Chapitre 52 - Nodia

Notes de l’auteur : Bonjour :D Cette semaine, un nouveau chapitre et le fragment qui va avec, deux derniers moments de douceur avant de plonger dans l'orage et l'arc final ! Bonne lecture :)

Nodia leva la main, et doucement, sans se presser, prête à la retirer au moindre danger, elle la posa sur le chanfrein de la bête.

La Féroce la regarda de ses huit grands yeux laiteux, son souffle rauque entre ses naseaux pincés. Rien ne l’empêchait d’ouvrir grand la gueule et de la dévorer, s’il lui en prenait l’envie. Rien, si ce n’était ce pacte étrange entre Erin et les créatures. Nodia les avait toujours considérées comme des ennemies. Elle en avait tué, plusieurs fois. Elles avaient tués des valenis et tant d’autres abradjiens, trop pour être comptés. Elles avaient tué sa…

— C’est qui la plus mignonne ?

Nodia se retourna juste à temps pour voir Pépite recouvrir Tsisco de bave, et l’écraser au sol avec enthousiasme. Les muscles tendus et la lance à la main, la valeni se prépara à intervenir pour libérer le kévrien. Sa propre Féroce recula avec appréhension devant son brusque changement d’attitude, un grondement sourd dans la gorge. 

Nodia pinça les lèvres. Tsisco ne risquait rien d’autre que de finir trempé, si elle en croyait les rires de Del et Ressa.

— Mais oui c’est toi ! confirma Tsisco. Le dit pas aux autres, petit coeur, elles seraient jalouses.

Entre deux coups de langue, il lui colla un bisou entre les naseaux, et s’extirpa de sa prise d’une torsion de sa queue serpentine. Nodia fit disparaître sa lance, mais la tension resta. 

— Tu es prête ? 

Zakaria l’avait rejointe, une pile de sangle dans les mains, et Nodia hocha la tête. Elle n’avait pas envie d’être celle qui fixerait l’harnachement improvisé sur les Féroces, alors elle recula pour lui laisser la voie libre. Le prince approcha la Féroce, toujours un peu tendue mais provisoirement docile, et se mit au travail. Obéissaient-elles seulement parce qu’Erin ne leur laissait pas le choix, ou parce qu’elles pouvaient sentir que s’ils gagnaient, elles seraient elles aussi libérées de l’emprise de Fenara ? 

Cela faisait cinq jours qu’ils avaient commencé à faire connaissance avec eux, et Nodia rencontrait les quatre créatures pour la première fois depuis sa blessure. Elle était loin d’être suffisamment guérie pour se battre dans les meilleures conditions, bien sûr, mais elle ne le serait jamais à temps. Pour le voyage, elle n’avait qu’à se contenter d’être une simple passagère, cependant : elle ferait équipe avec Tsisco, et Lo avec Ressa, les kévriens étant trop grands pour vraiment s’installer confortablement à plusieurs sur le dos d’une même Féroce sans gêner cette dernière. Sehar et Del seraient tous les deux sur la petite Pépite, et les trois restants, Erin, Jin et Zakaria, auraient largement la place de s’accrocher au dos de la Féroce la plus influente du quatuor. Suzette et Sia, qui ne pesaient presque rien et n’étaient pas bien grandes, étaient libres d’improviser leur placement et de décoller autant qu’elles en auraient envie ou besoin pour dégourdir leurs ailes.

Tsisco donna un dernier baiser à Pépite, puis à son fils, avant de laisser la petite Féroce entre les mains de Sehar et Del. Il serpenta jusqu’à Nodia et leur monture, baptisée Biscotte par Del à cause de la large cicatrice sur son flanc qui avait - apparemment - la même texture que la friandise éponyme. La créature observait le kévrien avec attention, et de la même façon que toutes se laissaient cajoler par Sehar, elle approcha son museau de ses mains avec satisfaction.

— Ça va aller, petite Nuit ?

Elle cligna des paupières, et détacha son attention des grands yeux désormais apaisés de la créature. Nodia ne s’était toujours pas habituée à ce que Tsisco l’appelle ainsi, et était partagée entre l’envier de hurler, pleurer, et rire aux éclats. Elle se contenta d’agiter un peu les mains et de tanguer sur place, un bref signe dans sa direction pour lui assurer de ne pas s’inquiéter pour elle plus que nécessaire.

