n’est peut-être pas une bonne chose. Je ne suis pas experte. Le moment venu, il faudra écouter les experts – à savoir Theorlingas, Morol et Beïlan – afin de déterminer la meilleure approche.

- Beïlan est présent en temps que nilmocelva ? interrogea Theorlingas.

- Beïlan est le chef du groupe. S’il y a désaccord, sa décision primera. Il commande. Vous exécutez.

Elian ne l’avait pas choisi au hasard. Certes, son côté nilmocelva faisait de lui un atout inestimable, mais sa double identité permettrait la cohésion du groupe.

- Je te remercie de ta confiance, annonça gravement Beïlan qui semblait totalement surpris.

- Vous partirez lorsque Beïlan le décidera. Si vous avez besoin de passer du temps ensemble avant le départ, je comprendrai. Je ne vous oblige à aucune date. Vous pouvez prendre le temps de vous entraîner à parcourir les terres sombres. Si vous partez dans cinq ans, hé bien qu’il en soit ainsi. Je veux juste être prévenue lorsque ça sera le cas.

Chacun hocha gravement la tête.

- Prenez le matériel nécessaire sans trop vous charger. Réfléchissez avec soin à la quantité de wiha à emmener. J’espère ma carte à peu près correspondre à la réalité…

- Où as-tu eu accès à une telle information ? interrogea Beïlan. Qui a pu réaliser la carte des terres sombres ?

- Narhem Ibn Saïd, annonça Elian. Il m’a également précisé que les tribus orcs avaient toutes été massacrées sous les remparts de Falathon.

- S’il n’y a plus d’orcs là-bas, qu’allons-nous chercher ? interrogea Morol.

- Narhem n’est jamais allé vérifier et je doute que l’intégralité des orcs soient partis au combat. Je suis sûre qu’il en reste. Ramenez-les. Sauvez-les.

Morol hocha la tête.

- N’hésitez pas à me poser toutes les questions qui vous passeraient par la tête. Le moindre ressentiment grandira en montagne voir en volcan après des lunes sur les terres sombres. Mieux vaut tout régler avant. Theorlingas ? Beïlan ? Rien à me demander ?

- Non, pourquoi ? demanda Theorlingas tandis que Beïlan affichait un air neutre.

- Parce que je vous envoie quasiment à la mort mais Saelim ne fait pas partie du groupe. Vous pourriez être jaloux ou m’en vouloir.

- Je ne suis pas jaloux, annonça Beïlan et Elian sourit.

Son demi-frère n’avait en effet jamais montré le moindre problème à partager Elian avec ses autres partenaires. Il s’en moquait éperdument.

- Je n’y avais pas songé, admit Theorlingas.

- Pourquoi n’avons-nous pas le droit d’être soutenus, encouragés et protégés par le meilleur Tewagi ? interrogea Beïlan sans la moindre jalousie ni critique dans le ton.

Il voulait juste savoir, par curiosité, mais aussi un peu pour soutenir Theorlingas qu’il sentait en difficulté.

- Parce qu’il a une autre mission. Une mission… personnelle… Je… pense que cette traversée vous prendra plus d’une année.

L’assemblée perdit tout sourire.

- Je pense aussi, confirma Beïlan sans ciller. Et alors ?

- Alors dans ce laps de temps, je vais devoir retourner à Tur-Anion et il est hors de question que Ceïlan m’accompagne. Sa présence est essentielle ici, au chemin. Nous ne pouvons pas nous priver du meilleur herboriste. Theorlingas doit participer à cette mission de part sa connaissance intime des orcs. Je pense réellement que Beïlan est le plus à même de diriger cette mission. Il ne me reste que Saelim…

- Ta mission est bien plus prioritaire que la nôtre, annonça Beïlan. Permettre que Narhem ne regarde pas par là est bien plus important qu’une poignée d’orcs. Garde Saelim près de toi, Majesté, et puisse-t-il te permettre de mieux vivre cette atroce proximité avec le démon. Aar-Meth et Kil’p seront à la hauteur.

Le soutien de son frère aîné gonfla le cœur d’Elian.

- Essayez d’en ramener un peu plus qu’une poignée, murmura Elian.

- Nous ferons de notre mieux, assura Beïlan.

Elian le fixa et lui envoya tout son soutien. Puis, elle quitta la cachette, laissant les sept elfes faire connaissance et déterminer leur plan d’action.

- Maintenant, Saelim…

- Besoin de tendresse ? souffla Dolandar.

- Non, mission suivante…

- Tu es gonflée à bloc ! lança Dolandar. Je suis tellement fière de toi.

Elian grimaça. Plus elle s’occupait et moins elle ruminait. Elle retrouva Saelim qui l’attendait comme demandé non loin de là. Il s’avança pour percer la bulle mais un geste de la tête de la reine l’en dissuada. Il garda ses distances, plus curieux que gêné de s’être fait repousser.

- Narhem semble apprécier de passer ses nuits à m’observer, commença Elian.

- Tu es belle, confirma Saelim sans sourire.

Une simple affirmation, pas même un compliment, une vérité, simple, exprimée sans honte ni retenue, phrase totalement elfique.

- Concentré sur moi, il pourrait bien ne pas se rendre compte d’une présence secondaire discrète dans son sanctuaire.

- Quelle prise de risque ! s’exclama Dolandar.

- Je veux que tu me désignes des elfes, peu importe leur couleur de peau. Prends le temps d’observer tout le monde et trouve moi une dizaine de candidats : je veux des elfes discrets que l’idée de voler ne rebute pas.

Elian observa Saelim. Il n’avait pas compris. Elle continua :

- Je choisirai quelques apprentis parmi la dizaine de volontaires et je leur enseignerai l’art du cambriolage. Ils apprendront à utiliser des parchemins et de l’encre. Ça tombe bien, Narhem nous a fourni le nécessaire.

- Tu veux qu’ils volent les documents eux-mêmes et les recopient pendant que tu occupes Narhem ?

- C’est ça. Ils entrent en toute discrétion, recopient toute la nuit….

- Sur place ? s’étrangla Saelim.

- Bien sûr ! Cela ira beaucoup plus vite ! Ils ressortent largement avant l’aube afin d’éviter d’être repérés et repartent immédiatement pour Dalak. Ni vu, ni connu…

Saelim considéra la proposition.

- Si Narhem s’en rend compte, il va te… commença Dolandar sans oser finir sa phrase.

- Je prendrai le temps de les former et ne prendrai que ceux que je considère comme prêt. Si cela doit prendre dix ans, qu’il en soit ainsi.

- Tu copies Narhem, comprit Dolandar.

- Il travaille au très long terme. Faisons de même.

- Ça ne fonctionnera pas, prévint Saelim.

- Pourquoi ? interrogea Elian, désireuse de connaître l’avis du maître Tewagi sur ce point.

- Tu passes tes nuits là-bas à lire, c’est ça ?

Elian acquiesça.

- Et lui, il te regarde, c’est tout ?

Elian acquiesça de nouveau.

- L’endroit doit être totalement silencieux. Le moindre son sera amplifié. Même le meilleur…

- Il faut du bruit, comprit Elian. Très bien. Il y en aura.

Saelim et Dolandar plissèrent les yeux mais Elian ne leur expliqua rien.

Un seul fut prêt l’année suivante. Au retour de sa première nuit en compagnie de Narhem, Saelim la rejoignit afin de lui permettre de se détendre mais elle le retint :

- Ça donne quoi ? Il a réussi ?

- Cinq documents en une soirée. C’est une réussite totale, le rassura Saelim. Par contre, tu es certaine de vouloir faire ça ?

- Elle fait quoi ? gronda Dolandar.

- Ce que tu lui offres est inestimable, souffla Saelim d’une voix triste et Elian baissa les yeux, le ventre noué, les larmes aux yeux.

- Elle fait quoi ? répéta Dolandar plus fort, carrément énervé.

- Elle chante, indiqua Saelim, et sa voix couvre largement les bruits du voleur.

- Tu chantes… pour Narhem ? s’étrangla Dolandar.

- Je chante pour faire diversion, répliqua Elian. Il est fasciné et n’en devient que plus aveugle à ce qui se trame dans son dos. Tant mieux si je l’endors.

- Cela te blesse… profondément, fit remarquer à juste titre Saelim.

Jamais aucun humain n’avait eu droit à un récital elfique personnel d’une femme.

- Comment a-t-il réagi ? interrogea Dolandar.

- Il a souri et s’est mis à recopier.

- Recopier ? répéta Dolandar.

- Tous les livres dans la rotonde sont de sa main, indiqua Elian. Il n’en est pas l’auteur, juste le scribe. Quand il trouve un ouvrage intéressant, il le copie et en prend soin par la suite.

- Tu as passé la nuit à lire en chantant et lui à écrire, comprit Dolandar.

- Tandis que nous dérobons ses connaissances sous son nez, termina Saelim en souriant.

Il offrit à Elian le soutien dont elle avait besoin et le stratagème reprit chaque nuit. Au final, quinze plans furent rapportés à Adesis. Une réussite totale.

Elian occupait ses journées en entraînant les cambrioleurs et à scruter l’horizon, tremblant à l’idée d’avoir envoyé sept des siens à la mort.

Une année entière s’était écoulée depuis leur départ et Elian retenait difficilement ses larmes. Elle avait pris le temps de regarder de nouveau la carte de Narhem. La sienne n’était pas si mal en comparaison. Elle avait plutôt bien respecté les proportions. Les orcs étaient-ils si difficiles à trouver… ou bien refusaient-ils de les suivre ? Le groupe était-il mort avant même d’avoir atteint l’océan ?

- Ils vont revenir, promit Dolandar.

- Ou pas, répliqua Elian.

 

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- Retarde ta venue à Tur-Anion de quelques lunes ! lança Dolandar l’année suivante.

Toujours pas de trace des sept missionnés. Le moral d’Elian était au plus bas.

- Et risquer qu’il vienne me chercher, inquiet de mon absence ? Certainement pas ! s’exclama Elian.

Lorsque Narhem vit Elian se présenter devant lui, le ventre alourdi par sa grossesse, il ne fit d’abord aucune remarque, attendant le début du tournoi pour le faire.

- Plus qu’un et tu seras au même niveau que ta mère.

Cette fois, elle ne tomba pas dans le panneau et ne répondit rien, laissant Narhem avec ses suppositions hasardeuses. Après Lorendel, Elian avait en effet mis au monde Yarayé, maintenant adolescente charmeuse et séductrice puis Jamil, enfant sage et discret, solitaire et timide. Avaient suivi Amiraïl, elfe noir sans aucun doute fils de Saelim, batailleur et plein de vie et Thaluin, sa seconde fille, dont la naissance avait entraîné une fête seulement interrompue par l’attaque de Narhem sur Irin. Nul ne se plaignait de la fécondité d’Elian. Elle avait prouvé être capable de tenir son rôle de reine tout en offrant des enfants à la communauté.

