Chapitre 60 - De cela, au moins, iels étaient certains

Notes de l’auteur : Deux personnages qu’on n’a pas vu depuis longtemps font leur retour, donc si vous voulez vous rafraichir la mémoire : Tsari le cheval est parti au chapitre 15, et Pamplemousse la gnome est apparue au chapitre 34.

Tsari était un cheval, et son nouvel ami n’en était pas un. 

De cela, au moins, il était certain.

— T’es sûr que c’est par là ? Nan parce que franchement…

Le minuscule bipède juché sur le dos de son nouvel ami avait un hennissement particulièrement agaçant, alors pour faire bonne mesure, Tsari plaqua ses oreilles en arrière.

— Oui. Ce château n’est pas si grand, on va les trouver.

Sa voix était grave, comme le grognement d’une créature prête à dévorer chevaux et poulains sans aucun état d’âme. Pourquoi Tsari n’avait pas peur de lui, alors ? Il n’en avait pas la moindre idée. Tout comme il ne savait pas où leurs sabots et coussinets les mèneraient. 

— Oh putain ! Pacome, t’es bourré ou suicidaire ? Y’a une vingtaine de soldats là !

Le bipède avait empoigné un bras de métal, et Tsari le regarda d’un oeil mauvais. Il les connaissait, ces bras qui ne se pliaient pas mais qui assourdissaient les honnêtes équidés, et il n’avait aucune envie que le bipède s’en serve. Il se détendit légèrement lorsque la bipède installée sur son propre dos, à l’aura calme et assuré, flatta son encolure de la main.

— Ils n’ont pas de loup, rassura-t-elle d’une voix qui donnait envie à Tsari de la suivre au bout du monde et au-delà. 

— Non, ils n’en ont pas.

Le nouvel ami de Tsari découvrit des babines capables de déchiqueter la chair en un claquement de mâchoire, et un frisson parcourut l’échine du cheval. Les deux quadrupèdes échangèrent un bref regard, cependant, et Tsari sut que ce n’était pas lui qu’il comptait dévorer. S’il n’avait pas peur de cette créature à l’apparence si grotesque et terrifiante, c’était que son instinct de cheval lui soufflait qu’il pouvait lui faire confiance. Qui que soit son nouvel ami, c’était sa route qui le mènerait à la liberté.

Une dernière bataille, pour que la chasse arrive enfin à son terme.

***
J’aime la forme de ta petite ombre sur mon coeur
Et je sais que tu aimes la mienne dans tes yeux
Lorsque je m’endors je la vois encore
Laisse-moi te bercer encore un petit peu…

***

Les ailes de Sia brassaient frénétiquement l’orage, portées par un sortilège qu’elle peinait à maintenir. Sur son dos, sa cavalière trop grande fredonnait la mélodie d’une ancienne comptine que le corbeau avait entendue de nombreuses fois chantées par des mères valenis. Nodia ne chantait pas les paroles, mais Sia les connaissait par coeur. Oh, qu’elle aurait aimé que Fenara la lui chante, quand elle n’avait été qu’un tout petit corbillot malade ! 

Mais des chansons, elle n’en avait eu que pour Jin et Erin. Sia ne leur en avait jamais voulu, bien sûr. Elle aimait ses soeurs comme elle avait aimé son frère, avec tout son petit coeur d’oiseau. 

Elle avait seulement espéré… non, elle espérait toujours, que Fenara sache les aimer aussi en retour.

— On y est ! croassa Sia.

Un éclair fendit le ciel rouge de nuages, et éclaira la façade d’un château sur lequel des dizaines de plus petites embarcations avaient été sécurisées. Plus que quelques battements d’ailes, et elles y étaient. Sia ne savait pas ce qu’elles trouveraient là-bas, ni si les visions que Del avaient partagées avec Nodia les aideraient à stopper Fenara, à mettre fin à la guerre civile qui déchiraient son monde et sa propre famille. Mais elle savait qu’elles feraient tout pour sauver les leurs, quoi qu’il en coûte.

