« Je suis inquiet les amis, très inquiet. » souffla Théo.
« Raaaaah !! »
« Silence les gosses ! » criai-je sans quitter mon fauteuil. « Qu'est ce qui se passe Théo ? »
« C'est Sifil. Elle est partie. »
« Ah... Merde. Je suis désolé Théo... Mais tu sais, les femmes, ça va ça vient. »
« Oh mon Dieu, que tu es mauvais ! » s'écria Riton en enfouissant sa tête dans ses mains.
« Qui ça ? Dieu ou moi ? »
« Toi mon Vieux ! T'as aucun tact. C'est quoi cette délicatesse de rhinocéros ? »
« Bah quoi ? On parle de Sifil. Elle a toujours été du genre sauvage et imprévisible. D'ailleurs c'est pas la première fois qu'elle part. Vous vous êtes disputée ? »
« Non non, pas du tout ! » s'exclama le jeune. Il avait un petit sourire au coin de la bouche après la remarque de Riton. « Elle est partie chasser, mais c'était il y a deux semaines, normalement elle ne tarde pas autant. J'ai peur qu'il lui soit arrivé quelque chose. »
« Tu sais Théo, on parle de Sifil. » fis-je remarquer. « Vu ce qu'elle est capable de faire, j'aurais plutôt tendance à avoir peur pour ses proies. »
« Je suis d'accord copain ! » s'écria Riton. « Elle est vive et forte ta ptite femme. Elle bat les loups à mains nues après tout. Même la meute s'il le fallait. »
« Mais c'est pour ça ! Pourquoi est ce qu'elle n'est toujours pas là ? Normalement elle part seule dans les bois pendant 4 ou 5 jours et après elle revient avec un chevreuil ou un sanglier. »
« Elle est peut être aller voir sa famille. Ou elle a croisé une vieille connaissance sur la route. »
« … Sa famille, je parierai pas là dessus. Ils sont en froid depuis qu'elle est chez moi. Des amis c'est plus probable. Oui, c'est possible. »
« De toutes façons, tu l'as déjà vu blessée ? Ou malade ? »
« … Non … »
« … Mais tu continueras à t'inquiéter pour elle même si je te dis qu'elle n'a rien à craindre ? »
Il fixa ses mains et les frotta l'une contre l'autre. « … Oui … »
« Aaah... Quelle misère. »
« … Et pourquoi on irait pas la chercher ? » proposa Riton.
« Pour quelqu'un d'autre pourquoi pas, mais pour Sifil... De toutes façons la forêt est gigantesque, elle peut très bien être n'importe où. Et elle sait très bien se rendre invisible si elle le veut. »
« Mais tu as un chien mon Vieux. Tu pourrais la pister. C'est bien un truc que tu aimes faire non ? »
« … J'ai les gosses et les moutons à surveiller. » Ce à quoi Riton éclate d'un rire tonitruant, il s'en suivit le bruit d'un tour de bois qui s'écroula.
« Raaaaaaaah ! J'en ai marre ! Pourquoi tu as poussé ce grondement poisseux le Gros ? Pourquoi ma tour s'est elle encore effondrée ? Pourquoi je perds mon temps avec ce jeu stupide et sans intérêt ? »
« Parce que ton frère y prend du plaisir l'Amazone. » décréta Billy, ce qui la calma immédiatement. « Et il se débrouille plutôt bien d'ailleurs. Regarde, il a déjà fait quatre tours qui se rejoignent par des ponts. Tu es bon Garçon. » Le Gamin rougit et sourit timidement en continuant sa construction de Kaplas.
Pour les incultes ou les gosses qui n'ont pas eu d'enfance, les Kaplas sont des petits pavés de bois que l'on assemble pour construire ce que l'on veut. J'ai eu une période où j'en avais fait quelques centaines pour les gosses du village. J'en avais tiré un petit pactole. Et Billy savait qu'il m'en restait, alors ils les a ressorti de ma cave, puisqu'il avait baigné là-dedans pendant toute son enfance.
Il avait donné les conseils de base pour la construction des tours ; mais, contrairement à son frère qui prenait son temps, la Gamine bâclait le tout pour finir le plus vite possible, ce qui en résultait par 7 ou 8 fois l'effondrement de sa tour de base. Billy se foutait ouvertement de sa gueule, il n'en résultait que plus d'énervement et d'échecs de la part de la fillette.
« Excuse moi Gamine, excuse moi ! Mais ton parrain a éructé un non sens sans précédent ! Il ne veut pas chasser parce qu'il doit vous surveiller. »
« Chasser ?! » s'écria Théo paniqué. « Mais on parle de Sifil là ! »
« Oups, pardon Théo. Il doit retrouver... »
« Pister. » interrompais-je Riton en sirotant mon Porto. Théo semblait incertain sur ce qu'il voulait dire.
« Oups, pardon mon Vieux. Il doit pister Sifil dans la forêt, mais il n'ose pas y aller sans vous. »
« Je n'ai jamais dit ça ! »
« Qui c'est Sifil ? » s'enquit la Gamine.