Elian s’était beaucoup occupée de Yarayé, un peu moins de Jamil qu’elle avait confié aux nourriciers, puis s’était énormément occupée d’Amiraïl, désireuse qu’il accepte sa double identité. Amiraïl semblait admirablement bien s’en sortir, d’autant plus facile pour le petit garçon en ces temps d’amitié entre les deux communautés elfiques. Thaluin se trouvait auprès des nourriciers mais Elian s’en occupait toujours beaucoup, ne se lassant pas de ses merveilleux sourires.

- Un enfant toutes les deux générations humaines, c’est dans la norme ? insista Narhem, désireux d’obtenir des informations qu’Elian n’avait aucune envie de lui fournir.

- Non, répondit Elian qui ne comptait pas en dire davantage.

Elian procréait bien davantage que les elfes d’Irin mais pas plus que celles de Dalak. Elle n’en comprenait pas encore bien la raison. Elle cherchait toujours l’insaisissable solution. Si les enfants d’Irin n’augmentaient guère, ceux de Dalak, en revanche, le faisaient grâce à une meilleure nutrition. Les femmes, sortant désormais régulièrement, s’offraient souvent, au plus grand plaisir de tous. En revanche, elles refusaient de traverser les terres sombres, restant isolées loin du miracle en cours à l’est.

Narhem ignorait tout de ce formidable accomplissement et Elian espérait bien que cela resterait ainsi. Plus il croyait les elfes faibles et moins il se méfierait.

- Le peuple n’est pas trop véhément à ton égard ? Une reine aussi peu féconde et sous le règne de qui Irin est devenue vassale de Falathon doit avoir du mal à fédérer…

- Irin était déjà vassale de Falathon avant. Ces arbres ne nous ont jamais appartenu.

- Vous ne payiez pas pour alors c’est tout comme…

Elian n’était pas d’accord. Elle avait eu le temps d’y réfléchir et en avait conclu que si Ariane avait menti, ça n’était pas sur le lien entre la présence des elfes et la protection de Falathon contre les terres sombres, mais sur la cause de cette barrière. Certes, aucun magicien n’ensorcelait les bois mais les elfes, en chantant pour le lyma au lac Lynia, lui avait permis de s’étendre, de devenir plus fort, assez pour enchanter les eaux des fleuves Ruvuma et Vehtë, protégeant toute la zone.

- Je fais ce que je peux avec ce qu’Ariane m’a laissé et je pense le faire bien.

Narhem la transperça des yeux. Elle venait de réussir, pour la première fois, à ne pas se laisser embarquer par Narhem. Elle venait de lui tenir tête, sans se laisser submerger par ses émotions. Il sourit avant de se concentrer sur le tournoi en cours.

Elian grimaça. Plus sa valeur augmentait et plus il appréciait. Elian respira profondément et profita de sa victoire sans se laisser embarquer dans des pensées négatives.

De tout le séjour, Narhem ne reçut aucune information malgré plusieurs tentatives. Elian rentra satisfaite au chemin. Une cinquantaine de documents humains avaient été copiés, permettant aux ingénieurs elfiques de monter encore en compétence. Chaque amélioration offrait un peu de répit aux ouvriers mais la guérison des terres sombres restait beaucoup trop lente. À ce rythme, un millénaire ne suffirait pas à rallier Dalak et l’éternité pour le continent tout entier.

- Un moment intime, Majesté ? dit une voix masculine dans son dos.

- Théo ? s’exclama Elian avant de lui sauter dans les bras.

Il était souriant et semblait en pleine forme.

- Tu es là. Tu es vivant…

- Nous sommes tous vivants, lança une autre voix.

- Beïlan, souffla Elian en caressant tendrement son demi-frère qu’elle embrassa, sans lâcher Theorlingas pour autant.

Elle s’écarta ensuite de ses amants pour devenir insensible et demander fermement :

- Compte-rendu de la mission ?

- Deux cents orcs sur place.

- Deux cents ? répéta Elian ahurie.

- Narhem leur a appris à construire des pontons sur l’océan. Là-bas, les terres sombres n’agissent pas. Nous avons pu méditer et reprendre des forces. Nous avons préféré prendre le temps de nous remettre avant de revenir. Désolé de t’avoir fait peur…

- Vous êtes tout pardonné, assura Elian en souriant pleinement.

- Majesté ! C’est incroyable ! s’exclama une voix.

Pap’el, le contremaître, courait vers elle.

- Je ne suis pas ta reine, gronda Elian.

Le contremaître, habitué à la réplique, ne releva pas.

- La tranchée en cours ! s’écria Pap’el. Elle aurait dû nous prendre toute une lune. Ils l’ont finie… En un claquement de doigts !

Elian conserva son sourire. L’espoir renaissant en chacun.

- Tu vas pouvoir enfin dévoiler la taille réelle du continent, dit Beïlan.

- Laissons le temps au temps, calma Elian.

Une lune suffit à rallier Dalak. Le lien permit d’apporter la vie dans le lieu jusque-là seulement rempli de maïs et de canards. Le premier marcassin tué et rôti fut avalé par Kry’yl, sortie des palais de coton pour le réclamer au cuisinier qui le lui donna, les yeux baissés, les mains tremblantes.

Après avoir dégusté son morceau de viande, Kry’yl ne rentra pas aux palais. Elle s’éloigna vers les zones soignées où la nature poussait lentement sous les chants de Theorlingas dont elle réclama la présence. Les elfes présents l’entendirent refuser poliment la proposition de rapprochement de l’elfe noire. En effet, de nouveau en symbiose avec Elian afin de la soulager de sa dépression, il ne baisait plus. Kry’yl le prit très bien, s’inquiétant pour le nilmocelva, auprès de qui elle resta pour discuter. Elian apprit qu’ils échangeaient souvent. Elle fut heureuse pour son amant qu’il ait pu trouver une oreille attentive.

Elian reçut un peu plus tard le rapport du maître tailleur et du maître teinturier : Kry’yl était venue les voir, mettant leurs talents à rude épreuve tant ses demandes dérogeaient aux habitudes. Elian, curieuse, avait fait en sorte de croiser l’elfe noire de manière totalement hasardeuse, bien évidemment.

Dire que ses atours détonaient ne reflétait que peu la réalité. Kry’yl avait choisi comme couleur le rouge, ses peintures corporelles se fondant avec celles de ses habits, qui ne couvraient pas intégralement son corps comme cela était le cas des autres elfes. Ses mains et ses avant-bras étaient gantés. Ses bras nus portaient la badine. Ses seins étaient cachés par un laçage élégant laissant son ventre et une bonne partie de son dos nus. Le bas, très moulant, ne laissait aucune place à l’imagination.

Plus tard, d’autres femmes rejoignirent les bois, d’abord discrètement puis de plus en plus souvent. Elles demandèrent le même genre vestimentaire, amenant les elfes des bois à les surnommer les « coquelicots », mot gentil et amical. Aucun incident ne fut rapporté à Elian. Les rencontres semblaient se passer à merveilles.

Les herboristes chantaient sans relâche. Tout le contenu d’Irin devait être déplacé à Adesis, les terres soignées. La canopée devait permettre d’accueillir quelques milliers d’elfes des bois. Comme si cela ne suffisait pas à leur peine, les herboristes demandaient aux arbres de créer des maisons au sol pour les elfes noirs, très peu friands de hauteur. À la surprise générale, de nombreux elfes noirs se trouvèrent capables de discuter avec les plantes, permettant d’alléger le travail des herboristes une fois formés.

Tandis que l’espoir renaissait dans tous les cœurs, Elian perdait le goût à la vie. Chaque visite à Tur-Anion l’enfouissait dans la souffrance, la rendant plus lointaine et distante. Ceïlan peinait à la faire revenir. La symbiose avec Theorlingas lui permettait de tenir son rôle sans lui retirer complètement son immense détresse psychologique. Chaque visite augmentait le temps de récupération. Chanter lui rappelait trop ses nuits proche de Narhem. Elle n’en était plus capable. Elian sombrait doucement tandis qu’Adesis grandissait, fleurissait, s’épanouissait, se remplissait de vie et de rires d’enfants.

 

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- Un message pour toi, annonça Felmey en tendant un parchemin au sceau de Falathon à Elian.

Depuis quand Narhem s’embêtait-il à lui envoyer des messages ? Elle venait le voir tous les ans, de toute façon. Qu’est-ce qui pouvait justifier un tel déploiement d’énergie ?

Elian attrapa l’objet, remercia Felmey, descella le parchemin puis le déroula, lisant au fur et à mesure. Il était clair que Narhem n’avait pas écrit lui-même ce papier. Un scribe s’en était chargé. Le royaume de Falathon informait officiellement la reine d’Irin de la mort de la reine Amanda Thorolf, assassinée par Charles Moïland.

- Oh le con ! s’exclama Elian. Il l’a fait, cet abruti ! J’avais dit ça pour me débarrasser d’eux, pas pour qu’il le fasse !

- Il t’a pris au pied de la lettre, confirma Dolandar qui lisait par dessus son épaule.

« Charles Moïland le régicide a été décapité », lut Elian, « après avoir assisté au mariage de Narhem Ibn Saïd et de Katherine Eldwen de Baladon ».

Elian s’arrêta, abasourdie.

- Il a épousé sa maîtresse, souffla Dolandar.

- Elle est de sang royal. Charles est mort… pour rien. Amanda est morte… pour rien. Moïland a juste offert à Narhem la possibilité de vivre ouvertement avec la femme qu’il aime.

- Et lorsque que Katherine mourra, comment fera-t-il ? interrogea Dolandar.

- Il lui suffira d’épouser la fille de Katherine.

- Sa fille ?

- Qu’elle a eu avec le duc Salind. Quand il proposera à cette cadette de monter sur le trône, bien sûr qu’elle acceptera. S’il suffit qu’il épouse une femme de sang royal alors il n’en manquera jamais. Combien de temps cela prendra-t-il avant que cette coutume, désormais inutile, disparaisse, le libérant totalement ?

- Pourquoi prend-il la peine de t’envoyer ce message, en dehors de se vanter de sa réussite, je veux dire ? demanda Dolandar.

- Afin que je ne commette pas d’impair lors de ma prochaine venue, comprit Elian. Katherine est désormais de rang égal au mien.

- Ça ne semble pas te déranger.

