Les rayons de lune tombaient de biais sur son visage, y ajoutant des ombres qui le rendaient encore plus désirable aux yeux de celui qui le fixait. La tête rejetée en arrière, l’humain avait la bouche entrouverte, laissant de temps à autre échapper un hoquet lorsque les mouvements entre ses reins se faisaient trop forts. Penché sur lui, Armand haletait, la faim déformant tellement ses traits qu’il en était méconnaissable. Ses dents, transformées en crocs effilés comme des rasoirs étiraient sa bouche d’une oreille à l’autre, rendant sa mâchoire proéminente et son nez quasiment invisible. Ses yeux avaient virés au rouge, iris comme pupille, envahissant le blanc au point qu’on n’en voyait plus qu’un mince trait en lisière de la paupière. Son esprit, affamé, avait trouvé celui de l’humain peut-être une demi-heure plus tôt et s’y était verrouillé comme une sangsue, l’écrasant au point d’en prendre totalement possession, l’obligeant à se lever pour l’accueillir, et à se soumettre.
A le voir ainsi agenouillé devant lui, la violence de sa faim n’avait eu d’égale que celle de son désir, et il avait repoussé l’inéluctable pour le posséder une dernière fois. Offert, incapable ne serais-ce que d’émettre une pensée, Shekil n’avait pas résisté.
Et la faim était revenue. Puissante. Impérative.
Le corps chaud sous le sien se cambra brusquement, tremblant d’une jouissance forcée qui ne devait rien d’avoir d’agréable, et la bête se pencha en avant, impatiente de dévorer ce qu’il restait de vie à sa proie.
C’est à ce moment là qu’il les vit.
Les yeux.
Clairs.
Lavés du voile de l’asservissement par la décharge d’adrénaline provoquée par l’orgasme.
Épuisés.
Résignés.
Soulagés.
Les mains du chasseur se refermèrent avec douceur sur le visage monstrueux.
- Viens.
Et il l’attira vers sa gorge.
*
Jamais Akasha n’avait fait preuve d’une telle célérité.
Lorsque la nouvelle lui était parvenue, elle avait quitté la fête où elle se trouvait toutes affaires cessantes pour se précipiter chez elle, parcourant en une heure un trajet qui, malgré sa vitesse vampirique, lui en prenait généralement trois. Échevelée, la robe lacérée par les vents, elle s’était précipitée vers le pavillon de repos pour s’arrêter sur le pas de la porte de la chambre de l’Aria, prise à la gorge par l’odeur lourde, épaisse et saturée, du sang si particulier de l’humain.
Il y en avait partout.
Sur les murs. Sur le lit. Sur le sol. Au plafond. Saturant ses sens au point de lui donner la nausée.
Au milieu de ce carnage Armand sanglotait, prostré autour d’un corps inerte qu’il serrait convulsivement dans ses bras, marmonnant des choses incompréhensibles dans une langue qu’Akasha n’avait jamais entendu. Sur la peau nue, devenue livide du chasseur, un nombre impressionnant de morsures donnaient l’air d’avoir depuis longtemps cicatrisé, alors même qu’elle savait pertinemment qu’elles n’étaient pas là cinq heures auparavant.
- Ô Armand…
Ignorant le sang qui empoissa immédiatement le bas de sa robe, elle traversa rapidement la pièce pour venir s’agenouiller près de l’Ancien, une main douce se perdant dans les cheveux noirs gorgés de fluides, se faisant violence pour ne pas le prendre complètement dans ses bras : il aurait pu devenir violent si elle s’était avisée de toucher à Shekil.
- Armand, je suis désolée… ce…
- J’ai failli le tuer…
La voix était rauque, basse. Un filet si mince qu’elle eu quelques secondes un doutes quant au fait de l’avoir entendue.
- Je ne pouvais plus… j’avais besoin… j’ai failli le tuer…
Faillit ? Elle plissa les yeux, tentant d’apercevoir la poitrine du jeune homme pour voir si elle se soulevait encore.
- Et il était d’accord… Il m’a tendu sa gorge ! (un sanglot déchirant secoua les épaules du Vampire qui se mit à hurler) IL M’A LAISSÉ LE DÉVORER ! IL VOULAIT MOURIR !
Si la vampire avait encore eu du sang dans les veines, elle aurait certainement sentit celui-ci se glacer à l’intérieur. Non pas d’horreur à l’idée qu’il ai tué l’humain, non, ça ç’aurait été plutôt positif, au moins l’Ancien aurait été débarrassé de cette obsession ridicule, mais qu’il ai fait pire… bien pire…
- Armand regarde-moi. REGARDE MOI !
