Chapitre 59 - Jin & Nodia

JIN

Jin avait oublié à quel point la vie pouvait être si simple, presque douce, lorsqu’aucune douleur ne venait la déranger. Les hallucinations se faisaient rares, et hormis une extrême fatigue qui écrasait ses membres et sa conscience, Jin se sentait bien mieux qu’elle ne l’avait été depuis trop longtemps.

— Ce sera parfait, comme cela.

Fenara attacha les rubans autour de la tête de sa fille, et les noua en une tresse colorée qui cascadait sur son dos nu. Sa mère avait soigneusement choisi une robe et des chaussures qui soient confortables et assez légères pour ne pas la fatiguer. Sur le guéridon à côté d’elle, plusieurs pots de crèmes étaient ouverts, leur contenu appliqué sur le visage de Jin pour masquer la fatigue de ses traits et rendre sa peau plus translucide. Jin n’était pas vraiment sûre d’aimer ni la robe, ni la coiffe, ni la façon dont sa peau brillait sur son reflet dans le miroir.

Mais elle aimait que sa mère se préoccupe de nouveau d’elle, et elle se raccrochait à cette sensation familière, comme si une seconde d’inattention pouvait la faire disparaître. Tant que Fenara était ici avec elle, tout le reste n’était plus qu’un terrible cauchemar. 

Jin n’avait plus rien à craindre. 

— Tout sera parfait, répéta Fenara. Je m’en assurerais personnellement.

Cela faisait plusieurs jours qu’elle était là, avec Sia, et qu’elle se laissait guider sans réfléchir. C’était si doux, si libérateur, de laisser ainsi son esprit pourrir.

— Tu ne me décevras pas, cette fois-ci, continua sa mère.

Non, Jin ne la décevrais pas. Comment le pourrait-elle, alors qu’elle n’avait plus rien à faire d’autre que lui obéir ?

— Que dois je faire ?

— C’est un bal, donc tu danseras, répondit-elle avec un léger rire. Mais par-dessus tout, tu dois apparaître puissante.

Fenara pivota le tabouret de Jin pour la regarder de face, et non plus seulement dans le reflet du miroir. Dans ses yeux blancs sans pupilles brûlait une étincelle rougeâtre, petite flamme sans chaleur de laquelle Jin n’arrivait plus à détacher le regard.

— De l’extérieur, la Toile devra croire que tu as suivi les rebelles dans le seul but de les arrêter, continua sa mère. S’ils apprennent que tu m’as désobéi, que tu as nuit aux intérêts des maegis, ils te haïront.

Et maman m’en voudra terriblement. Son estomac se serra de peur, et une bouffée nauséeuse remonta jusqu’à sa gorge. Elle ignora la silhouette de corbeau qui était apparu à la périphérie de son regard.

— Apparaît forte, et personne n’en saura rien. Tu as ta place parmi nous. A mes côtés.

Fenara sourit, tendit la main pour lui caresser la joue, et Jin se laissa aller dans ce geste d’affection qui lui avait tant manqué.

Pourquoi l’avait t-elle trahi, au juste ? Qui voudrait trahir une personne pareille ? 

— Je ne te décevrais plus jamais, promit Jin.

Le sourire de sa mère s’élargit, et elle déposa un baiser sur son front, juste sous le ruban.

— Alors tu dois te préparer. Tous les maegis qui sont importants seront là, et je serais bien entendue invitée à prendre la parole. En ces temps de guerre, nos maegis ont besoin de savoir que leur Maîtresse des Armes sait comment mettre fin à cette révolte absurde.

— Que vas-tu leur dire ?

— La vérité. Que j’ai une arme, une arme que tu m’as ramené. Ce gardien est tout ce dont j’ai besoin. 

— Sehar ? Mais…

La flamme vacilla, dans les yeux de Fenara, alors Jin prit son temps pour choisir ses mots. Les bons mots, ceux qui la feraient paraître plus forte qu’elle ne l’était vraiment.

— Il ne se laissera pas facilement convaincre de nous aider.

— Non, confirma Fenara. Mais il le fera. Je l’ai vu dans l’esprit du Maître des Temps. Comme j’ai vu que cet idiot de faune qui l’a accompagné tentera de nous tendre un piège.