- Non, pourquoi ? Elle est la fille de Brian Eldwen et Yillane de Baladon. Sa place sur le trône est surprenante en temps que cadette mais pas totalement hors de propos. C’est plutôt la nouvelle victoire de Narhem qui m’ennuie. Plus personne n’osera s’en prendre à lui désormais.

- Seuls des fous s’opposaient à lui… une faible minorité sans influence. Ça ne changera pas grand-chose, rétorqua Dolandar et Elian ne put que lui donner raison.

Le message était signé officiellement d’un sceau, d’une signature et d’une date. En dessous, un paraphe clairement de la main de Narhem indiquait « Merci Elian ». Elian froissa le document en serrant les poings.

- Charles lui a sûrement dit que l’idée venait de toi.

- Je ne voulais pas qu’il le fasse ! s’écria Elian. C’était une idée à la con juste pour m’en débarrasser. À aucun moment je n’ai imaginé que cet abruti le ferait !

- Je sais, la rassura Dolandar. Calme-toi.

- J’en ai marre de perdre… encore… et toujours. Comment fait-il pour sans cesse gagner ? Ce n’est pas possible…

La dépression d’Elian s’accentua. Une nouvelle parcelle soignée, extirpée aux terres sombres, ne la réjouissait plus. Elle ne baisait presque jamais. Elle ne dansait pas, ne chantait pas. Elle semblait au bord des larmes en permanence.

- Majesté ? Une humaine a été trouvée sur la rive sud du lac Lynia, annonça Lyom.

- Elle a traversé le fleuve Vehtë, comprit Elian.

La chose était inédite. Aucun falathen ne devait jamais s’approcher de trop près et risquer de dévoiler le pot aux roses. Si Narhem l’apprenait, il augmenterait considérablement ses demandes et risquerait de venir réclamer ces terres. Les elfes n’étaient pas prêts à le recevoir.

- Elle te cherche, apparemment.

- Moi ? s’étrangla Elian.

Lyom hocha la tête.

- Nous l’avons amenée, indiqua Lyom en dévoilant une femme richement vêtue, les yeux barrés d’un bandeau élastique qui avait depuis longtemps quitté les palais de coton, offrant énormément de pistes de réflexion aux ingénieurs.

- Althaïs, reconnut Elian.

- Elian ? Je t’ai trouvée ! s’exclama Althaïs en lambë.

Le soulagement transparaissait.

- Irin est vide, pleura-t-elle.

Elian grimaça. Althaïs était l’une des rares humaines à pouvoir trouver la ville et constater son silence.

- Je te demande l’asile. Je t’en supplie ! Amanda est morte, assassinée pour des jeux de pouvoir stupides, par un abruti qui n’a fait qu’offrir plus de joie à ce salopard qui s’est joué de nous.

Elian garda le silence. Tous les elfes se taisaient.

- Rouk est à Eoxit. Il avait fait un pacte avec le démon depuis… avant que je le rencontre.

- Katherine avait essayé de te prévenir. Tu as choisi, comme d’habitude, de l’ignorer, de la mépriser, gronda Elian.

- Je ne…

- Tu t’es toujours considérée comme supérieure à elle du fait de ta primauté de naissance. Tu étais vouée à être reine et elle, rien. J’ai tenté de t’enseigner l’écoute, l’humilité, le partage. À deux, vous auriez pu transformer Falathon. Au lieu de cela, tu l’as repoussée et elle est allée chercher la reconnaissance ailleurs. Récolte ce que tu as semé.

- Ma petite fille est morte, gémit Althaïs en tombant à genoux.

Elian fut touchée en plein cœur. Dolandar frémit. Il avait sûrement senti la faiblesse de sa reine et avait peur qu’elle ne réagisse mal.

- Les elfes ne t’accueilleront pas, annonça Elian et Dolandar hocha la tête de contentement.

Ses épaules se détendirent et il écouta la suite beaucoup plus sereinement.

- Elian, je t’en supplie, pleura Althaïs. Il n’y a plus rien pour moi à Falathon. Il est hors de question que je me rende à Eoxit. Irin est mon seul refuge.

- Tu as toujours détesté Irin, rappela Elian.

- Elian, je t’en prie, murmura Althaïs.

- Vous fournirez à cette humaine une épée, une dague, une chemise elfique sur mesure et une gourde de wiha, ordonna Elian à l’assemblée. Ensuite, vous lui ferez traverser le lac Lynia jusqu’à sa rive est.

Elle se tourna ensuite vers Althaïs et continua son discours en ruyem :

- En Trolie, la reconnaissance s’acquière par le combat. C’est un endroit parfait pour toi. Puisses-tu y trouver le bonheur, Althaïs.

- Mon bras n’est plus ce qu’il était, maugréa l’ancienne reine en secouant la tête.

- Goûte au contenu de ta gourde, indiqua mystérieusement Elian avant de demander d’un geste qu’Althaïs soit éloignée.

- C’est très juste et extrêmement gentil de ta part, annonça Dolandar.

Elian garda un visage grave.

- Je viens d’envoyer au loin ma filleule, la nièce de ma meilleure amie.

- Elle est encore jeune… surtout avec une gourde entière de wiha, répliqua Dolandar. Elle peut encore vivre une vie pleine et heureuse.

Elian hocha la tête. C’était tout ce qu’elle lui souhaitait.

 

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Combien de tournois ? Combien de solstices passés à n’être qu’une marionnette aux mains du démon ? Elian ne les comptait plus. Ses relations avec Katherine étaient cordiales et polies tandis que la reine vieillissait doucement. La vie devenait routinière. Elian détestait cela. Elle ne voulait pas d’une répétition éternelle. Elle voulait y mettre un terme. Le soin aux terres sombres prenait tellement de temps…

Elian venait de revenir dans ses appartements après une nuit passée à lire et à chanter tandis que Narhem écrivait. Elle attendait avec impatience que Saelim la rejoigne. Lorsqu’il apparut, il lui fit signe de patienter.

- Vlad’R souhaite que je te transmette un message.

Le cambrioleur avait-il été vu ? Elian en trembla de terreur.

- Il te conseille de te rendre dans la pièce au nord ouest du sanctuaire. Tu n’y as jamais été, n’est-ce pas ?

- Non, en effet, confirma Elian.

Elle ne s’était en réalité pas beaucoup déplacée. La bibliothèque où elle se trouvait contenait des milliers d’ouvrages. Elle en aurait pour des siècles avant de les avoir terminés. Il lui était inutile d’aller voir ailleurs puisque ses petites mains s’en chargeaient fort bien tandis qu’elle occupait Narhem.

- Pourquoi dois-je y aller ?

- Il ne m’a rien dit, annonça Saelim.

Elian fronça les sourcils. Le lendemain, elle s’y rendit directement, Narhem ne la rejoignant souvent qu’un peu plus tard. Elle découvrit ce qui était sans aucun doute le bureau du roi d’Eoxit. La table, les parchemins, les ouvrages mais surtout l’immense carte du nord couvrant un mur entier permettaient à Narhem de se plonger dans son royaume natal.

Elian ignorait pourquoi Vlad’R souhaitait qu’elle entre ici, quel objet portait un intérêt. Elle s’approcha de l’œuvre accrochée, incapable de résister à l’appel des matières, des couleurs, des textures, des traits d’une précision incroyable. Eoxit apparaissait dans toute sa splendeur. Elian l’estima deux fois plus grand qu’Adesis une fois guérie. Sa tête lui tourna tandis que les espaces se déroulaient sous ses yeux.

À l’ouest, elle retrouva le fort où Narhem l’avait torturée. À l’est, les montagnes frontalières avec la Trolie, anciennement L’Jor. Au nord…

« Réserve elfique » annonçait la carte. Elian fixa les deux mots, plissant les yeux, incapable de comprendre l’annotation. Réserve elfique ? Comment ça, réserve elfique ? À quoi cela pouvait-il bien faire référence ? Était-ce précisément cela que Vlad’R avait vu ? Il était certain que si Elian ne l’avait pas vu de ses yeux, elle aurait eu du mal à le croire.

Elle sortit discrètement du bureau pour rejoindre sa place habituelle où Narhem la trouva en train de lire en chantant.

 

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De retour à Adesis, Elian convoqua plusieurs elfes.

- J’ai de nouveau une mission délicate et périlleuse à confier à certains d’entre vous. Cette fois, je prendrai des volontaires.

Des centaines d’elfes écoutaient, certains proches, d’autres lointains, mots transmis par chants et répétés aux elfes noirs qui ne les captaient pas.

- La mission : aller au nord, tout au nord du continent, après Falathon et Eoxit.

- Traverser Falathon et Eoxit ? Discrètement, je suppose, lança Saelim.

- À Falathon, les elfes des bois ne sont pas spécialement en danger mais à Eoxit, le risque est maximal. Quant aux elfes noirs, ils ne sont les bienvenus nulle part. La discrétion sera donc fortement conseillée.

- Que doit-on faire là-bas ? interrogea Vlad’R.

- Observer, regarder, ouvrir grand vos yeux, surveiller, explorer, le tout sans jamais entrer en contact. C’est clair, Vlad’R ? Pas de contact !

L’elfe noir fit la moue.

- Tu es le seul à avoir une petite idée de ce qu’il y a peut-être là-bas, continua Elian. N’oublie surtout pas d’où et surtout de qui nous tenons cette information. La possibilité qu’il s’agisse d’un piège est énorme.

Vlad’R blêmit.

- Pas de contact, promit-il.

- Vlad’R sera le chef du groupe. Il a vu la carte, faisant de lui le meilleur guide possible. Je veux des combattants car le danger est extrême, tant sur le chemin, qu’à l’arrivée dont nous ignorons tout. Pour cette mission comme pour les précédentes, je n’ai aucun désir temporel. Si vous préférez n’avancer que de nuit et encore, pas de pleine lune, et que de ce fait, vous mettez dix ans à faire l’aller et retour, qu’il en soit ainsi. Des volontaires ?

Plusieurs elfes se regardèrent. Les chants et les murmures furent nombreux puis une vingtaine d’elfes se présentèrent. Elian laissa Vlad’R choisir son équipe puis ils s’éloignèrent afin de prendre contact. Elian retourna encadrer la guérison des terres sombres. Elle fut prévenue de leur départ quelques jours plus tard. Qu’allaient-ils bien pouvoir trouver là-bas ?

 

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Elian observa le couple devant elle : une femme elfe des bois et un homme elfe noir. Elle portait une tunique de cuir masquant tout juste le nécessaire. Ses habits de cuir à lui, élimés et troués, reflétaient une splendeur passée. Elian se tourna vers Vlad’R.

- Qu’est-il arrivé au « pas de contact » ?

- C’est elle qui est venue vers nous, se défendit Shaïmar.

- Nous avons pénétré les terres à l’endroit de la carte, indiqua Vlad’R.