De cela, au moins, elle était certaine.

***

— Tu pensais vraiment pouvoir te mesurer à deux kévriens avec juste une poignée de bouseux, petit con ? 

Ressa referma sa prise sur le col du valeni, qui s’accrochait et la repoussait tout à la fois, incapable de se décider entre prendre la fuite ou empêcher la kévrienne de lâcher prise. Puisque ses jambes fouettaient l’air au-dessus du vide, la deuxième option était la plus sage, mais Orane n’avait rien d’un génie non plus. Et même si le combat était terminé, Ressa n’était pas indemne, loin de là. Alors si cet idiot faisait le moindre geste suspect, elle n’hésiterait pas à le jeter par-dessus bord.

— Il vous reste un bateau quelque part ? intervint Tsisco. J’ai perdu mes bébés dans l’orage, vous voyez. Je dois les ramener à la maison tous les deux.

Ressa retint un sifflement agacé lorsqu’elle vit le jeune kévrien se traîner à demi sur le sol pour la rejoindre au bord de la falaise. Quel sale gosse. Il ne pouvait pas faire la sieste pendant qu’elle s’occupait de tout ? Ces saloperies d’abradjiens lui avaient arraché la peau des bras et transpercé la queue des dizaines de fois ! Par le Magicien, était-ce une flèche dans son… ?

— Nodia ne t’appartient pas, vermine, cracha finalement Orane. 

Ressa le jeta d’un geste brusque sur la terre ferme. Une chute mortelle paraissait une fin trop tendre pour ce grotesque individu. Il tomba au pied des corps gémissants ou déchirés des chasseurs et des quelques valenis qui l’avaient accompagné, la plupart si gravement blessés que la kévrienne n’était pas certaine qu’ils survivent à la tempête. 

— Tu n’es qu’un pion, siffla-t-elle. Rien ne t’appartient. Pas même ta vie, hein ?

Elle serpenta jusqu’à lui, et le saisit de nouveau, cette fois-ci pour le comprimer avec sa queue, comme ses ancêtres lorsqu’iels se préparaient à dévorer une proie. Ressa plongea ses yeux dans ceux de son adversaire, y planta son âme acérée dans les remous furieux de la magie d’ombre du valeni. Même si l’esprit de cet homme la révulsait, ils étaient à court d’options. Et elle n’abandonnerait pas tant qu’elle ne serait pas certaine que cet empoté de petit lézard était en sécurité.

— Dis-moi, qu’est-ce qu’elle a sur toi, cette magos ? Pourquoi tu te bats pour quelqu’un qui veut exterminer les tiens ?

Ses yeux noirs lui résistèrent tant que ses bras bougeaient encore. De maigres filets d’ombres s’échappaient de ses doigts et de sa bouche pour tenter de repousser la kévrienne, mais c’était peine perdue. Orane avait épuisé toute son énergie au combat, et même si Ressa n’était pas une Gardienne, ce n’était pas la magie des protectrices du désert qui leur permettait de lire dans le coeur des autres créatures. L’esprit d’Orane céda brusquement, les larmes brûlant ses yeux et écrasant ses poumons.

— Je voulais juste… quelque chose. N’importe quoi. Quelque chose qui soit à moi, rien qu’à moi.

Ressa ressentit le gouffre sans fond de la détresse du valeni, aussi durement que si ses propres écailles en avaient souffert. Elle vit les années en bas de l’échelle, à enchaîner les erreurs et à tout perdre, à ne pas comprendre pourquoi ni comment il échouait tout ce qu’il entreprenait, à subir le mépris de ses pairs qui ignoraient sciemment ses tourments. Ressa frissonna, lorsque le soulagement brûla l’âme d’Orane à l’arrivée de Fenara dans sa vie. D’un seul coup, quelqu’un s’intéressait à lui, quelqu’un lui tendait la main, et ce n’était pas n’importe qui. Il ne comprenait pas ce que cette maegis d’une puissance rarement égalée pouvait bien vouloir de lui, mais elle trouva quoi lui demander. Lui dire non n’avait même pas traversé l’esprit d’Orane - pas avant trop longtemps, pas avant qu’il ne soit trop tard.