Saisissant les épaules de son compagnon hagard, elle le força à lever les yeux vers lui, retenant un mouvement de recule en voyant à quel point ils étaient encore d’un rouge luisant. Armand portait sur elle le regard d’un camé. De longs filaments noirs partaient du coins de ces paupières pour venir s’étaler sur ses joues et son front, dessinant de sinistres motifs qui bientôt envahiraient aussi son cou et ses épaules.
La Marque des Bêtes…
- Grâces ! Mais qu’est ce que tu as fait ?!
- Je… je ne pouvais pas le laisser mourir…
Horrifiée, Akasha se rendit compte que la poitrine de l’humain se soulevait toujours, même si c’était à peine visible. Un instant, elle envisagea de l’achever, afin de mettre un terme à une situation qu’elle devinait sur le point de prendre des proportions dramatiques, mais il y avait fort à parier qu’Armand deviendrait alors fou et lui arracherait la gorge. Tout comme il avait déjà arraché celle de Shekil, ainsi que le prouvait une large bande de chair à peine cicatrisée sur le cou du chasseur.
- Armand ?
Penaud, le vampire manipula sa proie de façon à ce qu’elle puisse voir son visage, et cette fois-ci elle ne pu retenir un cri.
Un ichor noir et épais barbouillait les lèvres livides de l’humain.
Du sang d’Ancien.
- Ô Lord… Armand…
C’était une catastrophe.
Une véritable catastrophe.
- Je ne lui en ai donné qu’un peu… juste pour l’empêcher de mourir…
Malgré ses milliers d’années d’existences, Armand avait l’air d’un enfant à l’abandon essayant de justifier une énorme bêtise.
Dans la tête d’Akasha c’était le chaos.
Peu d’Aria avaient été transformés en vampire, et a chaque fois ç’avait été un complet cataclysme pour les créatures de la nuit. Particulièrement résistants à leurs pulsions et leurs instincts, disciplinés et bien équipés, ceux qui ne s’étaient pas immédiatement suicidés étaient devenus de véritables prédateurs dont le dernier en date avait faillit marquer la disparition pure et simple de la race des suceurs de sang. En faisant boire son sang à l’humain dans l’espoir de le sauver, Armand avait franchit la ligne fragile qui le séparait encore de la mise à mort.
S’il s’était contenté de dissimuler l’Aria afin de pouvoir collecter des informations avant de le laisser être bu par la communauté, on aurait pu lui pardonner, eu égards à son âge et à son statut prestigieux, mais si Shekil se transformait…
Bon sang, elle ne voulait pas y penser.
- Emballe-le dans une couverture.
- Akasha ?…
- Tout de suite. On ne peut pas rester là. (elle se redressa) Emballe-le. Mes humains s’occuperont de faire disparaître les traces, nous, il faut qu’on parte.
Elle savait déjà où elle allait les emmener. Mais avant…
- Emballe-le puis va te laver. Tu ne peux pas sortir comme ça. Et moi non plus.
- Mais…
- Exécution !
Le train les emportait à grande vitesse au milieu des montagnes, le paysage nocturne se découpant en ombre chinoises noires et bleues derrière la fenêtre de leur compartiment. Niché dans une épaisse couverture, l’Aria respirait à peine, toujours plongé dans l’inconscience, et Armand, qui avait un peu recouvré son calme, restait assit à ses côtes, l’une de ses longues mains blanches allant régulièrement l’effleurer, comme pour s’assurer qu’il était bien vivant.
Assise sur la banquette en face des deux hommes, Akasha regardait le paysage en silence, plongée dans ses pensées. Elle avait pris en urgence des mesures pour faire sortir son ami du pays et leur permettre de rallier au plus vite l’endroit dans lequel elle comptait les cacher, mais la précipitation du départ la rendait nerveuse. Avait-elle oublié quelque chose ? Laissé des indices ? Pris la bonne décision ? Et si le Conseil découvrait leur secret ? Ça serait leur fin à tous les deux…
Bon sang. C’était mauvais…
Se frottant le visage, elle décida de faire une pause repas, et se pencha pour pêcher une petite glacière sous son siège dont elle sorti deux petites poches de sang.
- Il faut que tu manges Armand.
L’autre lui adressa un regard vide.
- Je… n’ai pas très faim…
- Je m’en moque. (elle lui mit l’une des pochettes dans les mains) Mange.
- Non vraiment…
- Armand. Depuis quand ne t’étais tu pas nourri ?
L’Ancien détourna les yeux, honteux.
- Depuis qu’il a été hospitalisé…
Elle en resta interdite.
- Tu es resté a jeun pendant trois mois ?
Même pour un Ancien, qui avait bien moins besoin de sang frais qu’un nouveau né, c’était une éternité…
Pas étonnant qu’il soit devenu fou.