- Le sol y est aride. Pas étonnant qu’aucun humain ne s’y trouve, continua Shaïmar.

- La terre tremblait sans cesse ! s’exclama Vlad’R. Les rochers se détachaient, raclant le sol, interdisant à n’importe quoi de plus grand que le mollet de pousser. L’air était irrespirable par moment.

Vlad’R et Shaïmar racontaient à deux, se soutenant mutuellement dans ce rapport compliqué. Leur amitié était belle à voir. Elian en sourit presque.

- Je me suis penché pour me rafraîchir dans un trou d’eau, se souvint Shaïmar.

- Elle est intervenue, indiqua Vlad’R en désignant la femme elfe des bois.

- Elle m’a crié de m’éloigner, confirma Shaïmar.

- L’eau était empoisonnée ? supposa Elian.

- Ce n’était pas de l’eau mais un liquide… corrosif, indiqua Shaïmar.

- Elle a fait tomber une feuille dedans et en un instant, elle avait disparu, rongée par le liquide.

Elian frémit.

- Je l’ai remerciée, indiqua Shaïmar. Et elle m’a dit « de rien ».

Elian ne comprit pas bien où était le problème.

- En amhric, précisa Shaïmar qui s’exprimait dans sa propre langue depuis le départ.

Elian observa l’invitée avec intérêt.

- Que la lune et le soleil guident tes pas, dit-elle en lambë en direction de la femme.

Elle ne lui répondit pas. Était-il possible qu’elle ne parle que l’amhric ? L’elfe noir à ses côtés lui envoya un coup de coude dans les côtes mais la femme qu’Elian estima plus proche de la mort que de la naissance n’en eut cure. Elle fixait Dolandar, apparemment incapable de détacher ses yeux de lui.

- Que tes nuits soient sombres, salua Elian en direction de l’elfe noir.

- Que tes nuits soient sombres, répondit-il. Pardonne son impolitesse à mon amie.

- Je suis Elian, reine des elfes des bois, se présenta-t-elle.

- Je m’appelle Youhard.

- Et moi Yaya, indiqua la femme qui ne s’adressait pas à Elian.

Elle avait prononcé ces mots en lambë d’une voix aiguë d’adolescente. Qu’elle fut excitée sexuellement par Dolandar était une évidence. Elian secoua la tête.

- Dolandar, si elle te plaît, je t’en prie, donne-lui ce qu’elle désire qu’on puisse enfin discuter, supplia Elian.

- Et quitter tes côtés ? Certainement pas, gronda Dolandar.

- Il ne va rien m’arriver, promit Elian. Je fais venir Saelim si tu veux.

- Tu sais bien que la question n’est pas là, répliqua Dolandar.

Il n’était en réalité pas le protecteur d’Elian qui se battait bien mieux que lui. Ils gouvernaient à deux, en duo. Dolandar calmait Elian, diffusant sa sérénité à la jeune reine impétueuse.

- Je profiterai de ton absence pour ne rien faire, je te le promets.

- Ne rien faire ? Tu n’en es pas capable, rappela Dolandar.

Elian s’occupait jour et nuit pour oublier. Elle ne prenait jamais de pause.

- Il y a des orcs ! s’exclama Youhard en courant en direction d’une femelle qui venait de passer.

L’orc accepta volontiers le câlin de l’elfe noir sous les regards attendris et un peu surpris de toute la communauté. Yaya s’avança en tremblant vers Dolandar.

- Tu… es… tellement… beau, murmura-t-elle la main en avant, n’osant pas toucher l’objet de ses désirs.

Dolandar venait de la laisser briser sa bulle d’intimité. Elian sourit et tourna le dos au couple. Les elfes noirs présents disparurent, se trouvant soudain une occupation plus loin.

Elian se demanda comment Dolandar pouvait supporter de l’entendre baiser. Après tout, il la protégeait tout le temps, même lorsqu’elle partageait un moment intime avec Theorlingas, Ceïlan, Beïlan ou Saelim. Autant elle pouvait ne pas regarder, autant les oreilles ne disposaient pas d’une possibilité de fermeture.

- L’autre court partout, annonça Saelim en apparaissant près d’Elian.

- Comment ça ?

- Il a commencé par faire des câlins à tous les orcs qui passaient. Puis, son regard a croisé une elfe noire en train… de se promener… je ne sais pas, en fait. Bref, il est tombé en arrêt et depuis, il la suit sans cesser de la fixer. C’est un peu gênant, en fait.

La situation aurait pu prêté à rire… ou au moins à sourire mais le visage d’Elian resta totalement fermé. La reine nageait en pleine déprime permanente.

- Dolandar s’en sort bien pour son âge, compléta Saelim.

La remarque n’arracha pas un sourire à la reine.

- J’avoue ne pas comprendre, continua Saelim. Yaya semble en manque de sexe. Pourtant, elle a Youhard à côté d’elle. Ça n’a pas de sens.

- Jamais je n’oserais la toucher ! s’exclama Youhard en apparaissant devant Elian. Quel déshonneur ce serait ! Je suis forgeron.

- Forgeron, répéta Elian. Forgeron… et pas reproducteur, tu veux dire ?

Youhard confirma d’un geste de la tête.

- Les femmes sortent et marchent sans limite ni restriction, murmura Youhard. C’est dangereux.

- Pour qui ? Gare à celui qui oserait s’en prendre à l’une d’elle, gronda Saelim.

Youhard frémit.

- Qui es-tu ? demanda-t-il.

- Saelim, premier Tewagi, se présenta le compagnon d’Elian.

Youhard s’inclina respectueusement.

- Youhard, pardonne ma question si elle est impolie mais… serais-tu assez vieux pour être né et avoir vécu à L’Jor ? interrogea Elian.

- En effet, répondit fièrement Youhard.

- Ça n’a pas de sens, dit Elian.

- Qu’il y ait des survivants n’est pas surprenant, répliqua Saelim. Cachés au milieu des volcans nordiques, c’est logique que personne ne…

- Narhem nous a fait chier avec Bachir, Yorl et Sven dont il ne pouvait soi-disant par supporter la survie et d’un autre côté, il tolère la présence de celui-là dans son propre pays ? annonça Elian à Saelim avant de se tourner vers Youhard. Es-tu le seul à avoir survécu ?

- Non, dit Youhard. Nous sommes une trentaine.

- Non, décidément, compléta Elian qui parvenait depuis longtemps à compter en amhric, tout ça n’a pas de sens pour moi. Qui est Yaya pour toi ?

- Mon amie, répondit Youhard en haussant les épaules.

- Comment vous êtes-vous rencontrés ?

- Ses compagnes et elles se promenaient sans arme, sans vêtement, sans rien, au milieu des montagnes, cherchant clairement un refuge au milieu de la neige. Nous avons cherché à les aider. Elles ont fui en nous voyant… sauf Yaya. Elle est restée, pétrifiée, terrifiée, n’osant ni bouger, ni parler. Je me suis avancé et je lui ai offert un peu de viande séchée. Elle a refusé le cadeau avant de s’enfuir avec le reste de ses compagnes.

Proposer de la viande à une elfe des bois était une bien mauvaise idée mais le pauvre ne pouvait pas le savoir.

- Les jours qui ont suivi, j’ai fait mine de ne pas voir Yaya qui m’observait de loin. Cela a pris beaucoup de temps mais elle a fini par s’approcher. Cette fois, je lui ai offert un vêtement, que j’avais confectionné spécialement pour elle. Elle l’a pris et m’a remercié en amhric. Elle nous avait écoutés pour apprendre quelques mots. Nos moments ensemble se sont allongés.

- Que sont devenues les autres femmes ?

- Yaya passe la moitié de son temps avec elles et l’autre avec moi et les miens.

- Il n’y a pas d’homme elfe des bois chez vous ? intervint Saelim.

- Pas à ma connaissance, non, indiqua Youhard.

- Dolandar est le premier elfe des bois mâle que Yaya voit de sa vie ? insista Saelim abasourdi.

- Elle était très jeune quand elle est devenue l’esclave des hommes alors je crois que oui, en effet, celui-là est le premier.

- Elle baise pour la première fois de sa vie ? continua Saelim.

Youhard perdit tout sourire à cette réflexion. Il transperça l’elfe noir des yeux, son regard crachant du feu.

- Esclave des hommes ? intervint Elian. Esclave… sexuelle tu veux dire ?

Le silence qu’elle reçut en retour indiqua la positivité de la réponse.

- Je ne suis pas certain que Yaya aurait envie que je vous parle de ça, indiqua Youhard.

Elian hocha la tête.

- Apportez à boire à notre invité… du wiha, précisa Elian en décidant de changer de portage. Et à manger. Canard ? Sanglier ? Poisson ?

- Canard, ce sera parfait, merci.

Elian se détourna de Youhard pour le laisser se détendre un peu. Une grande feuille se présenta rapidement devant le forgeron. Il dégusta d’abord le canard sans cacher son contentement. Rapidement, il eut soif et avala un gorgée du contenu du verre devant lui. La réaction le prit tellement par surprise qu’il en lâcha son verre dont le contenu se répandit sur le sol.

- Ce… n’est pas de l’eau, dit-il.

- C’est du Fenshy, en mieux, répondit Elian.

- Du Fenshy ? s’exclama Youhard ahuri.

- On a aussi mais c’est réservé au passage de niveau, comme au temps de L’Jor. Le wiha, lui, est en libre service.

Il ramassa son verre et le regarda, dépité.

- Saelim, ressers-le, s’il te plaît, demanda Elian.

Le Tewagi ouvrit sa propre outre pour remplir le verre de l’invité qui l’avala d’un trait avant d’en redemander.

- C’est… incroyable…

- Il y a quelques trucs pas trop mal dans le coin.

- Quelques trucs pas trop mal ? s’étrangla Youhard dont les yeux brillaient. Tu rigoles ! Je veux rester ici. Hors de question de retourner là-bas.

Elian plissa des yeux. Cela restait à voir. Il y avait trop d’incompréhensions, de questions en suspens. Rien n’avait de sens. Le risque était énorme. Narhem se cachait derrière tout ça. Pourquoi agir de la sorte ? Où était le piège ?

- Youhard, promenez-vous sans jamais fausser compagnie à votre escorte. Nous papoterons de nouveau lorsque Yaya sera disponible, indiqua Elian.

Saelim désigna quelques Tewagi à la surveillance de l’invité. Elian eut un regard soupirant vers Dolandar et Yaya. Elle estimait que vu les besoins non comblés de l’un et de l’autre, une lune n’y suffirait pas. En secouant la tête, elle s’éloigna et Dolandar ne la retint ni d’un mot, ni d’un geste.