« C'est la copine de Théo. » Riton, Billy et moi répondîmes à l'unisson.
« Ce... Ce n'est pas ma copine voyons. On vît ensemble, c'est tout. »
« C'est sa femme. » contra Billy.
« Ça viendra. » enchéris-je.
« C'est du pareil au même. » acheva Riton.
« Raah. Foutez moi la paix vous tous ! » s'écria Théo en se cachant le visage derrière ses mains.
« Toujours est-il : j'ai besoin de ma chienne pour pister Sifil, sinon je ne la retrouverai jamais. Sans chien, mes moutons se barrent, chialent ou se font bouffer par les loups. J'ai besoin de quelqu'un pour les surveiller. »
« Je m'en charge ! » proclama Riton.
« Et si tes vaches se barrent ou ont besoin de toi ? » demanda Théo.
Riton ouvrit grand ses yeux, d'un air interrogateur « Elles se débrouillent très bien toutes seules une fois sorties de l'étable. »
« Très juste, tu pourras en profiter pour réparer la porte que tu as défoncé. » ajoutai-je.
« Très bien, mais je prends le Gamin avec moi. On la décorera ensemble Petit Père. T'es d'accord ? »
Le Gamin fut tout surpris qu'on lui adresse la parole. Il regarda sa sœur.
« C'est ton choix Gamin. » m'écriai-je, ce qui le coupa dans son élan. « Tu dois prendre une décision, mais sans ta sœur. Tu n'as pas à lui demander son autorisation à chaque fois. Comme me disait Big Mama : ''apprend à porter tes couilles'', et je te jure ça sert. Tu en dis quoi ? » La Gamine ouvrit son clapet mais je levai mon doigt et lui posai sur ses lèvres. « Te te te te te ! Ta bouche ! Tu laisses ton frère parler. Ça lui fait pas de mal et à toi non plus. » Elle fronça les sourcils, mais ne dit rien, elle ne me quitta pas du regard non plus.
Le gosse nous regarda à tour de rôle, mais comme sa sœur ne le regardait pas il se mit à paniquer et à trembler.
« Hey hey hey ! Garçon, ça va. T'inquiète pas, tout va bien ! » Billy posa sa main sur l'épaule du Gamin. La sœur le vit et ses yeux s'écarquillèrent. Les Kaplas qui étaient encore dans sa main craquèrent et formèrent des pics effilés. Le doigt qui était toujours sur ses lèvres détourna sa tête pour qu'elle me regarde, et je lui fis signe de se taire et d'observer. ''Personne ne touche à son frère.'' Une des premières règles qu'elle va devoir nuancer.
Du coin de l’œil je vis Théo se raidir, il savait que la Gamine était furieuse et il voyait que Billy marchait sans s'en rendre compte sur des œufs. Sur des œufs de caille. De très, très fragiles œufs de caille. Riton, lui, était tout excité, il savait et s'en foutait. Il prenait le risque.
« Regarde moi Garçon. Monsieur Riton est quelqu'un de très bien. Un peu saugrenu aux premiers abords, mais c'est aussi un rigolard qui prend soin des autres. Un des meilleurs. Une fois, je me suis promené dans son champ et ses vaches ont commencé à me poursuivre. 600 à 700 kilos qui te foncent dessus, tu rigoles pas. Promis juré.
Et bien, alors que je m'épuisais à courir, Monsieur Riton est apparu devant moi et s'est jeté sur ses bêtes en criant très fort. Même lui aurait fini écrabouillé ; et bien, ses vaches se sont arrêtées. Elles ont eu peur en le voyant courir vers elle. Il m'a sauvé la vie ce jour là, et il aurait pu mourir pour ça.
Jamais je ne l'ai vu aussi furieux. Jamais. Mais il pleurait, pas de colère, mais de soulagement. Il m'a foutu une torgnole et m'a serré dans ses bras. Il ne l'a jamais dit à mes parents, et je ne suis jamais plus rentré dans son champ sans sa permission. On s'est fait confiance.
C'est quelqu'un d'honneur. Tu peux avoir confiance en lui ! » Billy sourit franchement en regardant le Gamin droit dans ses yeux.
Celui-ci fixa le regard, et se tourna vers Riton. Celui-ci ne bougeait pas, mais il relâcha son sourire bêta et revêtit un visage un peu plus sérieux, toujours chaleureux, mais sérieux.
Finalement le Gamin acquiesça.
Riton éclata d'un rire d'ogre et se précipita sur lui pour le serrer dans ses bras, le gosse étouffait un peu mais rien de bien méchant.
Je jetai un coup d’œil à la Gamine, et ce que je vis me fit peur. Ça ne dura pas très longtemps avant qu'elle ne revêtit son visage stoïque, mais pendant quelques instants, elle s'était décomposée sur place, perdue, sans repère.
Avec des pieux lui perforant la main, des pieux qui avait été un jour des jouets.