Elle adressa une accolade à ses camarades d’infortune, excepté Ira. Malgré tout, elle ne pouvait lui pardonner ses actes, en particulier d’avoir si sauvagement agressé son frère. Ostara passait difficilement une nuit sans revoir Will sur ce sol enneigé, son sang partout sur elle. Elle se réveillait souvent en nage, car la terreur et l’angoisse de ce jour se rappelaient à elle dans ses songes agités. Ira ne semblait pas s’en émouvoir. C’eût été un comble, pensa Ostara.
Elle n’était pas triste de quitter Aimsir. Plus que tout, elle souhaitait retrouver sa vie d’avant, avec son frère et leurs chevaux, leur routine quotidienne, loin de tout tracas mondain et de toute superficialité. Elle savait au fond d’elle-même que les choses ne seraient jamais ce qu’elles avaient été, mais avec le temps, elle espérait que les troubles et les blessures s’amenuisent et deviennent un lointain souvenir qui ne lui pèserait plus sur le cœur. De plus, elle en avait assez de ce paysage fermé, de cet horizon caché derrière des hautes murailles, du manque de terre, de végétation, et d’odeurs naturelles. Elle trépignait de reprendre une activité, son travail lui manquait. L’oisiveté de ces derniers mois l’avait rendue agressive et renfermée, ce qu’elle ne supportait pas.
Elle mit le pied à l’étrier pour se hisser sur sa monture avec souplesse, imitée par Will à ses côtés. La Couronne leur avait fait don de deux superbes chevaux en guise de remerciement, qu’ils ajouteraient à leur cheptel. C’était une aubaine. Après des mois d’absence, ils allaient devoir travailler d’arrache-pied pour tout remettre à flot. Leurs parents étaient censés s’occuper de leurs animaux, mais Ostara savait pertinemment qu’ils avaient fait le minimum. Elle craignait même qu’ils aient délégué la tâche à quelqu’un d’autre, voire qu’ils aient totalement négligé leur devoir. Ils n’avaient pas vraiment communiqué, aussi, elle était pressée de rentrer pour constater l’étendue des dégâts. Elle pressa les flancs de sa jument, et ils se mirent en route vers le sud-est. Ils passèrent la porte d’Aimsir, pour enfin voir la plaine s’ouvrir dans toute sa splendeur vers la liberté. Elle ne put réprimer un soupir de soulagement. Ils seraient à Idunn dans quatre heures. La ville avant Midgard se détachait déjà du paysage, avec ses hautes tours aux toits en forme de poire longiligne, aux tuiles de toutes les couleurs. Ils ne s’y arrêteraient que pour se sustenter. Il ne leur resterait ensuite qu’environ deux heures de chevauchée jusqu’à Midgard, où ils iraient informer leurs parents de leur retour, puis encore trois heures jusqu’au ranch. La journée promettait d’être longue et éreintante, mais elle tenait à retourner chez elle ce jour, même s’ils devaient arriver tard dans la nuit. Elle sentait que les retrouvailles avec leurs parents ne se passeraient pas bien, en aucun cas elle ne s’attarderait. Elle ne croyait pas si bien dire.
Ils atteignirent Midgard en fin d’après-midi. Ils trouvèrent leurs parents chez eux, leur père siestant sur un fauteuil, leur mère récurant chaque coin de meuble, le visage rougit et transpirant, marqué par la fatigue et la rancœur. Lorsqu’Ostara et Will poussèrent la porte, elle écarquilla les yeux et s’arrêta de frotter la table à manger.
- Bonjour, maman, fit Ostara d’une voix peu assurée.
Mari Talamh ne cilla pas. Ostara fut déçue, quand bien même elle s’attendait à cette réaction.
- Guil, Guil ! s’écria sa mère à l’intention de son époux.
Ce dernier maugréa dans sa barbe quelque chose qui ressemblait à une injonction de ne pas le déranger, en moins poli.
- Guil ! Les enfants sont revenus ! insista-t-elle avec agacement.
Il ouvrit brusquement les yeux et tourna son visage bouffi d’un sommeil lourd vers eux, avec un regard vitreux qui se voulait concentré. Il mit quelques secondes à intégrer la situation, puis exprima sa surprise avec grossièreté, daigna enfin se lever, titubant légèrement, se rapprocha de sa femme qui n’avait pas lâché son chiffon, l’écrasant sur la table comme si elle avait voulu l’étouffer.
- Vous auriez pu prévenir, grogna-t-il.
- Nous ne restons pas longtemps, répliqua Will. Nous voulions juste vous informer que vous n’aurez plus besoin de vous occuper du ranch.
- Bah, c’est pas trop tôt ! Votre bouge avec vos canassons là, c’boulot… Comme si on n’avait que ça à faire…
Ostara sentit la boule de colère qu’elle réfrénait si fort depuis des mois lui remonter dans la gorge. Elle serra les poings et se contint pour ne pas les lui coller dans la figure.