Elian eut le temps de rencontrer de nombreux ouvriers, d’écouter des ingénieurs puis des herboristes, enfin les nilmocelva lui narrèrent leur problème d’araignées refusant de faire le tour par le lac Lynia pour rejoindre Adesis.

Elle prit bien garde, en l’absence de Dolandar, de ne prendre aucune décision, se contentant d’écouter et de prendre connaissance des divers rapports. Aucun évènement majeur ne se présentant, elle n’eut, de fait, aucune décision lourde à prendre en l’absence de son faux protecteur.

- Elles vont toutes vouloir venir ici, s’écria Yaya d’une voix aiguë en arrivant près d’Elian tandis que Dolandar secouait la tête à côté d’elle.

- Ça va, Dolandar ? lança Saelim.

Il hocha la tête en souriant. Il avait le regard de celui qui est trop vieux pour de tels exercices.

- Elles, répéta Elian. Tes compagnes, tu veux dire ?

- Évidemment qu’elles voudront venir, intervint Saelim. C’est le paradis ici.

- Mais là bas, c’est chez elle, répliqua Elian. Comment…

- Ce n’est pas chez nous. C’est un enclos, plus grand que les précédents, je te l’accorde, mais une prison quand même. Des arbustes minuscules, le désert à l’ouest, les plaines volcaniques recouvertes de lave à l’est et Eoxit au nord et au sud ! Ce n’est pas chez moi.

- Je ne comprends pas, admit Elian. Pourquoi être venue là si…

- Nous ne sommes pas venues là, répliqua Yaya. On nous y a amenées, en nous promettant le paradis. Libres, nous le sommes, mais dans quelles conditions ? Nous survivons à peine. Certaines n’ont connu que quelques lunes loin de la perversité de ces porcs avant d’être écrasées par des rochers ou brûlées par des jets de gaz brûlants.

- Comment vous êtes-vous retrouvées dans ce lieu ?

- J’étais enfermée dans le noir depuis… Je ne sais pas. Je ne voyais pas le soleil. Les hommes se succédaient. J’ai fini par arrêter de compter, commença Yaya.

Elian sentit sa gorge se serrer.

- Des humains sont entrés. Rien d’extraordinaire. Ils ont dit vouloir me sauver. Rien de surprenant non plus. Ce n’était pas la première fois. Le stratagème se répétait inlassablement par le nouveau se croyant plus malin que l’ancien. Des pièges, j’en ai vu, des subtils, d’autres moins. Je ne suis tombée dans aucun. Jamais je n’ai quitté mon rôle.

- Rôle ? répéta Dolandar.

- En faisant croire que je suis un animal, je ne leur offre que mon corps. Mon esprit reste libre, indiqua Yaya et Dolandar hocha la tête. Pourtant, continua-t-elle, ceux-là étaient… différents. Je ne sais pas bien comment l’expliquer. D’habitude, les hommes me transpercent du regard, me dévorent des yeux, me fixent, me violent déjà de cette manière.

Elian hocha la tête. Voilà une sensation qu’elle comprenait très bien.

- Ceux-là… Ils m’ignoraient, indiqua Yaya, comme si je n’existais pas, comme si un immense drap me recouvrait et que j’étais enfin quelqu’un et plus juste un corps à utiliser.

Elian plissa les yeux. Quelle remarque étrange. Qui pouvait donc être ces personnes ?

- Sauf l’un d’eux, précisa Yaya. Lui… C’était… pire… Son regard me prenait, m’ensevelissait. Je me sentais mal malgré ses mots les plus gentils qu’il m’ait été donné d’entendre de la bouche d’un humain.

Elian grimaça. Logique que Yaya ait ressenti le piège.

- Ils m’ont fait sortir et en chemin, nous avons croisé celui qui se considérait comme mon propriétaire.

- Il y a eu combat, supposa Dolandar.

- Non, Narhem l’a menacé et il s’est écarté, annonça Yaya.

- Narhem ? répéta Elian, abasourdie.

- C’est comme ça que l’autre l’a appelé. L’atmosphère était lourde entre ces deux-là. Ils se connaissaient clairement. Mon soi-disant propriétaire s’est soumis et tous les gardes se sont écartés respectueusement. Je n’en revenais pas.

Elian ne se sentait plus capable de parler. Son cœur se trouvait dans un étau qui se serrait doucement.

- Pendant tout le trajet, ils ne m’ont jamais lâchée une seule seconde, telle une louve veillant ses petits. Je n’ai pas eu une seule possibilité de leur échapper. Le groupe d’humains, mené par une femme d’ailleurs, faisait des tours de gardes. Lui, Narhem, n’en avait pas besoin. Je ne l’ai pas vu manger, boire, pisser ou dormir une seule fois. De tout le trajet, il n’a eu de cesse de me fixer, un regard brûlant, horrible…

- Il dévore ton esprit, murmura Elian. Son regard te prend, te remplit. Sa présence t’enserre. Aucune fuite n’est possible. Pas d’issue. Pas d’échappatoire. Il est en toi sans te toucher. Il te broie, te possède, te pénètre, t’attache, te soumet.

- Tu as croisé cet homme, dit Yaya et ce n’était pas une question.

Dolandar tremblait de manière incontrôlable. Le savoir était une chose. L’entendre de manière aussi précise en était une autre.

- Arrivés à cet endroit rocheux presque sans végétation, il m’a détaché mais je n’ai pas bougé. Le piège était vraiment grossier et je ne comptais pas me laisser avoir, indiqua Yaya. Je sentais bien que je n’avais pas intérêt à faire un pas, que sinon, il…

La respiration d’Elian était de plus en plus difficile. Elle peinait à inspirer. L’air la brûlait.

- Il réclamait, comme tous les autres, un mot, preuve que je n’étais pas un animal. J’ai gardé mon rôle. Il m’a laissée partir. Une fois en sécurité, loin de lui, je lui ai donné ce qu’il voulait et je me suis enfuie vite. Je n’ai jamais croisé un humain depuis. Il m’a réellement libérée.

Elian se sentait mal. Un violent vertige faisait tourner le monde. Une nausée montait doucement. Ses jambes la portaient difficilement.

- Plus tard, une autre m’a rejoint, puis une autre, puis une autre, continua Yaya. Nous avons survécu, nous soutenant les unes les autres, nous serrant pour avoir chaud la nuit, partageant le peu d’eau disponible, ne trouvant presque rien à manger. Nous bougions beaucoup mais ne pouvions pas non plus trop nous éloigner au risque de laisser une de nos sœurs seule à l’arrivée dans ce monde terrifiant.

Elian sentait les larmes pointer. Bientôt, elle craquerait.

- Ce monde n’est pas le mien, répéta Yaya. Ces terres arides sont une monstruosité. Je remercie ces humains de m’avoir sauvée mais je choisis cet endroit. Ici, c’est le paradis. J’aimerais avoir la possibilité de l’appeler chez moi.

Elle demandait l’asile. Elian tremblait de tout son corps.

- Majesté ? Qu’en penses-tu ? interrogea Dolandar, visiblement inquiet.

- Non, non, bredouilla Elian qui ne voulait pas être responsable de ça.

Yaya frémit et blêmit. L’asile lui était-il refusé ?

- Elian ? Tu ne veux pas qu’elles viennent, ses sœurs et elle ? interrogea Dolandar, peu certain d’avoir bien saisi la réponse de sa reine.

- Elle admet elle-même avoir été mise là par Narhem, s’écria Elian. Ce démon est partout. Ose me dire qu’il n’y a aucune chance que ceci soit un piège, une manière de nous infiltrer…

- Je n’ai jamais revu cet homme et je ne travaille certainement pas pour lui ! s’insurgea Yaya.

- Beïlan n’avait pas la moindre idée de n’être né que pour trahir les siens, gronda Elian. Et pourtant, il a fini par poignarder sa mère dans le dos, ma mère, ta compagne Dolandar. Narhem tire les ficelles, tout le temps, partout, toujours. Nous avons toujours… des générations de retard sur lui. Il… Je… Je ne…

Elian tomba à genoux, la respiration quasi impossible. Sa tête tournait. Elle vomit abondamment sur l’herbe. Dolandar envoya une secousse basse.

- Tu ne l’aides pas ? s’étonna Yaya, ahurie.

- Elian fait une crise d’angoisse, annonça Dolandar froidement.

- Aide-la ! s’exclama Yaya. Je ne sais pas moi… prends la dans tes bras.

- Elian déteste qu’on la touche et je respecte sa volonté, indiqua Dolandar.

- Alors tu ne fais rien ?

- J’ai appelé à l’aide.

- Quand ça ?

Elian comprit que Yaya ne percevait pas les appels sourds. Des bras chaleureux l’enlacèrent soudain, lui caressant les cheveux avec douceur, la berçant tendrement.

- Elle n’aime pas qu’on la touche ? ironisa Yaya.

- Lui, c’est différent, indiqua Dolandar.

- Laissez-nous, ordonna Ceïlan.

Dolandar hocha la tête et s’éloigna, emmenant Yaya avec lui. Qu’il quitte le chevet de sa reine était exceptionnel.

Ceïlan parvint à calmer doucement la respiration, à ramener le sol en bas et le ciel en haut.

- Il est… partout… Il ne me quitte jamais, pleura Elian.

- Il est loin, ma reine, assura Ceïlan en retour.

- Non, gémit Elian.

Ceïlan serra plus fort sa sœur.

- Combien de temps encore ? hoqueta Elian. Il n’y a plus d’elfe à Irin depuis longtemps. Je sais qu’il reste des plantes et des animaux. Combien de temps avant que le transfert vers Adesis soit terminé et que je puisse envoyer Narhem promener ?

Ceïlan serra les dents. Dans son regard, Elian lut un immense malaise.

- Ceïlan ? souffla Elian en s’éloignant un peu de lui.

- Ma reine, peu importe où en sont les transferts. Crois-tu qu’il laissera son trésor lui échapper ? Si tu lui annonces notre retrait, il nous cherchera… Il te cherchera. Il viendra jusqu’ici. Comment crois-tu qu’il réagira en constatant l’existence d’Adesis ? Il nous laissera en paix ? J’en doute. Il amènera son armée à notre frontière et nous n’aurons d’autre choix que de nous soumettre, une fois de plus, sauf que cette fois, ses revendications seront bien plus conséquentes ! Il nous annexera. Ma reine, tu es notre seule rempart contre lui, notre protection, la barrière qui nous rend invisible à ses yeux. Tant que tu vas le voir, il est aveugle à la réalité de notre vie. Tant que tu viens à lui, il ne vient pas à nous.

Elian comprit que sa torture ne cesserait jamais. Elle lui serait soumise éternellement. Seule la mort la délivrerait du démon. Son esprit chavira.