Son coeur bondit dans poitrine et ses oreilles frémirent - Lo était en vie ? Comment avait-iel pu survivre à l’orage ? Si Fenara l’avait vu en empruntant le pouvoir du maître des Temps, alors Jin pouvait vraiment croire que lea faune avait survécu. Tout autant qu’elle pouvait croire qu’iel ne représentait aucun danger pour les plans de Fenara.

— Qui d’autre essayera de résister ? demanda Jin.

Sa mère haussa les épaules, comme si les candidats potentiels n’étaient que de peu d’importance.

— Fanom, comme d’habitude, mais elle arrivera trop tard. Le Maître des Portes et la Maîtresse des Voiles, mais ce n’est qu’une opposition de principe. L’Armada n’a plus qu’une poignée de navires dans le ciel, et ses pirates ne se renouvellent pas assez vite après chacune de nos contre-attaques. Ils tomberont. Personne ne peut nous arrêter, à présent.

Trois personnes. C’était tout ce que Fenara avait à peine considéré comme une menace. Quatre, en ajoutant Lo. Quelque chose tiqua, dans le fond de l’esprit endormi de Jin. Fenara ne lui disait pas tout - ou alors, elle ne savait pas tout. Il manquait quelque chose. Il manquait quelqu’un.

Il manquait Nodia. 

— Alors… il n’y a que moi, Sia, Sehar, Del, Suzette et Lo qui ont survécu à la traversée ?

— Oui. Tous les autres sont morts. Y compris Erin. Quel gâchis.

Jin se figea, le sang glacé et les yeux écarquillés, et Fenara caressa doucement ses cheveux courts.

— Tu n’as plus besoin d’elle, désormais. Tu m’as moi.

Jin se força à lui rendre son sourire, mais n’y trouva aucun réconfort ni aucun soulagement, cette fois-ci.

Erin ne pouvait pas être morte. C’était un mensonge. Sans Erin, Jin n’existait pas, pas vraiment. Perdre sa soeur pour de bon, pour toujours, c’était inadmissible. Elle préférait souffrir pour l’éternité que vivre un jour de plus sans elle, aussi douce que l’illusion soit. 

— Cette tenue sera vraiment parfaite, confirma Fenara en réajustant un léger pli dans la robe.

Jin garda son faux sourire sur les lèvres, la tension de ses traits masqués par la crème et l’habitude de prétendre qu’elle se portait mieux qu’elle ne l’était en réalité. Par-dessus l’épaule de Fenara, les spectres de ses hallucinations étaient de retour. Un corbeau noir, et une maegis identique en tout point à Jin. Elle savait que ses sens lui mentaient, cependant.

Ils lui mentaient autant que Fenara.

Jin savait ce qu’elle devait faire, avant que le mal et l’emprise de sa mère ne lui fasse complètement perdre l’esprit. Elle devait retrouver Erin, quoi qu’il lui en coûte. 

Et pour cela, elle avait besoin de Nodia.

 
***

NODIA

Ne pas avoir de corps était douloureux. Plus qu’il ne devrait être possible.

Ne pas avoir de corps, c’était comme ne plus avoir d’émotions. Elles existaient, quelque part, mais elles n’avaient nulle part où se manifester. Nodia ne pouvait ni sautiller de joie, ni tanguer d’anxiété, ni crier sa colère. Elle était forcée de dormir, étouffée dans une douceur lourde qu’elle ne pouvait ni accepter ni refuser. Se perdre dans l’ombre n’était pas si différent d’une chute entre les nuages : c’était la même moiteur lancinante, la même lumière - obscurité - qui l’empêchait de bouger et de réfléchir. Quand il n’y avait que les ombres, il n’y avait plus rien d’autre, pas même de Nodia. Et cette idée l’aurait terrifié, si elle avait eu un corps pour s’inquiéter.

Si personne ne venait l’y chercher, elle continuerait de s’y enfoncer, et finirait par disparaître…

Mais Nodia ne voulait pas disparaître. Elle ne le pouvait pas, pas quand elle avait encore son frère à sauver, Fenara a arrêter, sa mère à venger. Il y avait tant d’autres personnes qu’elle devait retrouver, aussi. Tant de personnes dont elle se souvenait avec une clarté inédite, comme s’ils étaient tous devant elle, comme si Nodia était partout pour les ressentir - avec quel corps ? Elle n’en savait rien. Il y avait Tsisco, laissé en arrière. Tous les autres valenis, disparus eux aussi dans les ombres, juste à portée de mains - si seulement elle avait des mains ! Pacôme, Chaussette, Maro, et tous les habitants de Pied-de-Troll, prisonniers des maegis, quelque part dans ce ciel orageux prêt à imploser.