 —  Tout ce qu’elle donne… tout ce qu’elle prétend donner, elle le reprend. Je n’ai jamais été personne, avant elle. Sans elle, je ne serais plus rien.

Ressa le relâcha brusquement, et le valeni tomba sur le côté avec un gémissement de douleur. Il n’essaya même pas de se relever, et resta là, vidé de sa force et de toute volonté.

— Je n’ai pas besoin de regarder ta maegis dans les yeux pour savoir qu’elle ne te donnera plus rien, siffla Ressa. Elle ne prendrait même pas le temps de te tuer pour mettre fin à ton calvaire. Moi non plus. Je suis fatiguée, Tsisco est fatigué, je parle même pas de cette pauvre gamine.

Elle soupira, et ses yeux cherchèrent l’endroit où Erin s’était enracinée, la tête penchée en avant comme endormie debout. La majorité de ses branchages s’étaient brisés et un bras entier avait été arraché sans que ni sang ni sève ne coule, si bien que sa silhouette n’avait plus rien de celle d’une maegis. Plus depuis longtemps. Dans son état, même quelques heures de repos ne suffiraient pas à lui rendre l’énergie nécessaire à créer un nouveau navire. Erin avait trop donné d’elle-même pour une seule vie.

Orane n’avait aucun bateau caché dans les parages non plus. Ressa l’avait pressenti avec certitude. Sa mission, c’était de crever ici, de les retarder, pour diminuer la résistance qui se présenterait face à l’enchanteresse lors de la bataille finale. Fenara n’avait jamais prévu que le valeni serait à ses côtés, ni au moment crucial de sa guerre, ni dans sa victoire.
Et puisque les serpents ne volaient pas, Ressa et Tsisco étaient coincés ici. Elle inspira, et replanta son regard sur le corps poisseux de sang de son adversaire.

— Pas sûr que tu survives, mais t’es pas encore mort, et tes soldats non plus. Alors tu vas te mettre sur tes petites jambes, et tu vas panser leurs blessures avec moi. 

— Ressa, tu ne crois pas qu’on a mieux à faire ? s’indigna Tsisco.

Le gamin planta ses yeux bleus de sale gosse dans les siens, et serpenta péniblement jusqu’à elle pour lui faire face. Ressa secoua la tête, avant d’attraper la flèche plantée dans le bas de son dos et de la déloger brutalement. Tsisco couina de surprise et de douleur, et plaqua une main sur la plaie qu’elle venait d’ouvrir.

— La bataille est finie, gamin. On ne pourra pas sauver tes bébés, cette fois-ci. 

Tsisco protesta plusieurs fois, pestant contre elle, menaçant Orane, hurlant contre l’orage. Elle aurait voulu crier avec lui, mais elle n’en avait plus la force, alors il cria pour deux, pendant quelques temps. Puis il la rejoignit, résigné, abattu, et nettoya avec elle les blessures qu’ils avaient infligées aux chasseurs d’Orane. Ce dernier se releva aussi, si longtemps après qu’elle l’avait laissé que Ressa commençait à croire qu’il avait succombé à ses blessures. Le valeni tenait à peine sur ses pieds, et pendant quelques instants Ressa crut qu’il ne s’était mis debout que pour tenter une dernière, vaine attaque contre eux. 

Mais non. Orane s’agenouilla près d’un blessé, et aidé de ses ombres tremblantes, recousu les déchirures, les unes après les autres, avec la lenteur du condamné.

Ressa ferma les yeux, juste le temps d’un battement de coeur épuisé. Savoir qu’elle ne pouvait plus rien faire pour Sehar et les autres la tourmentait plus qu’elle ne voulait le montrer. Ils ne pouvaient plus rien faire pour ceux qu’ils aimaient. Rien, si ce n’était les attendre, aussi longtemps qu’il le fallait, pour être là lorsqu’ils auraient besoin de quelque part où se reposer, après la bataille.

