Aile ouest, Palais de la mer éternelle - Brocéliande
La nuit de Lirion et Elara avait été chargée. Le Hoper était allé voir son oncle Dûir à sa demande, et elle avait réquisitionné Aeronwy pour dresser la liste de tous les Brocéliandins présents au Palais favorables aux humains. Sikaes avait bien envoyé un de ses adorables Tylwyth Teg rouge pour échanger avec elle, et Elara en avait profité pour lui demander un maximum d’informations sur ce qu’il avait pu entendre au Palais grâce aux petits.
Au matin, Lirion l’avait trouvée endormie sur une banquette dans le laboratoire, entourée de ses papiers. Il la souleva doucement pour ne pas la réveiller, mais Mael entra dans la pièce en criant à l’attention d’Aeronwy.
— Ah ! Vous êtes encore là ? s’étonna le Hoper blond.
— Hum ? fit Elara qui se réveillait, se frottant le visage et étalant de l’encre sur sa joue par la même occasion.
— Je suis venu récupérer ma compagne, elle a passé la nuit ici…
— Erg, elle a vraiment dormi seule ici ? Je vais perdre mon pari si ça continue comme ça.
— Quel pari ? demanda Lirion les sourcils froncés.
— Celui disant que tu serais incapable de la laisser prendre une chambre seule à Alenvel quand elle voudra y rester pour ses recherches ! répondit Aeronwy qui arriva derrière Mael, un bol fumant dans les mains.
— Quoi ? Elara veut prendre un logement… seule, s’inquiéta Lirion, serrant Elara un peu plus contre lui.
— Ah, j’ai encore une chance ! se réjouit Mael, ne ratant pas une miette de la réaction de son ami.
— Lirion, tu sais ! s’exclama Elara en baillant. Il faudra bien qu’à un moment tu supportes de ne pas dormir avec moi pendant plusieurs jours, il va bien falloir que je revienne sur Terre d'ici la fin de mes congés.
Il faillit la lâcher de surprise, une expression de choc absolu sur le visage.
— Comment ça ? Combien de temps ?
— Il me faudrait environ un an pour former un remplaçant, quitter mon travail et me créer une situation qui n'affolera personne pour justifier mon absence. Je suis assez connue, si je disparais comme ça, on le remarquerait. Tu aimes bien aller sur Terre et j’aimerais pouvoir y retourner de temps en temps aussi.
— Non, répondit-il abruptement.
— Comment ça, non ?
— Je ne resterai pas loin de toi pendant un an.
Mael était hilare et Aeronwy lui jeta un regard noir alors qu’Elara souriait en touchant la joue de son compagnon.
— Oh, je ne serai pas loin de toi. Je viendrai en Brocéliande tous les week-ends s'il le faut. Puis je prendrai des jours de télétravail. Il faudra que je sois à l'école pour former sur place, mais sinon je pourrai travailler à distance, hors connexion.
— Et pour le reste ?
— J'ai discuté avec Aeronwy qui peut me présenter des Aldariens sur Terre qui travaillent dans sa branche. Notamment un grand ponte de l'anthropologie aux États-Unis à Boston. Je dois le contacter, mais je pourrai potentiellement obtenir une place officielle dans son centre.
— Tu as déjà tout prévu... Tu aurais pu m'en parler, on aurait discuté de ça ensemble.
— J'ai pris l'habitude de m'occuper de mes affaires seule. Même quand j'étais fiancée, nous ne parlions pas de mon travail ou de mes aspirations. Et j'avais aussi besoin d'avoir cette réflexion seule avec moi-même.
Mael donna une tape dans le dos de Lirion, le sortant de sa bulle.
— Je ne t’envie pas mon ami, ta compagne a l’air encore plus complexe à gérer qu’une Harpie ! s’exclama-t-il, son habituel sourire aux lèvres.
— Quoi ? s’indigna la harpie flamboyante, comment ça, complexe à gérer ?
— Non, toi tu es parfaite, Aeronwy, répliqua le Hoper, tentant de se rattraper aux branches.
— Je préfère ça ! reprit-elle en souriant, croisant ses bras sous son opulente poitrine.
— Sinon, Mael, que fais-tu ici dès le matin ? demanda Elara qui s’était remise debout et essuyait toutes les traces d’encre sur son visage et ses mains.
— La Reine va vous recevoir pour ce que vous avez demandé, répondit Mael. Première session, dans le jardin d’émeraude.
— Bien ! répondit Lirion.
— Ah ! Passez par les cuisines. Ils ont préparé des Gwiskornev melhaig et Alice, Léa et leurs « protecteurs » sont en train de s’empiffrer. Surtout Alice… Est-ce que vous les humains avez un système digestif différent du nôtre, avec plusieurs estomacs ?
— Euh, non, c’est juste le métabolisme accéléré de la jeunesse, répondit Elara tout à fait sérieusement, tandis que Lirion écoutait attentivement, comme si cette information était de premier ordre.