Ils vérifièrent une dernière fois les sangles et le peu de matériel qu’ils possédaient pour s’assurer que rien n’était  tombé de leurs poches ou de leurs mains. Avec l’aide de Tsisco, Nodia s’installa sur le dos de la Féroce, aussi nerveuse qu’elle. Allongée sur le ventre, les pieds enfoncés dans une boucle des sangles comme étriers improvisés, et les mains dans d’autres boucles à l’avant. Tsisco aussi était allongé, sa queue serpentine enroulée dans une large boucle pour ne pas glisser.

Zakaria, Sehar et Ressa avaient fait quelques tests, avant d’en arriver à la conclusion que c’était là la meilleure position pour ne pas finir par terre. A pleine vitesse, lorsqu’elles ne chassaient pas, les Féroces allaient vite, très vite. Peut-être pas vraiment autant qu’un navire, mais pas si loin non plus.

— Départ dans deux minutes ! annonça Zakaria.

Pépite piaffait d’impatience, comme si elle avait imaginait que le valeni donnait le signal pour le meilleur jeu du monde. Nodia serra les doigts sur ses sangles, et prit une grande inspiration pour tenter, sans grand succès, de chasser l’appréhension qui montait dans son estomac. Si l’un d’entre eux tombait, seraient-ils seulement capables d’arrêter les créatures pour ramasser la personne en question ? Et même s’ils le pouvaient, à cette vitesse, n’importe quelle chute pouvait être mortelle, pire que sur un cheval…

Mais c’était la seule solution - trop tard pour changer de plan. Elle échangea un regard avec Tsisco, qui lui adressa un sourire rassurant, une lueur espiègle dans ses yeux bleus. Nodia le lui rendit malgré elle, les dents serrées pour faire taire la douleur qui tirait encore sur sa blessure. Sous son ventre, elle sentait la moiteur de sa peau sous ses avant-bras nus et la chaleur de Biscotte la brûler malgré la couche de vêtements qui la protégeait. Les muscles de la Féroce se tendaient avec anticipation, et avant même que Zakaria n’ouvre la bouche, le poids de son corps bascula vers l’arrière.

— En avant !

Comme des boulets de canon, les quatre Féroces partirent au galop. Elles dévalèrent la colline, en remontèrent une autre, puis descendirent et remontèrent, et ainsi de suite jusqu’à ce que Nodia ne soit plus capable de garder le compte. Rester calme était la seule chose qu’elle pouvait faire, alors que le paysage défilait à toute vitesse sous ses yeux, bien plus rapidement que lorsqu’ils voguaient loin au-dessus dans les cieux. Elle crut entendre Tsisco rire, le son noyé dans le vent rugissant qui plaquait son corps encore plus lourdement contre le dos de Biscotte. 

Tout ce que Nodia pouvait faire, pour le moment, c’était s’accrocher - et espérer que les Féroces s’arrêteraient un jour.

***

Ils ne s’arrêtèrent que pour dormir la première nuit, puis la seconde. Au milieu de la troisième journée, ils s’arrêtèrent de nouveau.

Si leurs pauses nocturnes étaient intentionnelles, cette dernière l’était beaucoup moins. 

Les Féroces ralentirent brutalement, et Nodia aurait été projetée en avant, si Tsisco n’avait pas décroché un de ses bras pour l’aider à se maintenir au moins jusqu’à l’arrêt complet de Biscotte.

— Pourquoi on… ? Oh.

Nodia comprit très vite pourquoi Del ne termina pas sa question. A quelques bonds de Féroces de là, dans un creux entre deux collines, un village fumait encore, les murs détruits, la terre retournée par des explosions et brûlée par des sortilèges.

— Des maegis se sont battus ici, constata Erin. 

— Serres-de-Corbeau, annonça Zakaria. C’est le nom de ce village.

Il mit pied à terre, et s’étira brièvement pour chasser la rigidité de ses muscles avant de descendre la colline. Nodia l’imita, et les autres aussi, ne laissant que Sehar et Tsisco en retrait avec les Féroces pour garder un oeil sur les créatures et pour surveiller l’horizon. Dès qu’ils entrèrent dans le village en ruines, le coeur de Nodia se desserra légèrement. Sans en avoir conscience, elle s’était attendue à un charnier, mais il n’y avait aucun cadavre. Dans le pire des cas, les survivants les avaient enterrés, et au mieux…

Elle attira l’attention des jumelles d’une frappe de ses mains, et signa sa question.

— Des prisonniers ? répéta Jin. Peut-être…

— Ce ne seraient pas les premiers, rappela amèrement Zakaria.

— Qu’est-ce que Fenara compte en faire ? demanda Lo.