Parce qu’ils survivraient. De cela, elle devait être certaine.

***

— C’est quoi ce truc ? Un boulet de canon ?

— C’est ensorcelé, en tout cas.

— Ben voyons. On l’évite ou on le ramasse ?

— On le ramasse, bien sûr.

Bien sûr. Je te regarde, Peri. Si tu crèves, c’est Aren qui sera mon co-capitaine !

Pamplemousse s’adossa au mat derrière elle, et leva les yeux vers Hypérias Mazteroff. Personne ne l’appelait jamais par son nom complet - Hypérias, c’était vraiment moche, en même temps. Peri lui allait bien mieux. Cette dernière adressa à la gnome une petite moue vexée, aussitôt suivie d’un sourire confiant et provocateur. Puis la maegis se hissa sur la proue, debout face à l’orage, et offrit ses bras nus à la tourmente. 

Pamplemousse ne connaissait pas la maegis depuis assez longtemps pour comprendre sa magie. Si elle devait s’aventurer à la résumer en deux éléments, elle aurait simplement dit que son art mélangeait les pyrotechniques lumineuses de la Toile à un bardisme gnome plus traditionnel. Le chant qui s’échappait de ses doigts blancs éclaira les nuages noirs et les fit danser autour de l’orbe, amortissant sa vitesse et contrôlant sa course. Péri se retourna pour garder sa proie en vue alors qu’elle l’amenait doucement vers le pont pour l’y faire atterrir, et relâcha la mystérieuse pièce de bois dans un dernier sifflement ensorcelé. 

La chose était plus haute et plus large qu’une gnome, et une simple pression sur le sortilège qui l’englobait suffit à désagréger les tiges de bois entrelacées qui la composaient. Son contenu se répandit sur le sol, deux corps enlacés eux aussi, lacérés par le vent et la pluie. 

Zaza ?

Pamplemousse courut vers eux, et confirma en un coup d’oeil l’impression qui l’avait saisie dès qu’elle avait posé les yeux sur eux. C’était bien le prince, là devant elle, et dans ses bras, lea faune Lo. Tous les deux mortellement blessés, leur magie à peine plus qu’une étincelle dans leurs coeurs fatigués. 

— Rami ! Odéon ! On a besoin de guérisseurs ! Tout de suite !

La faune et l’hybride aux oreilles et à la queue de lion les rejoignirent aussitôt, et d’autres de leurs soigneurs qui avaient entendu son appel accoururent à leur tour. Pamplemousse laissa Péri la tirer en arrière pour ne pas rester sur leur chemin, et la gnome les observa péniblement séparer les deux blessés pour les examiner individuellement. Si Lo resta inconscient, il ne fallut que quelques instants à se faire manipuler par Odéon pour que Zakaria ne rouvre les yeux. Il repoussa la faune et les autres soigneurs, et continua de se débattre même lorsque ces derniers le plaquèrent au sol, les mains tendues vers Lo et la bouche ouverte comme s’il cherchait à les mordre.

— Hey ! Calme-toi, nigaud ! l’interpella la gnome avant qu’il ne se décide à planter ses crocs dans le bras d’un innocent. Ils sont là pour aider !

Zakaria ne s’arrêta de bouger que lorsque ses yeux noirs croisèrent ses iris verts, et Pamplemousse lui adressa un large sourire en réponse à sa mine incrédule.

— Mousse ? 

— Ce sera Capitaine Mousse pour toi. Bouge pas trop, tu es dans un sale état.

— Lo…

— Pas d’inquiétude, on s’en occupe, coupa Péri.

Zakaria fronça les sourcils alors qu’il examinait la maegis avec perplexité, l’esprit visiblement embrumé par ses récentes aventures.

— Toi, tu es… tu es… une des petits enfants de Fanom Mazteroff, non ?

Péri lui tapota l’épaule avec douceur, et sourit en acquiesçant.

— Capitaine Hypérias Mazteroff, pour vous servir. Péri me va très bien aussi, t’embêtes pas.