Tant de personnes qu’elle devait retrouver - tant de personnes qui ne pouvaient disparaître dans ces ténèbres qui l’écrasait. 

Alors Nodia poussa. Elle s’accrocha à ses propres pensées pour ne pas s’endormir. Elle força, comme si elle cognait l’épaule contre une porte pour l’ouvrir. Mais soit la porte était un mur infranchissable, soit c’était Nodia qui n’était pas là, fantôme incapable de traverser les murs. 

Nodia poussa quand même, encore et encore, même lorsqu’elle cessa de croire qu’elle était capable de sortir de cette prison, elle poussa.

Puis, brusquement, la porte infranchissable s’ouvrit, et Nodia tomba par terre.

Son coeur battait de nouveau, sa peau frémissait, ses jambes et ses bras tremblaient sous un effort qu’ils n’avaient pas vraiment fournis, mais que son esprit y projetait déjà. Ses paupières, collées pour protéger ses yeux de la luminosité insoutenable, s’écartèrent juste assez pour qu’elle prenne ses repères. La scène était familière : un placard sans fenêtre - d’où venait cette fichue lumière, alors ? - de la fureur dans son coeur, et Jin, recroquevillées en larmes dans un coin. 

Cette fois-ci, la maegis n’avait pas peur d’elle, cependant, et la valeni n’avait aucune épée à lui pointer sur la gorge. Avec un peu de bonne volonté, ce dernier point pouvait vite s’arranger.

— Nodia !

Jin se précipita vers elle, et la serra dans ses bras. Encore hagarde, Nodia se laissa faire quelques secondes, avant de la repousser sans ménagement pour se remettre sur ses pieds. La valeni tangua sur place, un cri au bord des lèvres - elle ne pouvait pas encore le laisser s’échapper, pas tout de suite, pas encore. A la place, elle signa un seul nom, comme une question.

— Sehar ? répéta Jin. Il est enfermé dans une chambre, mais il va bien. 

Nodia voulait lui demander de l’y emmener immédiatement, mais ses jambes tenaient mal sur ses pieds fatigués, et Jin aussi tremblait. Aussi forte soit l’envie de foncer pour aller sauver son frère, Nodia devait être prudente.  

Dis-moi ce qu’il s’est passé.

Nodia claqua des doigts pour attirer l’attention de la maegis, trop occupée à essuyer ses larmes, et répéta sa question. Le récit de Jin, entrecoupé de sanglots, l’écrasa autant que les ombres. La maegis avait cédé à Fenara, parce qu’elle voulait retrouver sa mère, parce que tout était trop difficile. Elle n’avait rien fait pour l’empêcher de transférer le pouvoir du maître des temps dans le corps de Del, même si elle savait que cela pouvait lui coûter la vie - et non, elle ne savait pas s’il était vraiment mort, ou seulement inconscient. Nodia était déjà furieuse, mais la suite manqua de lui faire relâcher le cri qu’elle retenait encore péniblement. Si Sehar était encore vivant et en bonne santé, c’était parce que Fenara comptait sans servir pour démontrer sa puissance. Elle n’hésiterait pas à en faire sa marionnette, comme elle avait déjà manipulé des centaines de personnes avant lui pour atteindre ses objectifs.

Rien de ce que Jin avait à lui dire n’était une bonne nouvelle. Avec Sia, elles étaient à trois contre Fenara et des dizaines de soldats, si elle en croyait les informations de la maegis.

Et Suzette ?

— Je sais qu’elle est enfermée aussi, mais je ne sais pas où…

Nodia prit une lente inspiration, et garda l’air coincé dans ses poumons, sans y réfléchir. Elle se sentit brusquement trop lasse, trop épuisée. Etait-ce les effets secondaires de son passage dans les ombres ? Sa présence au-delà du monde ? En avait-elle juste assez, de pousser, de lutter, de se battre, encore et encore, si c’était pour une fois encore dépendre de l’aide incertaine d’une maegis qui pouvait se retourner contre elle d’un instant à l’autre ?