— Tu n’as pas l’air surprise de savoir que Léa est revenue.
— J’ai été prévenue dans la nuit, mais les filles dormaient. Je vais leur parler avant la rencontre avec la Reine.
— Dépêchez-vous alors, sinon il risque de ne plus rien rester ! répondit Aeronwy.
***
Elara partit avec Lirion au rendez-vous avec la Reine Dahut après son passage en cuisine, avec deux nouvelles questions en tête : Pourquoi un sylvestre avait-il kidnappé Léa et est-ce qu’Alice n’aurait pas attrapé un ver solitaire ?
En passant la porte extérieure, une bouffée de verdure la prit au nez, comme de l’herbe fraîchement coupée. Un chemin pavé traversait une flore exubérante, une sorte de jardin de curé démesuré où des plantes inconnues lui rappelaient qu’elle n’était plus sur Terre. Des nuées d’insectes et quelques fées s’affairaient, retirant les fleurs séchées entre autres. Lorsqu’ils passèrent un pont les menant vers le lieu de rendez-vous, tous les bruits provenant du jardin cessèrent brusquement ; seule la brise provoquait un doux bruissement en faisant danser des gerbes de graminées. Au centre d’une gloriette toute de pierre sculptée et partiellement couverte de lierre, la Reine attendait, dans une posture naturellement digne, son demi-sourire éternellement figé sur ses lèvres. Niall, ainsi qu’un autre Bugul Noz au poil aussi sombre, étaient en retrait, gardant l’espace. Alors que Lirion et Elara s’installaient en face d’elle autour d’une table ronde juste assez grande pour y mettre trois couverts, Eilidh les rejoignit, restant debout aux côtés de la Reine, tenant une tablette dans la main.
— Lirion Drindod, tu as demandé une cérémonie d’union avec ta compagne et je te l’accorde, mais avant que nous commencions, pourquoi maintenant ? demanda la Reine, ne laissant paraître aucune émotion.
— Les circonstances actuelles me poussent à la demander, pour garantir sa protection, répondit le Hoper avec sérieux.
— Et toi, Elara, es-tu d’accord avec ce choix, sais-tu à quoi tu t’engages en te liant avec un Hoper de Brocéliande, qui plus est, un gardien de la famille Drindod ?
— Je suis consciente du sérieux de cette union. Les écrits d’Alenvel sont détaillés sur le sujet et cette union rapide est nécessaire. J’en assumerai les conséquences.
Lirion eut une sorte de tic nerveux, alerté par la réponse ambiguë d’Elara, tandis que la Reine faisait un geste vers Eilidh. La sylvestre tendit une petite fiole en verre à Elara, qu’elle vida d’une traite sous le regard surpris du Hoper. Elle ferma les yeux en grimaçant, sentant le liquide lui brûler la gorge et s’infiltrer dans son corps, tandis que Lirion lui serrait la main, dans l’incompréhension de ce qu’il se passait.
— Qu’est-ce qui lui arrive ? Que contenait cette fiole ? demanda le Hoper, paniqué à l’idée de voir Elara souffrir.
— C’est une des conséquences d’une union rapide, répondit Eilidh.
Elara parvint enfin à calmer sa respiration et ouvrit les yeux, souriant faiblement à Lirion.
— Une loi est passée il y a des siècles, reprit Elara. Toute personne étrangère se liant avec un gardien brocéliandin devait avoir été imprégnée de l’énergie mystique de son sol, prouvant ainsi sa légitimité. En temps normal, en vivant ici, en consommant ce qui y vit et pousse, mon organisme aurait lentement évolué.
— Mais cela aurait pris des mois ou des années, continua la Reine. Ce liquide permet de s’affranchir de ça en un instant.
Lirion ne savait pas, il n’avait jamais appris ça ou eu la curiosité de chercher, et Elara avait parfaitement conscience qu’en accélérant leur union, elle « accepterait les conséquences » de ce choix. Elle le fixa, et il crut déceler dans son regard fatigué une brillance nouvelle, différente des paillettes d’or qui mouchetaient habituellement ses yeux verts. Elle était changée.
Eilidh posa alors une tablette en bois sur la table et tendit un couteau à Lirion et Elara, qui firent couler un peu de leur sang dessus en se vouant une vie commune éternelle, seule étape de la cérémonie d’union que Lirion connaissait. Une fois que ce fut terminé, la sylvestre s’en alla avec la précieuse tablette chargée de leur promesse et d’une énergie magique indéniable.
— Reine Dahut, maintenant que je suis officiellement une Brocéliandine et membre d’une des grandes familles du Royaume, je voudrais faire appliquer mon droit, demanda Elara avec détermination.
— Que demandes-tu ? répliqua la Reine, un sourire amusé sur les lèvres.
— Je souhaite l’accès sans restriction à la salle du conseil, afin de trouver qui cherche à perturber l’équilibre et la croissance du Royaume.