Il lui rendit à demi le sourire, aussitôt chassé par une grimace de douleur. Cela ne l’empêcha absolument pas de se relever, cependant, ce qui ne surprit pas Pamplemousse. Puisque c’était une très mauvaise idée de le laisser faire, Péri et elle n’eurent pas besoin de se concerter ni des indications d’Odéon et des autres soigneurs pour le forcer à rester allongé.

— Bouge pas, j’ai dit ! ordonna la gnome.

— Mais Suzette… Nodia et Sehar… Je dois…

— Tu dois rien du tout, le coupa Pamplemousse. 

— Le Lamantin est en route vers les Déïnides, expliqua Péri. S’il se passe quelque chose…

— Ce sera là-bas, compléta Zak. Bien. Combien d’heures ?

— Trop peu pour que tu sois rétablis à temps, si c’est ce que tu crois qu’il va se passer, répondit Pamplemousse. On a un cachot avec un lit pour l’enfermer ?

— Pas à ma connaissance, répondit Péri.

— Je…

Pamplemousse plaqua une main sur la bouche du prince pour l’empêcher de parler, et planta ses yeux dans les siens avec détermination.

— Ecoute-moi deux secondes, Zaza. Je sais pas comment t’as réussi à en arriver jusqu’à là vivant, mais c’est fini, tu m’entends ? Tu n’as pas à sauver le monde tout seul, mon fantastique crétin d’ami. Tu n’as jamais eu à le faire. Nous sommes là aussi. Pour te sauver toi. Pour nous sauver nous-mêmes, et le reste avec s’il le faut !

— Ce que Mousse veut dire, ajouta Péri, c’est que dans quelques secondes, je vais t’endormir avec un sortilège et tu vas te reposer pendant qu’on prépare notre coup d’état. 

— Non ! protesta-t-il. Je…

— Bonne nuit, Zakaria Nahara. 

Péri déposa un baiser sur son front, et les paupières bleu nuit du prince se refermèrent avec douceur. Les deux capitaines reculèrent pour laisser les soigneurs l’embarquer vers la cale avec Lo. Pamplemousse les regarda disparaître à l’intérieur, puis échangea un regard avec Péri, et y lut le même pincement d’angoisse qu’elle sentait dans son coeur. La maegis lui adressa un demi-sourire, puis fit un signe de tête vers l’escalier.

— Tu le pensais vraiment ? demanda Péri.

— Quelle partie ?

— Qu’il devait t’appeler Capitaine Mousse.

La gnome cligna plusieurs fois des yeux, et éclata finalement de rire. Elle posa les poings sur les hanches, triomphalement, et regarda la tempête avec bravade. Elle ne savait pas si son ami se remettrait de ses blessures, ni si l’Armada, telle que Péri et elle la pilotait, s’en sortirait aussi. Leur projet était totalement insensé, après tout. Mais elle croyait ce qu’elle avait dit à Zakaria. Que ni lui ni personne n’avait à sauver le monde tout seul. Si elles perdaient cette bataille, quelqu’un gagnerait la guerre, au nom de toutes les personnes qui avaient juste envie de vivre. De cela, au moins, Pamplemousse en était certaine.

— Si on prend la Toile pendant qu’il dort, ce serait son Altesse Sérénissime, Reine Pamplemousse de Navet-Hors-Terre. Ça sonne bien, non ?

***

Son corps entier trembla, et elle se plia en deux pour vomir dans l’évier devant elle. Fébrile, elle releva son regard vers la surface miroitante du mur, s’essuya la bouche et se rinça la gorge d’un sortilège. Elle renforça son corps pour l’empêcher de trembler, se carapaça derrière un simulacre de puissance qu’elle contraint son corps à adopter.

C’était aujourd’hui. 

Les prédictions du Maître des Temps n’avaient rien de prophéties, mais l’inévitabilité de celle-ci l’avait poursuivie sa vie entière. Une vie longue, une vie qui se traînait, une vie qu’elle avait pourtant l’impression de ne jamais avoir commencé. Une vie qui se résumerait à une journée, celle-ci, une journée sans laquelle rien de tout ce qu’elle avait accompli n’aurait de sens. Aujourd’hui, Fenara reprenait ce qui lui appartenait. 