- Les elfes – tous les elfes – te sont infiniment reconnaissants du sacrifice que tu fais.

- Lorendel, murmura-t-elle avant de hurler : Non !

Le cri d’Elian, à la fois vocal et sourd, se répandit dans toute la forêt nouvelle. Ceïlan tenta de toucher Elian qui le repoussa. Elle perdait pied. Au bord de la folie, elle ne voulait qu’une chose, mourir, seule alternative à cette souffrance.

Un doux chant la percuta de plein fouet, une berceuse subtile, tendre, aguichante, rassurante. Elian se blottit volontiers contre elle. Un sommeil sans rêve s’empara d’elle et enfin, toute souffrance cessa.

 

#####################

 

« Il faut qu’elle se réveille ».

Un silence.

« Theorlingas, arrête de chanter ! »

La berceuse s’amplifia au lieu de diminuer.

« Elian doit s’éveiller. Theorlingas, tais-toi ! »

Ceïlan grondait. La mélodie restait inchangée. Elian choisit de ne plus la suivre. Elle l’ignora. Le monde revint… La souffrance avec lui. Elian ouvrit les yeux. Ceïlan sursauta, le visage ahuri.

- Théo n’impose rien, expliqua Elian. Il propose et je dispose. Je peux choisir d’écouter son chant… ou pas.

Ceïlan hocha la tête. Il ignorait ce petit détail. Sans consentement, Theorlingas n’obtenait rien, que ça soit avec elle, ou avec n’importe quel animal. Le consentement était la base de tous les nilmocelva mais Ceïlan, herboriste, ne pouvait pas le savoir.

- Excuse-moi Theorlingas, souffla Ceïlan en comprenant que son homologue n’agissait en rien contre sa reine.

Elian se tourna vers Theorlingas. Le nilmocelva avait cessé de chanter. Il affichait un visage défait, triste, empli de peine et de souffrance.

- Merci, Théo, de tout mon cœur, merci.

- De rien, Elian, répondit-il d’une voix neutre et lointaine.

Elian se retourna vers Ceïlan. Voir le nilmocelva dans cet état la détruisait de l’intérieur. Dolandar prit l’herboriste de vitesse.

- J’ai pris sur moi d’accepter l’asile demandé par Yaya et ses sœurs, ainsi que Youhard et ses compagnons. J’en assumerai les conséquences si besoin.

- J’approuve ta décision, annonça Elian et un soupir de soulagement parcourut la forêt.

Tous avaient craint la réaction d’Elian à son réveil en apprenant la nouvelle.

- Il faut… commença Ceïlan mais Aar-Meth le Tewagi, entrant en trombe dans la chambre végétale, l’empêcha de terminer sa phrase.

- Dolandar, il faut que tu… Majesté ? s’interrompit l’elfe en voyant Elian debout.

- Je ne suis pas ta reine, soupira Elian.

- Tu devrais venir voir ça… bredouilla Aar-Meth.

- Maintenant ? s’exclama Ceïlan. Ça ne peut pas attendre ?

- Euh… non, assura Aar-Meth. C’est… plutôt urgent en fait… vraiment…

Elian venait à peine de s’éveiller que sa présence était déjà requise. Pas le temps de souffler. Tant mieux. Cela l’empêchait de penser.

Elian suivit Aar-Meth dehors. L’elfe noir emprunta le chemin des arbres, sautant de branches en branches, ce qui était plutôt rare. Elian apprécia ce déplacement qui l’emmenait vers l’est, sur les premières terres à avoir été soignées, les plus belles, aux arbres les plus grands.

Aar-Meth désigna le sol, un peu partout. Elian plissa les yeux mais pour voir, elle utilisa également son cœur. Elle se rendit soudain compte que de nombreux elfes baisaient dans les buissons… nombreux… vraiment nombreux…

Aar-Meth lui désigna l’horizon et Elian vit courir des femmes elfes nues, les yeux grands ouverts, le visage transpercé d’un immense sourire, rayonnantes de bonheur. Elles se jetaient sur les premiers elfes qu’elles croisaient, qui acceptaient leur présence avec un intérêt évident.

- Qu’elles baisent est un problème ? interrogea Ceïlan.

- Dolandar, dis-moi, commença Elian, quand tu as… accepté l’asile demandé par Yaya, tu n’aurais pas… omis… de lui demander… combien elles sont ?

Dolandar grimaça.

- Aar-Meth ? Combien y en a-t-il ?

- Plus que nous, répondit l’elfe noir…

- Nous ? répéta Elian, peu certaine de ce que le Tewagi mettait derrière cette dénomination.

- Les habitants d’Adesis, elfes des bois et elfes noirs réunis. Plusieurs milliers, indiqua-t-il.

Elian serra les dents et avala difficilement sa salive. Adesis, bien que trois fois plus grande désormais qu’Irin, suffisait à peine à satisfaire ses habitants, grands demandeurs d’espace.

- Il avait dit trente, se défendit Dolandar.

- Trente-trois elfes noirs, je confirme, annonça Aar-Meth.

- Mais des milliers de femmes, comprit Elian qui secoua la tête.

- En quoi est-ce un problème ? interrogea Ceïlan qui semblait ne pas bien comprendre la gravité de la situation.

- Que vont devenir nos coutumes, nos manières de vivre, alors que nous sommes maintenant minoritaires ? lança Elian.

- Nous ne risquons pas de copier leur mode vestimentaire, intervint Aar-Meth.

Dolandar ricana. Elian parvint à trouver la réplique drôle et même si elle ne sourit pas, l’évènement était remarquable en soi.

- Nous venons de doubler notre main d’œuvre, fit remarquer Ceïlan. Adesis n’en grandira que plus vite.

- À condition qu’elles acceptent de parcourir les terres sombres et de creuser, répliqua Aar-Meth.

- Seuls les orcs réalisent ces actes maintenant, le contra Elian. Nous avons surtout besoin de dresseurs et nourrir des orcs ne nécessite pas de connaissance particulière.

- Cela pourrait les rebuter, rétorqua Aar-Meth.

- Il va bien falloir qu’elles participent, d’une manière ou d’une autre, insista Dolandar.

- J’aimerais… les rencontrer… une par une… leur parler… apprendre à les découvrir… leur dévoiler leur don si besoin.

Ceïlan allait parler mais Elian fut plus rapide.

- Le soleil n’est pas encore couché, fit-elle remarquer. Dans combien de temps se produira le solstice d’été ?

- Tu dois partir maintenant pour ne pas être en retard, annonça Dolandar.

- C’est pour cela que tu insistais pour que Théo me réveille, dit Elian à Ceïlan et son frère acquiesça d’un geste. Très bien. Partons, en ce cas.

- Tu… t’en vas ? s’étrangla Aar-Meth. En laissant… Adesis…

Il montra le sol de ses bras ouverts, ne sachant pas bien comment décrire la situation.

- Vu les besoins des uns et des autres, j’estime que mon absence pendant un temps aussi court ne sera même pas remarqué.

Ceïlan ricana son accord.

- Allez vous amuser, tous les deux.

Ceïlan s’éloigna. Aar-Meth observa Elian, lança « Tu es la meilleure reine que j’ai jamais eue » avant de disparaître.

- Je ne suis pas ta reine, soupira Elian.

- D’autant qu’avant, il n’a eu que des rois. Le compliment est facile, répliqua Dolandar. Ceci dit, je confirme. Sous ton règne, notre nombre vient de doubler.

- Grâce à une décision que tu as prise, rappela Elian.

- Que tu aurais prise aussi.

Elian ne le contra pas là-dessus. Elle n’aurait certainement pas eu le cœur à rejeter Yaya et ses compagnes. Que mijotait Narhem ? Là était toute la question.

- Le déséquilibre va forcément entraîner des dysfonctionnements. L’arrivée brutale d’autant de personnes – surtout du même sexe et jusque-là largement minoritaire – va bouleverser notre mode de vie.

- Je suis d’accord.

- Ai-je une escorte ou bien est-ce que tous les elfes baisent et qu’on va devoir aller supporter Narhem à deux ? interrogea Elian.

- Hors de question qu’on y aille seuls, siffla Dolandar. Tout est prêt, le tribu, l’escorte, les elfes noirs…

- Parfait.

 

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Jamais Elian n’avait autant scruté le ciel, observant l’avancée lente et fastidieuse du soleil. Jamais une venue à Tur-Anion ne lui avait semblé aussi longue et insoutenable. Le regard de Narhem la brûlait. Elle voulait partir, être loin, retourner à Adesis, gérer son peuple. Être là la rongeait de l’intérieur.

Enfin, Narhem lui permit de rentrer chez elle. À son retour, comme prévu, tout le monde baisait.

- Je t’ai cherché partout ! accusa Yaya en apparaissant devant Dolandar.

- J’étais loin, indiqua le protecteur sans entrer dans les détails.

- Cet endroit est merveilleux. Merci, Majesté, dit-elle en direction d’Elian.

- Soyez toutes les bienvenues, annonça Elian.

- Tu n’as pas l’air bien, dit Yaya.

Elian ne répondit rien. L’emprise que le démon avait sur elle la rongeait de l’intérieur. Il lui fallait souvent des lunes pour s’en remettre. Saelim fit son apparition. Il partait toujours largement avant les elfes des bois, peu avant l’aube, afin d’arriver le premier, de récolter les nouvelles et de pouvoir rendre compte à Elian.

- Il faut que je parle aux trente-trois elfes noirs nouvellement arrivés, annonça Elian. Ils baisent ou ils sont disponibles ?

- Ils baisent, annonça Saelim. Nous pouvons les déranger, ceci dit.

- J’aimerais assez, oui. Désolée pour la tâche ingrate.

- Pas de problème, Majesté.

- Je ne suis pas ta reine, soupira Elian.

Saelim avait l’habitude de la réplique et n’y prêtait aucune attention.

- Je m’adresserai à eux sous la hutte principale à Dalak dans trois jours. Le délai te semble-t-il convenable ?

Saelim hocha la tête.

- Parfait. En attendant, je veux parler à Shaïmar.

Saelim s’éloigna pour revenir un peu plus tard accompagné du Tewagi.

- Que tes nuits soient sombres, Majesté, la salua l’elfe noir.

- Que tes nuits soient sombres, Shaïmar dont je ne suis pas la reine. Comment s’est passée la randonnée entre Eoxit et ici ?

- Pas de témoins, assura Shaïmar. Pas qui ait survécu en tout cas.

- Parfait. Une nouvelle caste va voir le jour et tu en seras le chef, en attendant que des niveaux soient ajustés.

Shaïmar hocha la tête, attendant la suite.

