Chapitre 53 - Au revoir les falaises - Judith

Notes de l’auteur : MAJ 20/10/2023


Depuis son départ d’Aimsir, ses grands yeux gris ne parvenaient pas à fixer un point de l’horizon. Dodelinant sur son cheval, elle laissait aller ses pensées diffuses. Ces derniers mois difficiles lui traversaient l’esprit alors qu’elle se rapprochait de Njord, sur la route côtière qui longeait la mer grise. Elle ne put s’empêcher, cependant, de jeter un regard sur les anciennes ruines du repaire de Kerst. Elle en frissonna. Elle craignait au fond d’elle qu’il ne ressurgisse à travers les ronces, ses sabres noirs à la main, son visage difforme fonçant sur elle. Elle se retourna et tenta de se concentrer sur ce qui allait se passer lorsqu’elle rentrerait chez elle, mais ses pensées vagabondèrent de nouveau. Elle aussi se sentait fatiguée depuis que Sciron était parti, emmenant avec lui la force du vent qui la portait.

Elle arriva en fin de journée, malgré un départ aux aurores. Elle ne s’était pas vraiment pressée. Elle n’aimait pas la précipitation. Lorsqu’elle entra dans son village, les habitants écarquillèrent les yeux, la rumeur s’amplifia rapidement, puis après les premiers regards mauvais, l’indifférence. Aucun d’entre eux n’avait la moindre idée de ce qu’elle avait traversé. Pire, ils s’en fichaient royalement. Ils avaient tous leurs petites vies pleines de tracas quotidien, ce que cette soi-disant élue qui poussait les femmes des autres au suicide et assassinait leurs enfants pouvait bien faire ou vivre ne rentrait pas dans leurs préoccupations. Judith déposa son cheval aux écuries, puis s’avança jusqu’à la maison de ses parents. Elle toqua à la porte, son frère ne tarda pas à l’ouvrir. Elle songea qu’il était heureux que ce ne fût pas sa mère, car elle se serait probablement sentie mal, à voir le visage de Léanh blêmir comme un galet.  
-    Judith ! s’exclama-t-il.
Sa famille, au complet dans la pièce de vie, leva la tête à l’unisson, puis se jeta sur elle pour la serrer si fort qu’elle eut du mal à respirer. Judith, pourtant peu encline aux émotions excentriques, ne put contenir les larmes discrètes qui glissèrent sur ses joues pâles. 
-    C’est si bon de vous revoir…
-    On a cru que tu ne reviendrais jamais, sanglota sa mère. 
-    C’est terminé, maintenant. Tout est fini.
Ils s’installèrent autour de la table. Judith leur raconta tout depuis son départ après la mort d’Iggy. La découverte des esprits, le combat contre Kerst, l’abandon de leurs pouvoirs de Mystiques. Ils l’écoutèrent, bouche bée, les yeux grands ouverts. Un long silence se fit lorsqu’elle eut achevé son récit. Judith porta un verre d’eau à ses lèvres, elle n’avait rien envie d’ajouter. Cela lui avait été pénible de parler ainsi, de toutes ces choses qu’elle aimerait oublier au plus vite. Ses parents, qui la connaissaient bien, ne lui posèrent pas plus de question. Il était inutile d’insister. 
-    Tu as faim ? Il est un peu tôt, mais si tu veux le dîner peut être prêt dans environ trente minutes, proposa son père.
-    Oui, je suis affamée, à vrai dire. Je ne m’en étais pas rendu compte.
Son père lui lança un doux sourire, puis ses parents retournèrent aux fourneaux. Elle dégusta un repas typique de Njord et l’apprécia bien plus qu’elle ne l’aurait cru. Les saveurs simples lui avaient manqué. Les repas en famille aussi. Lorsqu’elle eut avalé la dernière bouchée de son gâteau au beurre, elle se leva de table. Elle alla se rincer le visage puis se dirigea vers la porte d’entrée.
-    Le repas était succulent, merci. J’ai quelque chose à régler, alors, ne m’attendez pas, dit-elle à sa famille.
Son père hocha la tête avec un sourire triste. 
-    Il ne sort plus tellement de chez lui, tu devrais le trouver sans problème.
Judith baissa les yeux et sortit. Elle se dirigea vers la maison de Rowen. Njord était vidé de ses habitants qui se reposaient chez eux après une énième journée d’un labeur éreintant. Elle distingua une faible lueur à travers les carreaux de la maison du chef du village. Lorsqu’elle l’avait quitté, il y régnait un chaos qui l’avait marquée. Elle espérait qu’il avait réussi à reprendre des forces. 
Elle toqua franchement à la porte, puis entendit des pas se rapprocher sans attendre. Il débloqua la serrure, et lorsqu’il aperçut Judith devant lui, ses yeux gris félins s’écarquillèrent à un point que la jeune femme ne soupçonnait pas. Il resta là, immobile, pantois, s’agrippant à la porte de toutes ses forces. Judith, qui avait l’avantage d’être la surprise, prit sur elle pour conserver une attitude plus ou moins neutre, tant qu’elle n’était pas à l’intérieur, à l’abri des regards indiscrets et malveillants des commères du village.