— Et comment vas-tu t’y prendre ?
— J’ai ici une liste des partisans du changement et ceux qui souhaitent que le Royaume reste tel qu’il est, voire de retrouver leur puissance d’antan, expliqua Elara en posant deux feuilles.
Les deux Bugul Noz changèrent d’attitude, devenant sur la défensive, tandis que la Reine consultait les listes, le visage impassible. Après quelques minutes, elle leva la tête.
— Bien, je t’accorde ce que tu demandes.
Elara et Lirion soupirèrent de soulagement, puis elle poussa sa chance de nouveau.
— J’ai également une autre requête concernant les trois étudiantes qui sont de passage ici.
— Parle ! répondit-elle, une pointe d’exaspération dans la voix.
— J’aimerais qu’elles puissent repartir au plus vite, si elles le souhaitent, et permettre à Noémie de revoir ses amies. J’ai pris connaissance d’un acte peu savoureux de la part d’un des ondins qui travaille pour vous, et je vous le dis : tout finit par se savoir.
— Ne pousse pas ta chance, Elara Drindod ! répliqua la Reine d’une voix sèche. Je donne la priorité à ceux qui le méritent, et Calys me sert depuis longtemps, sans faillir.
— C’est votre décision, je la respecte.
La Reine sembla se radoucir, son énigmatique sourire reprenant sa place. L’un des Bugul Noz s’approcha d’eux, comme s’il venait de recevoir un ordre.
— Voici Ciaran du Fidh Averna, un de mes gardiens. Lui et Niall interviendront dans les prochains jours dans le royaume pour contrôler nos problématiques. En attendant, il est à ta disposition.
— Merci.
Ils comprirent qu’ils étaient congédiés et partirent, suivis par le Bugul Noz silencieux. Elara se retourna vers lui une fois dans leurs quartiers et le jaugea alors que Lirion ne semblait pas ravi de la présence du loup-garou.
— Est-ce que tu es là pour servir de garde du corps à Elara ? demanda Lirion.
— Je ferai ce qu’elle me demande, comme l’a ordonné la Reine, répondit-il avec défi.
— Est-ce que tu veux bien reprendre ta forme humaine ? Je vois bien que cet ordre te contrarie, mais je ne compte pas t’exploiter. Je doute que Lirion supporte que tu dormes devant notre porte et tu voudras certainement rentrer chez toi.
Le Bugul Noz se détendit et se métamorphosa en un bel homme brun aux yeux d’un bleu vibrant. Il tendit sa main vers Elara dans une gestuelle humaine.
— Merci, j’aimerais retourner auprès de ma compagne le soir.
— Entendu. D’ailleurs, ma première demande serait que tu contactes ces personnes de ma part en toute discrétion. J’aimerais les rencontrer dans un lieu propice à l’abri des regards. Est-ce que c’est dans tes cordes ? demanda Elara en lui tendant une liste.
— Oui, je m’en occupe, répondit Ciaran en quittant la pièce. À peine Ciaran était parti que Lirion enlaça Elara.
— J’ai la sensation que tu es toujours plusieurs mètres devant moi. Je n’aime pas être le dernier au courant des choses.
— Tu ne me racontes pas tout ce que tu fais non plus. Puis, pour ta gouverne, c’est le vieux Mabinogi de la vallée qui m’a donné envie de chercher pour ces histoires d’unions avec des humains.
— Qu’est-ce qu’il t’a raconté ?
— Une histoire avec un humain et une Dragwin qui partageraient leur espérance de vie avec son sang.
— Je la connais, j’aimais beaucoup ce conte.
— De fil en aiguille, j’ai compris que ce conte n’en était pas vraiment un et que des lois avaient été créées pour éviter que des humains puissent profiter des avantages de Brocéliande sans rétribution.
— Ce n’est pas encore fini ? demanda Lirion, inquiet à nouveau.
— Si, c’est bien terminé. Ça aurait été une autre histoire sans notre union, expliqua Elara en souriant. Le liquide que j’ai bu est également un poison dont le seul remède vient du processus d’union ou, plus exactement, de la tablette infusée de magie avec nos sangs. Si l’on quitte Brocéliande sans avoir contré ses effets, on meurt à petit feu. C’est fascinant !
— Et diabolique…
Lirion soupira, comprenant qu’il lui serait impossible de tout savoir d’elle, même s’il pouvait lire ses émotions. Puis il sourit en voyant Elara exposer le fruit de ses recherches avec passion. Voir à quelle vitesse elle s’était adaptée lui donnait l’envie de se dépasser.
Ils devaient profiter du fait que les yeux soient tournés vers les deux délégations étrangères encore absentes du Palais pour agir, et il comptait bien assumer sa part du travail en commençant par aider deux étudiantes à retrouver leur amie, car il sentait bien que cette situation inquiétait Elara.