Aujourd’hui, elle reprenait le contrôle.

Elle n’avait jamais été la marionnette du Temps, cependant. Tout ce qui l’avait amenée ici, c’était ses décisions, et ses décisions seules. Elle ne devait sa survie et sa force qu’à elle-même. Toutes les prédictions qui avaient annoncées sa mort ou sa chute avaient été déjouées. Parce que sa grande soeur n’aurait jamais été capable de la tuer, parce que ses pairs n’avaient jamais su rien lui refuser, parce qu’elle n’avait laissé personne l’aimer trop longtemps pour présenter un danger, parce qu’elle avait éliminé tout ceux qui ne s’était pas laissés guider. Parce que ses filles et son fils - non, les deux maegis et leurs oranimus qu’elle avait élevé - elle avait su les mettre à une bonne distance, et les écarter dès qu’iels s’étaient avérés inadéquats. 

Tout cela, elle l’avait choisi. Les prédictions étaient formelles : Fenara n’aurait eu aucun effort à faire pour vivre paisiblement, dans l’ombre. Elle aurait pu tout aussi bien mourir glorieusement, sa réputation immortelle reflétée dans les parois de verre des plus beaux châteaux volants. Mais elle avait toujours été ambitieuse. Elle voulait vivre, et elle voulait être formidable. Si elle pouvait sauver son peuple, elle pouvait aussi se sauver elle-même. Ses intentions étaient nobles, ses méthodes ne l’avaient jamais été. 

Si elle voulait la vie et la gloire, ne restait plus qu’un seul chemin tracé par le Temps, pour Fenara.

Tu pourras sauver la Toile, mais les personnes qui t’aiment t’en empêcheront.

Plus personne n’aimait Fenara depuis longtemps. 

Ses parents, ses deux frères tout comme leurs Oranimus étaient morts. Suzette la considérait comme une ennemie depuis déjà des siècles. La famille qu’on lui avait donné ne sera donc jamais une menace.

Elle avait parfois eu l’inconscience de se rapprocher de quelqu’un, quelques instants trop court et trop long dont elle avait dû détruire jusqu’au souvenir. La Dame des Nahara avait été la dernière, serait la dernière pour toujours. Fenara se l’était promis, lorsqu’elle avait ordonné qu’aucun des Nahara ni de leurs proches ne survive. C’était une folie, elle le savait, mais une folie qui ne lui coûterait rien, alors elle n’avait pas hésité à tous les faire exécuter. 

Si une seule de ces valenis avaient pu l’aimer, il fallait qu’elle s’assure que les autres la haïssent. Cela n’avait même pas été difficile : les soldats de la Nuit avaient toujours présentés une menace pour la Toile, leur pouvoir politique bien trop important sur ces terres où jusqu’à l’air voulait détruire le peuple maegis. Elle n’avait eu qu’à inventer une prédiction insipide, à sélectionner certains de ses meilleurs soldats et à engager autant de chasseurs qu’elle pouvait trouver, et les Nahara, Nidré et Naveri n’avaient plus été qu’un souvenir. Zakaria et Nodia n’avaient pas été éliminés immédiatement, mais eux aussi avaient finis par disparaître. Se débattre contre le destin - contre elle ! - ne leur avait servi à rien.

Restait ses filles. 

Fenara avait pris ses précautions, pourtant, lorsqu’elle était partie en quête du champion qui l’aiderait à mener son plan à bien. Elle avait voulu fabriquer de toute pièce ce héros ou cette héroïne qui protégerait la Toile sous sa direction. Même lorsqu’elle avait utilisé son propre corps pour porter sa création, pour donner le meilleur du monde maegis à ses expérimentations, elle n’avait éprouvé que du dégoût pour cet hybride qui ressemblait plus à son père qu’à elle, qui n’avait pas le potentiel d’un héros mais juste celui d’un emmerdeur, et la saveur de la déception.