-    Bonsoir Rowen.
Ses yeux gris papillonnèrent, comme si subitement son cerveau s’était remis à fonctionner. Il s’écarta de l’encablure de la porte avec un regard fuyant.
-    Entre donc.
Elle pénétra à l’intérieur et constata avec soulagement que le désordre avait disparu. Il ne s’était pas laissé aller, cela la rassura. Il l’invita à prendre place et lui offrit de la bière. Elle porta la mousse à ses lèvres tout en essayant d’organiser les mots dans son esprit. Il lança la conversation avant qu’elle n’y parvienne.
-    Je suis heureux de te voir. Vraiment heureux, tu sais. 
-    C’est réciproque, répondit Judith après quelques secondes d’hésitation.
-    Je suppose que tu as vu ta famille ? 
-    Oui. Je suis arrivée en fin d’après-midi. Nous avons dîné ensemble. Ça m’a fait du bien. 
-    Je t’épargnerai donc une seconde fois le récit de tes aventures hors de Njord. De toute façon, je crois que ça ne m’intéresse pas tellement.
Judith ne put réprimer un sourire nostalgique. 
-    Tu n’as pas ta Lance ? 
-    Non. Pour faire simple, les armes sacrées n’existent plus. Nous avons libéré les esprits qu’elles habitaient, et avec eux les pouvoirs des Mystiques. Tout est fini.
Rowen, pour la première fois depuis qu’elle était apparue devant lui, ne détourna pas son regard d’argent. Il le planta dans celui de Judith dont les prunelles brillaient du même éclat lunaire. Il avait une expression très sérieuse. La jeune femme regretta que, ces derniers temps, son attitude désinvolte se fasse trop rare.
-    Ça veut dire… Que tu es libre ? 
-    Je crois, oui.
Il se leva brusquement pour se mettre à genoux à côté de la chaise de Judith, enlaça sa taille et enfouit sa tête au creux de son ventre. Judith fut complètement prise au dépourvu. Finalement, elle posa sa tête dans ses cheveux bruns dont elle respira le parfum. Elle lui caressa la tête et le dos, se laissant emplir par un bonheur bienvenu. 
-    Rowen… Tu sais que ce n’est pas correct, tout ça, murmura Judith. 
-    Ça fait bien longtemps que je me suis débarrassé de toute correction, rétorqua-t-il sans bouger. Il ne me reste plus rien, je ne vais pas commencer à m’embarrasser de scrupules.
Il pivota sa tête et glissa vers le cou de Judith pour y déposer un baiser doux qui réchauffa le cœur de cette dernière. Il s’écarta doucement, plongeant son regard dans le sien, dans l’attente d’une réaction.
-    Je suppose que je ne peux pas aller contre ta volonté, déplora-t-il avec une tristesse infinie dans sa voix grave. Je comprends qu’une femme telle que toi ne souhaite pas s’embarrasser du vieux débris que je suis, ni des quolibets qui l’accompagnent.
Il se releva, puis entreprit de s’éloigner lorsque la main de Judith s’agrippa fermement à son bras. 
-    Je te veux. Depuis que je suis en âge de comprendre ce qu’est l’amour. Avant même que tu me regardes comme ton égale, comme une adulte. Je vis avec cette culpabilité depuis bien plus longtemps que toi.
-    Ah, rectification, je ne me sens pas coupable le moins du monde, répliqua-t-il avec malice. 
Judith soupira avec une lassitude joyeuse. Toujours égal à lui-même.
-    Je crois que j’ai peur, tout simplement. Je n’ai pas envie de passer ma vie à me sentir honteuse de t’aimer, ni coupable de t’avoir enlevé tout ce qui t’étais le plus cher.
-    Je te fais plus peur que Kerst ? s’exclama-t-il avec un étonnement feint.
-    Arrête, je suis sérieuse ! 
-    Je sais, je sais… Si je comprends bien, tu ne veux pas te cacher, mais tu ne veux pas affronter chaque jour le regard des gens d’ici ?
-    Je crois qu’on peut le résumer ainsi…
-    Dans ce cas, la solution est simple. Nous n’avons qu’à nous en aller.
Judith avait déjà pensé à cette option, bien sûr, mais qu’il lui propose lui enleva un poids énorme dans la poitrine. Un poids qu’elle traînait depuis trop d’années pour une vie si jeune. Elle acquiesça avec un sourire soulagé. Elle savait qu’il n’aurait aucun mal à quitter son rôle de chef de Njord, et que les villageois ne les retiendraient pas non plus. Le seul bémol était sa famille à elle, mais avec un peu de chance, ils accepteraient de partir avec eux, qui sait ?
-    Toirneach, tu connais ? lui demanda-t-il.
-    Je sais vaguement où cela se trouve.
-    C’est l’endroit idéal. Un joli village avec des étangs et des canaux partout, des moulins à aubes, un climat moins rude qu’ici et une vie sans histoires. 
-    Quand partons-nous alors ? 
-    Au plus tôt. Je suis vieux, et si tu veux des enfants, il vaut mieux qu’on se dépêche ! lui lança-t-il avec un regard un brin grivois.
-    Je t’ai connu plus subtil, répondit Judith en riant.