- Elle se nommera la caste des sauveteurs. Elle aura une double mission. Tout d’abord, laisser en permanence une présence elfique à la réserve nordiste afin que si des humains amènent des groupes de femmes, elles soient immédiatement rapatriées à Adesis.

Shaïmar acquiesça tandis que Yaya en avait les larmes aux yeux de bonheur.

- La seconde mission sera de parcourir discrètement Eoxit à la recherche des elfes qui s’y trouvent, réparties un peu partout, mises en esclavage. Vous pourrez décider de vous allier avec ces humains qui semblent agir en notre faveur, ou pas. Vous êtes libres de vos méthodes.

Shaïmar sourit.

- Cette caste fonctionnera comme les autres à l’avenir mais pour débuter, il lui faudra prendre des membres à d’autres castes déjà existantes. Ce changement se fera évidemment sur volontariat et avec accord du chef de caste.

- Une discussion sérieuse avec Saelim s’impose, comprit Shaïmar.

- Bon courage. Prenez soin de vous.

Shaïmar hocha la tête puis s’éloigna. Elian prit la route pour Dalak en compagnie de Dolandar et de Yaya. Ils traversèrent Adesis sans se presser, permettant à Yaya et Dolandar de profiter régulièrement l’un de l’autre.

- Elle ne baise jamais ? interrogea Yaya alors qu’ils reprenaient la route après un intermède coquin.

- Rarement, indiqua Dolandar.

- Tu n’aimes pas ça ? demanda Yaya, surprise.

- Je ne peux pas me permettre de tomber enceinte n’importe quand, annonça Elian. Si Narhem constate une nouvelle grossesse, il en conclura, à raison, que les règles ont changé. Il risque de venir voir à quel point. Nous ne pouvons pas nous le permettre.

- C’est triste pour toi, la soutint Yaya, et pour les hommes qui perdent la possibilité de profiter de toi. Ceci dit, avec notre arrivée, ils ne manqueront plus jamais !

Elle sautillait de bonheur. Sa joie était de nature transmissible mais Elian, plongée dans sa dépression, y fut totalement insensible.

- Je couche avec Saelim par pur réconfort intellectuel lorsque je suis entre les mains du démon, annonça Elian. Je n’ai même pas d’envie physique. Cela me fait juste du bien psychologiquement.

- Je trouve que c’est une excellente raison de faire l’amour, répliqua Yaya.

- Ceïlan est très peu disponible, continua Elian. Adesis lui prend tout son temps. Quand il est là, nous nous faisons des câlins tendres… rien de plus. Je n’y arrive plus. Même quand je suis enceinte et qu’il n’y a donc aucun risque, je…

- Enceinte ? Je croyais que tu ne voulais pas l’être, la coupa Yaya.

- Je le suis régulièrement, à une fréquence classique, annonça Elian. Ce qui compte, c’est le moment. Narhem ne doit pas s’en rendre compte. Saelim est le père de tous mes derniers nés.

Yaya hocha la tête.

- Être mère est un bonheur que je ne connaîtrai jamais, dit Yaya d’un ton triste et chargé de regrets. Quand les humains nous ont envahies et emmenées, je n’étais pas sexuellement active. Maintenant, je suis trop vieille et probablement infertile.

- Pourquoi penses-tu cela ? demanda Dolandar, surpris d’une telle remarque.

- J’ai été violée tellement de fois… J’aurais dû porter la vie depuis longtemps si j’en étais capable.

- Des milliers d’elfes infertiles, susurra Elian. Voilà qui est fort peu probable.

- Peut-être que la reproduction entre les humains et les elfes est impossible, proposa Dolandar. Après tout, personne n’a jamais essayé.

- C’est possible dans l’autre sens, en tout cas. Les dissidents ont crée de nombreux enfants au nord de Falathon, rappela Elian.

Dolandar ne put qu’acquiescer.

- Quant à Théo…

Elian ne put finir sa phrase. Parler du père de Lorendel lui faisait trop de mal.

- Que s’est-il passé ? demanda Yaya à Dolandar, sentant que la reine ne parviendrait pas à prononcer un mot de plus.

- Elian et Theorlingas sont liés, d’une façon… indescriptible. Theorlingas utilise son don de nilmocelva sur Elian d’une manière… Je ne sais pas comment décrire cela… Ils sont… en symbiose.

- Une symbiose entre deux elfes ? Ouah ! Ça doit être génial pour baiser !

Réflexion typiquement elfique, chez qui tout tournait autour du sexe.

- Ils étaient liés lorsqu’Elian est allée se soumettre devant Narhem.

Yaya perdit tout sourire. Dolandar continua.

- J’ai observé la scène… de loin… avec mes yeux… et déjà, j’en ai souffert alors lui… J’imagine à peine ce qu’il a pu ressentir…

- Depuis, il ne baise plus, dit Elian, ni avec moi, ni avec personne. Si tu connaissais Théo, tu saurais que c’est… très anormal.

- Il est plongé dans un profond mutisme. Comme Elian, il se tue au travail pour oublier. Il chante à longueur de journée. À lui tout seul, il abat le travail de quinze nilmocelva. Il est sur tous les fronts, tout le temps. Adesis rayonne grâce à lui.

- Mais il s’y perd lui-même, comprit Yaya.

Le reste du trajet se fit en silence. Yaya venait de perdre tout entrain. Elian grimaça. Sa dépression était contagieuse.

Ce furent trois elfes tristes qui entrèrent à Dalak. Elian profita de sa présence pour s’approprier les lieux, parler avec tout le monde, ne rejoignant la hutte des anciens qu’au dernier moment.

Les trente-trois elfes noirs l’attendaient en discutant. Gavés de wiha, de canard et de sanglier, ils rayonnaient. Leurs vêtements déchirés et rapiécés faisaient peine à voir.

- Que vos nuits soient sombres, salua Elian.

- Que tes nuits soient sombres, répondirent les trente-trois elfes d’une même voix.

Pas de « Majesté » à la fin, cela faisait plaisir. Enfin des elfes noirs qui ne la prenaient pas pour ce qu’elle n’était pas.

- Cet endroit est très agréable, commença un elfe noir qu’Elian ne connaissait pas.

- J’en suis ravie, assura Elian.

- Les femmes se promènent et s’offrent… à tout le monde.

- Je vous laisserai découvrir par vous-même les désavantages de cette situation, précisa Elian.

Les hommes la regardèrent avec surprise mais Elian ne développa pas. Devoir être en compétition n’était pas forcément mieux.

De nombreux elfes – de toutes origines – se trouvaient autour de la hutte. Les échanges seraient tout sauf privés.

- J’ai tenu à vous rencontrer tous pour deux raisons. La première est que j’apprécie de connaître chacun des membres d’Adesis. J’aimerais que vous veniez tous me voir avant la fin de la prochaine saison afin de vous présenter rapidement ou plus en profondeur, selon votre envie. Vous pourrez en profiter pour me poser toutes les questions qui vous passent par la tête.

Les elfes noirs hochèrent la tête. Cela semblait leur convenir. La partie la plus simple ayant été faite, restait la plus compliquée, celle qu’Elian craignait par dessus tout. La réaction de ces anciens de L’Jor était difficilement prévisible. Elle finit par se lancer.

- La deuxième raison est que Narhem Ibn Saïd est toujours en vie.

Elian avait prévu une réaction violente en retour et fut servie. Pendant un long moment, ils vociférèrent, échangèrent des cris, des insultes, des grognements pour enfin se calmer et désigner un représentant.

- Je m’appelle Ha’Hada. Cul à orc est un humain. Il est impossible…

- Narhem est immortel.

Les cris retentirent de nouveau mais le retour au calme fut bien plus rapide que la fois précédente.

- Tu n’es pas reine des elfes noirs en ce cas.

- Non en effet.

- Elle est notre reine, intervint Saelim qui, bien sûr, était présent pour l’échange, à la limite de la bulle d’intimité d’Elian, prêt à sauter sur le premier qui oserait s’en prendre à elle.

Elian grimaça. Cet échange risquait d’être houleux.

- Pas selon nos lois, cracha Ha’Hada et il fut soutenu par les elfes autour de lui.

- Elle a défié Narhem et ce bâtard a préféré fuir. C’est un lâche !

- Le combat n’est pas terminé, gronda Ha’Hada. Ils sont encore en vie tous les deux. Il reste donc roi.

- Ce connard a tenté à plusieurs reprises de nous exterminer. Seul le sacrifice de nos trois anciens a permis d’assouvir sa soif de vengeance et je peux vous assurer que s’il apprend votre existence, il réclamera votre tête, à tous.

- Qu’il vienne la chercher, répondit Ha’Hada.

- Il est également roi d’Eoxit et de Falathon, annonça Elian. Il possède une armée de plusieurs centaines de milliers de soldats armés et entraînés.

Ha’Hada regarda Elian. Il cligna plusieurs fois des yeux, tentant d’enregistrer toutes les informations qui venaient un peu trop vite.

- Narhem ignore l’existence d’Adesis, continua Elian. Il croit les elfes noirs enfermés à Dalak, entourés des terres sombres, crevant de faim, misérables, survivants à peine.

- Je ne comprends pas, admit Ha’Hada.

- Il ne sait pas ce que sont les terres sombres, rappela Dolandar. Ils ont traversés le lac Lynia puis descendu le fleuve Ruvuma par bateau. Le chemin permet de rejoindre Dalak sans les parcourir. Ils les ont vues de loin, comme un désert, sans plus…

- Il va falloir qu’ils les ressentent, afin qu’ils comprennent… plus tard… précisa Elian.

Les survivants de L’Jor hochèrent la tête. Elian reprit.

- Les elfes noirs de Dalak acceptent de me suivre parce que ma gouvernance leur convient.

- Tu n’es pas qu’un guide. Tu es ma reine ! s’exclama Saelim.

- Difficile de ne pas apprécier cet endroit, répliqua Ha’Hada.

- Tout ça, c’est grâce à elle, intervint Beïlan. Elle a permis le rapprochement entre nos deux peuples, permettant la découverte du wiha, point de départ au miracle actuel.

- Tu es ? interrogea Ha’Hada scrutant cet elfe blanc aux cheveux et aux yeux noirs.

- Beïlan, fils de Khala, expert Tewagi et d’Ariane, précédente reine des elfes des bois.

L’identité de Beïlan sembla avoir un impact sur les elfes noirs qui hochèrent silencieusement la tête. Elian constata qu’il n’avait pas précisé avoir été lui-même roi des elfes des bois. La cause de la perte de son trône aurait probablement entraîné trop de questions faisant inutilement dériver le sujet actuel.

- Elian protège Adesis du démon chaque année, insista Beïlan. Son peuple donne un tribu afin que nous puissions prospérer. Elian est la reine de tous les elfes.