Elle relâcha lentement son souffle. Elle n’avait pas le choix, de toute façon. Elle ne pouvait pas attendre que la solution se présente clairement et simplement à elle. Nodia et Jin devaient agir avant que l’emprise de Fenara sur cette dernière ne devienne insurmontable, et avant que l’enchanteresse ne remarque la présence de Nodia dans son château isolé dans l’orage.

Ce chateau, il a des passages secrets ? Comme l’autre ?

Jin fronça les sourcils, plissa le nez, puis haussa les épaules.

— Non… Mais… Il y a des ventilations ? Et des conduits pour les déchets… C’est juste que…

Son regard se tourna aussitôt vers une minuscule lucarne que Nodia n’avait même pas remarquée, cachée entre deux étagères - la voilà, la source de cette atroce lumière ! - et Nodia comprit aussitôt où étaient parties ses pensées. Pour entrer dans ces conduits, elles devraient passer par l’extérieur, escalader les parois dehors dans la tourmente pour se faufiler à l’intérieur.

A moins que…

On peut y entrer par le milieu ? Un même conduit alimente plusieurs endroits, non ?

Le regard de Jin s’illumina, deux étincelles de feu dans ses yeux blancs, et elle ouvrit la bouche plusieurs fois avant de la refermer, sans émettre aucun geste non plus pour expliciter ses pensées. Finalement, elle s’accroupit au sol, et y fit glisser son index pour tracer un plan sommaire du château en éclats lumineux, avant d’indiquer ce qui ressemblait à une grosse cerise.

— S’il est bâti comme la majorité des châteaux de cette période, je crois… je crois qu’on pourrait atteindre Del par ici.

Et Sehar ?

Jin tordit les lèvres, et secoua la tête.

— Sa chambre est connectée aux quartiers de mam… de Fenara. C’est trop risqué. Pour le moment. 

Elle avait appuyé sur la dernière phrase, comme si cela suffirait à calmer la fureur de Nodia. Pour le moment, la seule chose qui l’empêchait de se confronter directement à l’enchanteresse, c’était la fatigue qui paralysait ses muscles. Pour le moment, atteindre Del était mieux que d’attendre ici - mais ensuite ? Que feraient-elles ? Que pourraient-elles faire ? Fuir, réveiller Del ?

— On pourra utiliser le pouvoir du Maître des Temps, pour savoir comment retrouver les autres. Pour savoir comment sauver Erin. Et Sehar.

Nodia n’avait même pas signé les questions qui la préoccupaient, mais c’était inutile. Jin savait. Nodia était toujours épuisée, et des larmes coulaient encore des yeux de la maegis. Peu importe. Elle étira son cou, tendit sa main vers Jin, et l’entraîna avec elle au-dehors dès que ses doigts se refermèrent sur les siens.

***

JIN

Un seul faux pas, et Fenara saurait que Nodia était ici. Que Jin l’avait trahie. 

Cacher l’essence magique de la valeni était difficile, plus que la dernière fois qu’elle l’avait fait - il y a si longtemps, déjà. Jin n’avait aucun costume, aucun artefact, aucun outil pour l’aider. Rien, si ce n’était la main de la valeni dans la sienne, qu’elle avait peur de brûler si le sortilège qui la dissimulait lui échappait.

L’orage, à sa manière, prodiguait une maigre couverture. Dans son chaos, distinguer les sortilèges et essences magiques demandait bien plus de concentration. Mais Jin n’était pas certaine de vouloir compter la tempêter comme une alliée, car cela voulait aussi dire que Nodia et elle auraient plus de mal à localiser les soldats et les pièges installés sur leur route. Jin ne sentait ces derniers qu’un pas avant qu’elles ne posent le pied dessus ou que leurs mouvements ne les provoque. Elle ne repérait les soldats que quelques secondes avant qu’ils ne tournent dans le couloir dans laquelle elles avançaient à pas feutrés. Elles coururent plus pour se cacher que pour avancer vers leur objectif. Jin n’osait ni parler, ni réfléchir trop haut, de peur qu’en s’entendant trop fort, elle doute de nouveau. 

Mais avec Nodia à ses côtés, surmonter les obstacles qui se présentaient était plus aisé qu’elle ne l’aurait imaginé. Lorsqu’une paire de soldats échappa aux sens de Jin une seconde trop tard pour qu’elles ne se cachent, Nodia prit ce maigre instant pour sortir une masse des ombres et les assommer froidement. Leur corps tombèrent sans un bruit sur un coussin de ténèbres, et ni Jin ni Nodia ne fit un geste pour lâcher la main de l’autre lorsqu’elles se penchèrent pour traîner les soldats inconscients hors du chemin, dans la cachette qu’elles auraient utilisé si seulement Jin les avait senti plus tôt.