Deux jours plus tard, Judith se tenait au bord des falaises qui plongeaient dans la mer grise. Elle s’exposait au vent, plus calme depuis que Sciron était libre. Elle aspirait à plein poumons l’air marin vigoureux. Toirneach n’était pas loin de la mer du sud, mais elle n’était en rien comparable avec celle qu’elle connaissait depuis sa naissance, celle qui l’avait bercée chaque nuit, inlassablement, au rythme des vagues mourant sur les parois rocheuses. Elle regarda l’horizon brumeux, écouta les moulins tourner dans leur grincement caractéristique. Elle reviendrait sûrement, un jour, mais puisque sa famille avait décidé de les suivre, cela n’arriverait pas avant un moment, sans aucun doute. Rowen et elle partaient en premier. Ils se chargeraient de trouver des logements une fois sur place. Ils n’étaient pas inquiets. Une vie nouvelle s’offrait à eux, et avec elle, tous les possibles. 

Elle observa le vol des goélands, entendit avec nostalgie, déjà, leurs cris percer le ciel, inhabituellement bleu et clair. Alors que son esprit se retournait vers la place où l’attendait Rowen, une bourrasque souleva sa cape. Judith sourit, jetant un regard tout autour d’elle, afin d’apercevoir l’invisible. En vain, évidemment. Alors, elle leva les yeux vers les cieux, puis les ferma doucement. Elle s’imprégna de ces sensations, écouta le chant du vent. Il était temps pour les adieux.

-    Au revoir, Sciron.
 

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