- C’était loin d’être un bouge quand nous l’avons quitté, dit-elle le plus calmement possible. J’ose espérer qu’il est dans le même état.
- « J’ose espérer » ! Voyez-vous ça ! s’exclama sa mère, ça a mené la grande vie pendant tout ce temps alors que nous on a trimé à votre place, et ça revient avec des exigences et des beaux mots ! Et ben moi, j’ose espérer que vous allez nous dédommager pour tout l’boulot qu’on a fait avec vot’ père !
Ostara s’en étrangla de colère. Will lui posa la main sur l’épaule.
- Nous sommes revenus, c’est tout, asséna-t-il d’une voix cinglante. Merci pour votre aide. On y va, Ostara.
- C’est ça, c’est ça, maugréa le patriarche en retournant déjà à son fauteuil.
Ostara et Will tournèrent les talons sans prendre la peine de refermer la porte. L’un comme l’autre l’aurait claquée si fort que la maison s’en serait très certainement écroulée. Ostara en était sûre désormais : elle les méprisait du plus profond de son être. Elle ferait tout pour ne plus jamais avoir affaire à eux, ces bas de plafond égoïstes et aigris. Ah, ils étaient bien assortis ! Elle en vint à se demander s’ils avaient toujours été ainsi, ou si c’était leur mariage et leur proximité toutes ces années qui les avaient rendus si abrutis. Ils talonnèrent leurs montures et trottèrent à une allure soutenue une bonne partie de la route afin d’arriver au plus tôt.
Lorsqu’ils ouvrirent le grand portail de l’entrée, la respiration d’Ostara s’accéléra sous l’effet de l’appréhension, ce n’était pourtant pas dans sa nature. Ils n’avaient pas passé la barrière que des hennissements stridents résonnèrent dans toute l’écurie, accompagnés de coups de pied dans les stalles. Ostara et Will se précipitèrent à l’intérieur, et trouvèrent leurs cheveux en proie à l’angoisse et à la crasse. Émaciés, les yeux exorbités de peur, ils piétinaient dans leurs propres excréments qui leur recouvraient les membres. Plus de paille au sol, pas de nourriture, un fond d’eau, aucune lumière du jour, les pauvres bêtes vivaient l’enfer depuis un temps trop long. Ostara, pourtant peu sensible, ne put réprimer ses larmes. Des pleurs de désarroi et de rage contre ceux qui avaient laissé leurs animaux dans une telle détresse. Will, malgré l’heure tardive, ouvrit grand la porte qui communiquait avec l’enclos et libéra les cheveux qui se ruèrent au grand air, à la lumière de la lune. Ils se roulèrent, sautèrent, galopèrent, malgré leur manque de nutrition. Will éclata des bottes de foin, posa des blocs de sel sur le sol, et tira de l’eau du puits qu’il versa dans l’abreuvoir. Leurs chevaux se jetèrent sur la nourriture. Will les regarda d’un air désolé. Il retourna à l’intérieur de l’écurie où régnait une odeur nauséabonde. Ostara était déjà à pied d’œuvre avec sa pelle et sa brouette pour dégager le fumier puant des stalles. Elle était déterminée. S’il fallait qu’elle travaille toute la nuit, elle le ferait. Au fond, elle était contente de pouvoir se défouler ainsi.
Il leur fallut plusieurs jours pour tout remettre en ordre. Ils eurent la désagréable surprise, en plus de l’état de l’écurie, de trouver leur maison exactement comme ils l’avaient laissée en ce sinistre jour d’hiver. L’atmosphère était lourde, étouffante, il y régnait une odeur de renfermé. La poussière et les araignées avaient tout envahi.
Quelques semaines après leur retour, la routine avait peu à peu repris son cours. Leurs bêtes se portaient bien mieux, l’ordre était revenu, et Will préparait même sa première livraison à Idunn. Alors qu’il s’activait pour le chargement, Ostara pansait son cheval de trait. La brosse sur l’encolure, l’épaule, la jambe avant, le dos, les flancs, les hanches, la cuisse, la jambe arrière. Un passage avec délicatesse sur la tête, le chanfrein, les oreilles, puis la crinière et la queue. Elle lui cura les sabots avec adresse. Les gestes n’avaient pas été oubliés. Elle rangea ses affaires dans une boîte sur le sol, et s’approcha de l’animal. Elle colla son nez dans les poils doux de son encolure, les poils rêches de la crinière lui chatouillaient le visage. Elle l’entoura de ses bras, le caressant tendrement. Elle respira cette odeur si caractéristique qui imprégnait de nouveau ses vêtements et sa maison avec bonheur.
C’était l’odeur de son foyer.
L’odeur de sa vie à venir.