Evoluer ainsi l’une à côté de l’autre lui fit comprendre à quel point maegis et valenis pouvaient être redoutables, ensembles. Si Zakaria s’était entraîné correctement avec ses deux magies, le prince aurait été impossible à stopper - à moins que ses magies ne se soient consumées s’il les laissait trop grandir. 

Parce qu’il y avait quelque chose de dangereusement grisant, dans la façon dont leurs deux magies se répondaient en cet instant. En harmonie puis à contretemps la seconde suivante, une pression qui lui donnait autant envie de l’enlacer que de la fuir.

Encore une autre raison de ne pas penser trop fort. La seule chose qu’elles devaient faire, c’était courir, se cacher, entrer dans le conduit. Espérer que personne ne remarquerait les deux gardes que Nodia avait assommé. Espérer qu’ils ne se réveillent pas trop tôt, que le coup qu’elle leur avait porté aie effacé leur mémoire.

Jin ne parla pas, ses signes ramenés à une poignée de mots. L’entrée du conduit était là, caché derrière une plaque de verre plus opaque que le reste, plus étroit que Jin se l’était imaginée. Nodia regarda l’entrée, le regard indéchiffrable. Puis elle lâcha sa main - Jin ne fit aucun geste pour l’en empêcher, mais sa magie courut après elle pour la recouvrir, la cacher encore, même si la distance rendait tout plus difficile. Elle lâcha sa main, et s’engouffra à l’intérieur. Dans l’obscurité quasi complète du conduit, Nodia avançait bien plus vite qu’au-dehors. Elle avançait d’autant plus vite que la seule source de lumière était la peau translucide de Jin, désormais. La valeni fuyait presque la brûlure de sa magie, alors que c’était cette dernière qui l’empêchait d’être vue, qui l’empêchait de ressentir toutes les autres douleurs qui pouvaient lacérer sa chair.

La sueur qui tombait sur les paupières de Jin l’empêcha d’y penser davantage - de trop penser, de penser trop fort - et elle ne se concentra plus que sur leur destination, indiquant quand tourner à Nodia d’une pression sur ses chevilles.

Le tombeau du Maître des Temps était la dernière pièce sur la trajectoire du conduit. Jin pouvait sentir son aura bien avant de s’être extirpée de l’étroit passage, bien avant d’avoir tiré ses côtes écrasées du boyau qui les avaient avalées. Elle ne percevait plus Del, sous cette magie. 

Lorsqu’elle vit son corps, immobile et allongé, ses traits d’habitude si expressifs même dans son sommeil, Jin eut une brusque envie de vomir. A la place, elle pleura - un unique hoquet de douleur, suivi de deux larmes qui glissèrent sur ses joues.

Nodia s’approcha de Del, une colère infinie dans ses yeux et au bout de ses doigts. Jin sentit son envie d’hurler, de détruire, de réduire le château en cendres - elle fit de son mieux pour la cacher encore, encore quelques instants, tant que c’était possible. La valeni s’approcha de Del, et toute sa fureur se contint dans un seul geste, une simple caresse sur la joue du garçon.

Puis la colère disparut brusquement, et son regard s’éteignit.

Dès que ses doigts frôlèrent sa peau, le Maître des Temps lui avait ouvert son pouvoir sans résistance, comme s’il n’attendait qu’une main amie pour partager tout ce qu’il avait à dire, tout ce qu’il avait vu. Entre les lèvres du Nodia s’échappa la musique sans paroles d’une comptine - puis elle rouvrit les yeux, aussi brusquement qu’elle les avait fermé, écarta la main et recula d’un pas.

La valeni regarda Del quelques instants, les mains tremblantes et les lèvres encore entrouvertes. Puis elle se tourna vers Jin, une panique nouvelle dans ses yeux noirs, mais une panique résolue, presque résignée. Lentement, elle signa une réponse à la question silencieuse de la maegis. Qu’avait-elle vu ? Que lui avait-il montré ?

J’ai vu la fin. Il n’y a qu’un chemin pour vaincre Fenara, et aucun de nous ne l’a emprunté.

***

NODIA

Lorsqu’elle toucha la joue glacée de Del, la première chose que Nodia vit fut sa mère.