Prise d’une soudaine angoisse, elle déposa sa pochette à côté d’elle avant de saisir les mains de son compagnon. Ces dernières, toujours serrées autour de la poche de sang, tremblaient.
- Regarde moi.
L’autre ne bougea pas, les yeux toujours fixés sur le visage livide de l’humain.
- Armand. Regarde moi.
Un frisson, lent, long, fatigué. Elle le vit distinctement descendre de la racine des cheveux du Vampire jusqu’à la fin de son dos, et sentit sa poitrine se serrer d’un violent élan d’amour et de compassion envers celui qui lui avait donné naissance, bien des siècles auparavant. Avant même de poser les yeux sur son visage encore strié des marques noires de la Bête, elle su, au plus profond d’elle-même qu’il n’y avait plus rien à faire. Armand était perdu. Il avait basculé.
- Tu ne peux pas boire un autre sang que le sien, n’est-ce pas ?
Sa voix était douce, de celle qu’on réserve aux jeunes enfants après en avoir apaisé une grosse crise de larmes. Ou une grosse colère. Et la détresse qui se refléta à ce moment dans les yeux rouges de l’Ancien confirma son impression, l’étouffant presque d’une profonde tristesse.
- Depuis quand ?
- … plusieurs semaines déjà.
- Est-ce que tu sais quand ça a commencé ?
Il voulut détourner de nouveau la tête, mais elle l’arrêta d’un geste doux, sa main fine et féminine englobant sans peine la joue rêche et décharnée de son interlocuteur. Sans s’en rendre compte, elle avait quitté sa banquette pour s’agenouiller devant Armand, son buste corseté effleurant l’intérieur de ses jambes sans que ni l’un ni l’autre n’y prête attention. Dans les prunelles sang, il y avait de la peur. Et cela lui fit mal.
- Je ne sais pas.
Il mentait, ils le savaient tous les deux. Une partie d’elle se dit qu’elle aurait dû s’en sentir blessée, après tout, elle mettait sa vie et sa réputation en danger pour les sauver, lui et son Aria, lui et ses bêtises… mais ils étaient au-delà de ça depuis bien longtemps. Se redressa un peu, elle glissa sa main sur la nuque d’Armand pour l’obliger à incliner la tête vers elle. Leurs fronts froids entrèrent en contact et ils fermèrent les yeux, restant un long moment immobiles, simplement présent l’un avec l’autre. L’un pour l’autre.
- Qu’est ce que je vais faire Akasha ?… Qu’est-ce que je vais faire ?…
Il y avait tant d’angoisse retenue dans cette voix, tant de désespoir…
Elle posa délicatement ses lèvres sur les siennes avant de l’attirer dans ses bras. A genoux, accroché à elle, Armand se laissa aller à faire quelque chose qu’il n’avait jamais fait, même lors de sa courte vie humaine.
Il se mit à pleurer.
Un mot juste pour dire que j'ai vraiment vraiment accroché!
Les personnages sont géniaux! Leurs relations complexes et vraiment bien écrites. J'aime beaucoup la relation entre Armand et Akasha notamment, elle est magnifique!
Et puis c'est beau comme il n'y a aucune dichotomie, chacun a ses raisons qui sont logiques et personne ne peut les juger à l'aune du bien et du mal. Bref, j'ai hâte de lire la suite :)
Merci pour ton commentaire !!! ♡♡
J'avoue qu'après avoir longuement délaissé "La Chute", ce genre de commentaire me motive a fond pour continuer de développer l'histoire :D
(Et je ne perd pas l'espoir de faire apprécier Shekil un jour mdr)
Je suis contente que la dichotomie rende bien... j'espère continuer a y parvenir @.@ beaucoup d'éléments de l'histoire tiennent là dessus.
En allant sur ta page j'ai vu que tu scribouillais une histoire "dans le même style" >.> du coup hop. Dans la PAL.
Merci encore de suivre les aventures de Shekil et Armand !!!
Et je tiens à dire que Shekil aussi est super :), il est juste un peu jeunot par rapport aux deux autres ;-). A ce jour il est bien malgré lui le catalyseur d'Armand si je puis dire, mais la scène de leur première rencontre nous a donné à voir plus loin que son rôle d'antagoniste. Donc ne te fie pas qu'aux retours positifs sur Armand et Akasha, ils sont là parce que le personnage de Shekil et son rôle d'Aria fonctionnent très bien.
Maintenant je serais heureuse de voir comment ce dernier va évoluer ainsi que la situation périlleuse dans laquelle ils se trouvent!
J'ai quelques chapitres d'avance, du coup je pense que la suite arrivera assez vite. J'hésite à faire un update 2 fois par semaine.