Ils se tournèrent vers Erin, mais ni elle ni personne d’autre ne trouva de réponse à lui donner. Sans se concerter, ils terminèrent le tour du village au plus vite, sans trouver ni mort ni vivant, et remontèrent en silence jusqu’à leurs Féroces pour les convaincre de repartir.

Serres-de-Corbeau fut le premier village détruit qu’ils croisèrent, mais certainement pas le dernier.

Au quatrième, les Féroces ne s’arrêtaient plus. Au septième, elles ralentissaient à peine, et leurs passagers ne pouvaient que deviner les ruines brouillées à l’odeur de brûlé qui fouettait leurs visages et aux relents de magie destructrice qui électrisaient leurs veines.

Nodia était épuisée, et les autres aussi. Même sans blessures, rester stable sur le dos d’une créature lancée à pleine vitesse n’avait rien d’évident. Au quatrième jour de voyage, ils en étaient arrivés à la conclusion qu’à cette vitesse, il leur faudrait encore six jours pour rejoindre Pied-de-Troll.

Six jours. Pour Nodia, c’était une éternité.

Ils avaient laissé Pied-de-Troll assaillie par les chasseurs - qui sait ce qui avait pu arriver à son village, depuis leur départ ? Et si les chasseurs étaient revenus, pour lui réserver le même sort qu’à toutes les ruines qu’ils avaient croisées sur leur route ?

Et si Maro et Chassette avaient été pris, eux aussi ? 

Nodia n’avait déjà pas la moindre idée d’où se trouvait Pacome, le loup qui l’avaient rassurée petite, celui qui avait tenu une place de grand frère qu’elle lui laissait encore - si elle perdait aussi la naine et le gnome, que ferait-elle ?

Elle aurait préféré qu’au lieu d’une Féroce à la peau gluante, ce soit Pacome qui la porte ainsi à travers l’Abradja. Lui aussi, il était rapide. Peut-être même autant qu’une Féroce, s’il poussait assez vite sur ses coussinets géants…

Mais son loup n’était pas là. Seulement les Féroces, et la terre brûlée qui défilaient sous leurs bonds furieux.


***

Le ciel trembla en un grondement terrible, et Nodia se recroquevilla sous le manteau qui lui servait de couverture.

Il ne leur restait plus qu’une nuit avant d’atteindre Pied-de-Troll, et le ciel s’agitait de plus en plus. Elle ne savait pas si c’était simplement les effets du Tremblement qui s’accentuaient avec une violence particulière, cette année, ou le résultat de batailles navales qui s’accrochait à l’air et le secouait sans interruption.

— Et vous en avez, genre, vraiment tous les ans ? répéta Del.

— C’est comme ça qu’on compte le passage des années, confirma Jin. A chaque Tremblement, on recommence le calendrier à zéro. 

— J’ai déjà vu un mage créer des orages, mais pas de cette ampleur, murmura Lo.

Ses yeux gris tournés vers le ciel reflétaient les éclats colorés qui illuminaient parfois le ciel Un nouveau grondement résonna, et Sehar sursauta, aussi perturbé par l’orage que ne l’était Nodia. Chaque année, c’était la même chose, et elle ne s’y faisait pourtant jamais. Les rugissement du ciel étaient trop forts, l’air trop lourd, et la moiteur de l’air collait de trop près à sa peau.

— C’est trop beau ! s’extasia Del.

Le maegis serra la main de Sehar lorsqu’un éclat de lumière particulièrement violent éclaira la nuit. Son enthousiasme et sa présence suffirent à calmer les tremblements des oreilles du petit lézard - pour Nodia, rien de tel ne fonctionnerait, malheureusement.

— C’est vrai que c’est pas immonde, comme spectacle, admit Zakaria avec un rire amusé. Mais attends d’être à l’intérieur, c’est encore plus impressionnant. 

— Et ça nous aidera à nous cacher, ajouta Erin. 

— Même pour un excellent mage, percevoir quoi que ce soit dans la Toile est très difficile pendant les Tremblements, confirma Jin. 

— Ouais enfin c’est la merde pour voler, dans un truc pareil, pesta Suzette. Avec des ailes ou des voiles. 

Les plumes de son cou frémirent alors qu’elle lançait un regard colérique au ciel, comme si cela pouvait l’encourager à s’éclaircir.

— Mais du coup, c’est les maegis qui font des orages chaque année ? demanda Del.

— Non, répondit Erin. Les orages sont juste… là. 

Elle avait froncé les sourcils, comme à chaque fois qu’elle réfléchissait, et les tiges qui avaient remplacé ses cheveux se redressèrent légèrement, les feuilles minuscules repliées sur elles-même.