Myria Nidré, si jeune encore, qui recevait sa nomination parmi les Soldats de la Nuit - la raison pour laquelle Nodia avait si désespérément eu envie de les rejoindre. 

Fenara et Orane qui tordaient dans l’ombre l’esprit de Myria pour la garder sous leur contrôle, espérant que l’enfant qu’elle attendait aurait le pouvoir qu’ils recherchaient.

Myria, partie sans sa fille, qui annonçait pour la première fois l’existence de Nodia au père de son second enfant, au père qui aurait été prêt à aimer Nodia comme si elle avait toujours été la sienne.

Sa rencontre avec Maro, lorsqu’elle était partie pour retrouver Nodia, confiante et forte à présent qu’elle était libérée de l’influence de Fenara et d’Orane.

Cela n’avait pas suffit. 

Nodia vit sa mère mourir, tuée par des Féroces enragés par Fenara. Elle sentit tous ses regrets, toute sa détresse, alors que son ombre s’étiolait entre les pattes impuissantes d’Edgard Dune. C’était ici que le chemin de Myria s’arrêtait. Celui de Nodia avait déjà commencé, et continuerait encore.

Elle vit Maro faire tout le chemin, de Queue-de-Carotte à Pied-de-Troll jusqu’au manoir, rien que pour chercher Nodia. La jeune fille se souvenait encore du jour où elle était arrivée, avec Chaussette et Pacôme, à peine plus âgés qu’elle. La première fois qu’elle avait rit, depuis trop longtemps.

Elle vit Tsisco, enfermé dans la Tour au milieu du désert, qui attendait qu’on le laisse partir à la recherche de son fils, impatient et impuissant. Douloureusement inquiet, parce que la dernière fois qu’il avait attendu ainsi, c’était les silhouettes de Myria et Nodia qu’il cherchait dans les dunes de sable, pendant des années et des années, en vain.

Nodia vit sa propre vie qui coulait entre les doigts du Temps, entremêlée à celle de tant d’autres personnes. 

Puis elle vit sa mort - toutes ses morts.

Il y avait tant de chemins qu’elle pouvait emprunter pour le reste de ses jours, et peu d’entre eux l’amenaient au-delà de l’orage qui grondait au bout du monde. Mais la vie de Nodia ne se résumait pas à une seule personne, ni à ses seules décisions. C’était aussi celle de Sehar, et de Tsisco, et de Maro, Chaussette et Pacome, et de tous les valenis, et tous ceux qu’elle aimait et de tout ce pour quoi elle voulait se battre.

Elle ne pouvait pas choisir un chemin pour elle-même. Si elle voulait protéger ceux qu’elle aimait, il fallait qu’elle les choisisse eux. Et elle espérait - non, elle savait - que si elle mourrait, ce ne serait pas en vain. Si son chemin s’arrêtait, ceux qui avaient partagé sa route continuerait.

Alors elle rouvrit les yeux, revint au monde, face au chemin qu’elle devait emprunter.

Elle fit quelques pas vers Jin, et la regarda dans les yeux, sondant ses iris sans pupilles, blancs comme un nuage, pour y trouver tout ce qu’elle avait vu avant que le souvenir n’en disparaisse de sa mémoire.

Tu sauras mentir à Fenara.

Pas un ordre, pas une question. Nodia en était certaine, même si Jin ne le savait pas encore.

Il faut partir. Elle est en route.

Elle prit la main de la maegis pour la tirer vers le conduit, et l’y poussa en premier. Lorsque Nodia referma la trappe sur elle, ramenée contre la paroi d’une main d’ombre, elle entendait déjà des pas résonner dans le couloir. Peu importe. Elle pressa Jin en avant, s’accrochant aux visions que lui avait donné Del pour ne pas les perdre.

Nodia avait un plan qui les sauverait, à condition que chacun de ses alliés dévie de sa route.

Si elle échouait, elle mourrait, et entraînerait tout ceux qu’elle aimait dans sa chute.

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Nanouchka
Posté le 04/08/2022
Très beau.
Nodia reprend sa place centrale dans ce récit. D'une certaine façon, elle reste la plus héroïne de tous les personnages, j'ai l'impression.
L'écriture devient plus fluide et riche, il se passe plein de choses, tes paragraphes s'allongent, tu sembles plus à l'aise avec les magies que tu as développé. C'est chouette.
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