- Elle ne semble pas d’accord, répliqua une voix anonyme.

- Elian n’en a jamais assez, indiqua Beïlan.

La remarque fut suivie de quelques rires.

- Pardon… Je n’avais pas prévu le sous-entendu sexuel…

- Ce n’est pas grave, ne t’inquiète pas, le rassura Elian qui avait pris l’habitude du sujet de prédilection des elfes.

- Elian est ma reine, assura Saelim.

Elian soupira en secouant la tête. Cet échange était aussi difficile qu’elle l’avait prévu.

- Tu es ? gronda Ha’Hada.

- Saelim, chef des Tewagi, indiqua Saelim et les elfes noirs s’inclinèrent respectueusement.

- Tu es soutenue, Elian, reine des elfes des bois, indiqua Ha’Hada. Nous allons discuter entre nous, visiter Adesis, parcourir les terres sombres et c’est avec grand plaisir que chacun de nous viendra échanger avec toi. Nous profiterons de cette conversation pour t’indiquer où va notre loyauté.

- Je n’ai jamais demandé à aucun elfe noir de s’incliner devant moi. Tant que Narhem vivra, je ne…

- Si cul à orc est vraiment immortel, alors cela me semble difficile pour toi de remporter ce duel.

- Pourquoi cul à orc ? lâcha Elian exaspérée de les entendre le nommer ainsi.

- Parce qu’il a été sodomisé par des orcs quand il était esclave, lança Ha’Hada d’un ton nonchalant.

Elian plissa les yeux.

- Sur ordre des elfes noirs en charge. Jamais ces bêtes ne feraient une telle chose de leur propre volonté. Elles n’en auraient même pas l’idée et encore moins l’envie, précisa Ha’Hada.

Pas étonnant que Narhem haïssent à ce point les elfes noirs.

- Pourquoi avoir défié un être immortel ? interrogea une voix anonyme.

- Parce qu’à ce moment-là, il ne l’était pas, indiqua Elian.

- Quel âge as-tu ? interrogea Ha’Hada en la déshabillant du regard.

- Narhem est immortel depuis bien avant ma naissance, précisa Elian. Mais lorsqu’il porte l’anneau d’Elgarath, il perd son immortalité. J’ai profité du fait qu’il l’ait au doigt pour le défier. Il a perdu et a préféré retirer l’anneau et fuir plutôt que d’affronter la défaite et la mort.

- Où est ce bijou maintenant ? interrogea une voix dans la foule.

- Dans sa poche intérieure gauche, répondit Elian.

- Quoi ? s’étrangla Dolandar. Parce que tu sais où il est !

- Oui, et alors ?

- Tu ne peux pas l’en départir ? s’étonna Dolandar qui l’avait vue réaliser des tours de passe-passe bien plus impressionnants ce soir-là, à Tur-Anion.

- Bien sûr que si, répliqua Elian. Mais pourquoi le ferais-je ? J’ai déjà gâché des années de ma vie et mon fils est mort à cause de cette chose. Qu’il la garde !

- Sans lui, il ne pourrait pas… commença Dolandar mais Elian le coupa.

- Il lui suffit d’engager des mercenaires. Il préfère utiliser ses forces mais ne se privera pas de jeter son argent par les fenêtres si besoin.

Dolandar grimaça. Il ne pouvait pas s’opposer à cela. Les elfes noirs avaient écouté silencieusement l’échange, comprenant qu’ils manquaient d’informations pour tout saisir pleinement.

- En portant cet anneau, il devient mortel ? interrogea Ha’Hada.

- Oui, mais il est difficile de forcer quelqu’un à porter un anneau, intervint Beïlan, surtout quand il est roi d’Eoxit et de Falathon et qu’il est le meilleur combattant au monde.

- Elian est le meilleur combattant au monde, gronda Saelim. Elle a vaincu Narhem.

- Et maintenant, elle lui mange dans la main, rappela Beïlan. Il est le meilleur, un point c’est tout.

Elian sentit son ventre se serrer. Cet échange la faisait souffrir. Dolandar dut le sentir car il déclara en amhric :

- Cette conversation est terminée. Elian vous remercie de votre présence, vous souhaite une bonne visite et vous attend pour vos présentations personnelles. Que vos nuits soient sombres.

Les elfes noirs répondirent au salut avant de se disperser par petits groupes. Beïlan et Saelim continuèrent à se disputer dans leur coin tandis qu’Elian s’éloignait, soulagée que cela soit enfin terminé et que, finalement, cela ne se soit pas si mal passé.

- D’où vient cet anneau ? interrogea Ha’Hada en apparaissant trop près d’elle.

D’un grondement, Dolandar le fit reculer. L’elfe noir ne sembla pas en prendre ombrage. Il se recula et attendit la réponse de la reine.

- Il a été ensorcelé par une magicienne, annonça Elian.

- Où est cette magicienne ? Elle est toujours en vie ? Si c’est le cas, peut-être pourrait-elle ensorceler un autre objet pour notre compte ? Une dague par exemple.

Elian observa Ha’Hada. Elle n’avait jamais vu le problème sous cet angle. Un œil neuf faisait beaucoup de bien.

- Nous ignorons son identité ou son emplacement, maugréa Dolandar, faisant grimacer Ha’Hada.

- Peut-être pas. Pourrait-il s’agir de la même ? murmura Elian, se parlant davantage à elle-même qu’à ses deux interlocuteurs.

- La même que quoi ? demanda Dolandar.

- Qui de mieux placer pour créer un anneau annulant la malédiction portant sur Narhem que celle-là même qui l’a maudit ?

- Ça ne nous dit pas qui ni où !

- C’est une humaine à la peau noire. Pour obtenir davantage de détails, il suffit de le demander à Narhem. Où, je le sais déjà, répliqua Elian.

Dolandar lui jeta un œil interrogateur.

- Il l’a rencontrée au lac Tanga.

- Tu crois qu’elle s’y trouve encore ?

- La jungle là-bas est intouchée par les terres sombres.

- Sa magie perdure peut-être après sa mort, répliqua Dolandar.

- Elle est capable de rendre les humains immortels, rappela Elian.

- Les cordonniers sont souvent les plus mal chaussés, répliqua Dolandar en ruyem.

- Ça ne coûte rien d’essayer.

- Les elfes noirs refuseront de s’approcher du lac empoisonné, rappela Dolandar.

- Ce seront donc des elfes des bois qui m’accompagneront.

- Après ta visite annuelle à Tur-Anion où tu prendras le risque d’interroger Narhem, comprit Dolandar dont le ton indiquait qu’il n’appréciait pas.

- Je me sens prête, assura Elian.

Sa prochaine visite à Tur-Anion promettait d’être pleine de surprises.

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blairelle
Posté le 10/09/2023
Si cela doit prendre dix ans, qu’il en soit ainsi => mention d'années

Mention du nom d'Adesis sans que le royaume ne soit baptisé officiellement, c'est bizarre

"Plus qu'un et tu seras au même niveau que ta mère" : j'ai mis du temps à comprendre que Narhem n'avait connaissance que de Lorendal et du fœtus, je pensais qu'il faisait référence à des enfants cachés d'Ariane. (Ah oui et pour le coup de Dolandar = père d'Elian, ça me surprend, je pensais vraiment que son père serait un humain. Du coup ses capacités de caméléon viennent juste de son éducation précoce parmi les humains ?)
Et tant qu'on y est, elle ne s'est toujours pas rendu compte que la fertilité s'améliore quand elle choisit ses partenaires plutôt que de coucher au pif ?
Nathalie
Posté le 11/09/2023
On le sait déjà que Dolandar est le père d'Elian. Citation du chapitre 49 : "Cela impliquait donc que Dolandar était son père et celui de Ceïlan"

Elian a un don : celui de sentir les choses, d'être instinctive. De ce fait, elle est un peu tout mais à très faible niveau. Elle est un peu nilmocelva (mais rien de commun avec Theorlingas), elle est un peu guérisseuse (mais rien de commun avec Ceilan), elle est un peu archère (mais rien de commun avec les autres elfes), elle sait un peu se battre au corps à corps (mais rien de commun avec les Tewagi) et du coup, elle est un peu caméléon mais rien de commun avec Beilan.

Tu penses donc que sa haute fertilité vient du fait qu'elle choisit ses partenaires ? Je prends note :)
blairelle
Posté le 11/09/2023
Oui je sais qu'on le savait déjà c'est juste que je n'ai pas pensé à donner mon avis dessus dans le chapitre où l'info est sortie

Aaaaaaah caméléon c'est un don et pas juste une faculté d'hybride ?

Bah oui, c'est le seul point commun entre Elian, les elfes noires et la fille qu'Elian a déplacée pour qu'elle baise avec quelqu'un d'autre
blairelle
Posté le 11/09/2023
(Ma dernière phrase concerne mon hypothèse selon laquelle la fertilité est due au fait de choisir ses partenaires selon le critère "on s'assemble bien" et pas juste selon le critère "j'avais envie de baiser et il était là")
Nathalie
Posté le 11/09/2023
Du coup, Dolandar qui est le père d'Elian, tu trouves que cette information a de l'importance ou pas ? Tu as été surprise, d'accord, mais ça t'importe ou en fait, c'est secondaire.

Caméléon, on ne sait pas trop. Jusque là, seuls Elian et Beilan ont montré cette compétence alors même les elfes tâtonnent.

J'avais compris pour ta dernière phrase, t'inquiète ! C'est un point commun intéressant. D'accord, on s'assemble bien mais comment le savoir ? Quand Theilia a baisé avec Felmey sur ordre d'Elian, aucun des deux n'avait vraiment envie de l'autre. Ils avaient envie de baiser et c'est tout. Quant aux elfes noires, on ne sait pas trop selon quels critères elles choisissent leurs partenaires mais Kryy'l, par exemple, choisit des puceaux et seulement des puceaux, pas spécialement un mec dont elle aurait envie. Elle aime juste dépuceler ces messieurs (et pourtant, elle tombe enceinte autant que ses compagnes). Alors je prends note de ta supposition sans être totalement convaincue mais j'aime bien.
blairelle
Posté le 11/09/2023
Sixième sens magique, comme celui qui a poussé Elian à envoyer Theilia baiser avec Felmey ?
Non c'est autre chose ?
Nathalie
Posté le 11/09/2023
Oui, c'est ça. Elian "sent" les choses sans pouvoir l'expliquer. C'est diffus et inconscient. Mais du coup, elle est impétueuse et irréfléchie, ce qui peut lui causer des petits soucis, d'où la présence de Dolandar à ses côtés, qui est posé et calme ses ardeurs.
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