— Rien à voir avec votre magos de malheur, intervint Ressa. Les orages, c’est vieux. 

Un grondement recouvrit tous les sens pendant de longues secondes, et Sia trembla si fort qu’elle fit tomber sa petite couverture.

— Est-ce qu’on peut parler d’autre chose ? J’ai peur, avoua-t-elle.

Jin prit le corbeau dans ses bras pour la rassurer. Tsisco sauta sur l’occasion pour afficher un sourire espiègle, et regarda Sehar et Del avec malice.

— Alors, depuis combien de temps vous êtes ensembles tous les deux ? 

Les deux garçons détournèrent nerveusement le regard alors que le kévrien les examinait avec affection, probablement déjà en train d’imaginer les petits enfants qu’ils lui ramèneraient. Del s’éclaircit la gorge et se ressaisit bien assez vite, chassant la question d’un geste de sa main libre.

— Quelques jours avant qu’on parte de la Tour, répondit-il avec un léger tremblement dans la voix. Mais je suis plus intéressé par ce que Lo et Zaza ont à dire pour leur défense.

Lo se contenta de lever un sourcil, un regard blasé vers Del qui lui répondit par un sourire narquois. Zakaria semblait amusé par la question, son visage fendu en un large sourire - mais il y avait un petit quelque chose dans son assurance qui ne paraissait pas si ferme que cela, sans que Nodia ne parvienne vraiment à identifier pourquoi.

— Il n’y a rien à défendre, juste deux adultes qui savent ce qu’iels veulent. Pas de sentiments ni rien de romantique comme les deux oisillons.

La lueur amusée dans les yeux de Lo diminua légèrement, mais Nodia ne comprenait décidément pas la conversation silencieuse qui semblait se jouer entre les lignes. Elle décrocha, et n’écouta pas les piques que Del et Zakaria s’échangèrent - ni la romance ni le sexe ne l’avaient jamais beaucoup intéressée. Il arrivait bien parfois que quelqu’un l’intéresse un peu, mais jamais très fort, jamais assez pour qu’elle puisse souhaiter que cela dépasse une simple appréciation lointaine. Lo faisait partie de ces personnes, Jin et Erin aussi, dans une certaine mesure - elles étaient presque assez jolies pour lui faire parfois oublier qu’elle ne pouvait les apprécier. Il y avait eu aussi son ami Volidne, qui avait été une recrue potentielle des soldats de la nuit en même temps qu’elle… Mais pas de quoi rougir. 

Peut-être que son ressenti changerait un jour, ou disparaîtrait totalement. Pour le moment, cela n’avait pas grande importance. Il leur restait un monde à sauver, après tout. Elle était heureuse de pouvoir aimer son frère, et Maro, Chaussette, et Pacome. Tsisco aussi, à présent.

— Bon, finit de raconter des conneries, croassa Suzette. On s’est arrêté pour dormir, alors mettez-moi un sortilège anti-bruit qu’on en finisse, j’en ai marre de vous entendre.

Del et Zakaria éclatèrent de rire comme des enfants, alors que les jumelles préparèrent docilement le sortilège réclamé par Suzette. Les bruits d’orage s’atténuèrent en partie, mais pas totalement, pour laisser passer assez de son pour les avertir en cas de danger. Nodia se roula en boule entre Sehar et Tsisco, et jeta un dernier coup d’oeil vers le ciel orageux, où les éclats de lumières colorés apparaissaient désormais sans la faire trembler. Sans les coups de tonnerre, l’orage était finalement beau.

Elle ferma doucement les paupières. Demain, ils seraient à Pied-de-Troll. Demain, elle retrouverait Maro et Chaussette.

Et s’ils n’étaient plus là… elle déferait la Toile entière pour les retrouver, eux, Pacome, et tous les valenis disparus.

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Nanouchka
Posté le 19/07/2022
On approche.
Beaucoup aimé ce détail que les Féroces s'arrêtent au premier village calciné, puis de moins en moins, jusqu'à ce que ça entre dans la normalité. C'est un peu l'effet journal télévisé du soir dans notre monde.
Le chapitre est un tantinet long, tu peux peut-être raccourcir un peu, tailler pour que ça gagne en efficacité.
AnatoleJ
Posté le 23/07/2022
Tu as raison, il est un peu long. J’avais hésité à diviser en deux points de vue mais celui de Nodia apportait le plus de chose pour tout ce trajet... je me note au moins que c’est définitivement trop long !
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