Puis, elle avait vu les jumelles.

Les fillettes n’avaient pas été de parfaites candidates pour devenir les héroïnes dont elle avait besoin, mais Fenara s’était convaincue qu’elles l’étaient. Elle s’était forcé à le croire, parce qu’elle n’avait cessé de penser aux deux enfants. Leurs yeux ne quittaient plus son esprit, leurs sourires s’étaient logés dans son coeur. Fenara aimait désespérément, même lorsqu’elle n’en avait pas le droit, même lorsqu’elle se l’interdisait. Elle aurait dû les envoyer au loin, les faire tuer, même.

Au lieu de cela, elle les avait recueillies, avait renouvelé le sortilège de leurs Oranimus - des corbeaux, oiseaux de malheurs qui ne lui avait apporté que des ennuis, pourquoi avait-elle tué Barthélémy, pourquoi avait-elle voulu le ramener, pourquoi n’était-il pas vraiment revenu ? - elle avait fait tout cela, et Fenara savait qu’un jour elle devrait y mettre fin, parce que les jumelles n’étaient pas celles dont elle avait besoin - jusqu’à ce qu’elles le deviennent. Jin et Erin étaient devenus d’excellentes mages, exceptionnelles pour leur jeune âge, même. Si elle leur en avait laissé la possibilité, les jumelles auraient pu aisément la surpasser, avec du temps. Elles étaient exactement ce qu’il fallait pour sauver la Toile. 

Alors pourquoi Fenara n’avait pas pu les laisser le faire, si ses intentions étaient aussi nobles qu’elle le prétendait ?

Elle serra la mâchoire, chassa d’une pensée la sueur qui coulait sur ses tempes et sa nuque. 

— Parce qu’elles n’auraient pas été assez fortes pour aller jusqu’au bout.

Sa voix était rauque dans le silence, étranglée, presque étrangère. Fenara se détourna de son reflet, sorti de la salle d’eau et traversa les couloirs à grands pas. Elle devait voir, elle devait savoir. Il lui fallait des certitudes, là, maintenant. Elle ouvrit la porte qui menait au caveau du Maître des Temps, l’enfant toujours allongé, comme endormi, et ignora les battements frénétique de son coeur contre sa cage thoracique. D’un geste mille fois répété, elle empoigna la magie du Maître, la força à lui montrer ce qu’elle voulait voir. Les chemins qu’elle devait emprunter, ceux qu’il lui faudrait éviter, ceux qu’elle aurait aimé suivre mais qu’il lui fallait ignorer. Elle devait bien plus forcer pour obtenir ce qu’elle voulait avec celui-ci qu’avec le précédent. Ce n’était qu’un gamin, pourtant, un faible maegis de l’ouest, sans aucun potentiel magique digne de ce nom - il ne pouvait pas lui résister éternellement, et il ne le ferait pas.

Lorsque Fenara relâcha sa prise, le souffle court et les doigts tremblants, elle réprima un rire. Elle prit une grande inspiration, expira lentement, acéra son regard et ses traits, et prit le chemin du port. 

C’était aujourd’hui. Aujourd’hui, elle reprenait le pouvoir. Aujourd’hui, elle déjouait les prophéties et les prédictions.

De cela, elle n’avait plus le droit de douter.

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Nanouchka
Posté le 06/08/2022
Bonne idée, de faire plein de points de vue qui se ressemblent d'une part, et de finir sur Fenara. Ça évite l'écueil de la grande méchante qui n'a pas de doutes. J'ai l'impression que tu pourrais clarifier pourquoi elle croit que son combat est pour le bien commun. J'adore quand les méchants sont très clairement en train de lutter pour une cause qu'ils trouvent juste, et qu'on ne peut s'empêcher d'être un peu d'accord avec eux, que ça chamboule nos a priori.
Zaza était adorable dans ce chapitre. C'est chouette de passer par lui pour parler du fait qu'on ne sauve pas le monde seul, que ça se fait en équipe. Compter sur les autres, déléguer, s'allier.
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