Chapitre 7

La scène a quelque chose d’étrange.
Il sait que ce n’est pas un rêve. Mais ce n’est pas un souvenir non plus.
Il se voit, emballé dans une couverture, porté contre un torse d’où ne monte aucune respiration. Aucun battement de coeur. Puis la route. Pavée. Détrempée de pluie.
Il perçoit des émotions confuses, comme étouffées par l’inhabitude de les ressentir. De l’empressement. De l’inquiétude. De… l’affection.
Akasha marche devant lui (devant eux?), silencieuse dans sa robe sombre. Il se surprend à suivre du regard la danse de ses boucles noires, de chercher à la faveur d’un mouvement de tête vif, les traces d’une cicatrice ancienne laissée par un pieu. Mais la jeune femme ne se retourne pas. Concentrée, elle avance. Elle le tire en avant.
La scène change.

Il est debout au bord d’un lac. La vue est magnifique, même à ses yeux désabusés par le passage des ans et la vision de milles merveilles.
Le soleil se lève à l’est. Sa lumière est encore timide, à peine visible, mais elle suffit déjà à le faire se sentir inconfortable. Comme une courbature qui s’éveille. Et pourtant… elle est aussi splendide. Parée de couleurs et d’éclats qu’un humain est incapable de percevoir.
Des murs de bois.
Des murs de bois à l’odeur de vieil arbre. De vieille résine endormie. De vieille terre. La cave est parfaitement aménagée, Akasha s’y est déjà réfugiée alors que dehors, l’aube s’achève.
Un regret.
Celui de devoir abandonner quelqu’un en arrière.
Et puis le battement, unique, affreusement douloureux, d’un coeur asséché.

 

Shekil ouvrit les yeux avec une brusque inspiration, surgissant de son sommeil comme un noyé de la mort, son corps courbatu se crispant brièvement avant de se relâcher avec brutalité, le faisant gémir.

Il était vivant.

Grâces.

Il était vivant…

Armand ne l’avait pas tué.

Il en aurait pleuré de rage s’il en avait eut l’énergie. A la place, il ne laissa échapper que deux larmes de désespoir amer et se força à regarder autour de lui. Une odeur agréable de pin et de vieille résine flottait dans la pièce où il reposait, portée par une brise entrant librement par deux fenêtres grandes ouvertes dont les rideaux légers virevoltaient dans la bise. La lumière du soleil entrait à flot par l’ouverture, éclaboussant sans retenue une petite table basse, l’âtre en pierre d’une vieille cheminée, les murs de bois, et les deux fauteuils bordant le divan sur lequel on l’avait allongé.

Un salon donc.

Un salon donnant sur l’extérieur, et dont on avait laissé fenêtres et portes ouvertes.

Peut-être était-il mort, finalement.

Ça ne ressemblait pas à Armand ce genre de négligences.

Ni ce genre de décors champêtre.

Du peut qu’il pouvait voir depuis sa couche, de l’herbe arrivait presque jusqu’au pas de la porte ouverte. Et dans le lointain, il lui semblait deviner l’éclat scintillant d’une masse d’eau. Une rivière peut-être. Ou un lac. Bien qu’encore bourdonnantes, ses oreilles ne captaient pas les bruits habituels de la civilisation. Pas de voitures, pas de calèches, pas bruit de circulation ni de voix humaines. Rien que le vent, quelques oiseaux, et le silence…

A mesure que son esprit prenait la mesure de son environnement, son corps lui prenait celle de son absence de souffrance. Il aurait dû avoir mal pourtant, il en était presque sûr. Une partie confuse de sa mémoire lui parlait d’asservissement, de terreur, de bête monstrueuse arrachant à son corps de larges morceaux de chairs, d’une paire d’yeux rouges venus lui dévorer l’âme. Mais ses muscles et ses os lui chantaient autre chose. Il se sentait… bien. Étrangement bien. Comme si rien de ces derniers mois (cette dernière année?) ne s’étaient réellement passé. Comme si tout ça n’avait été qu’un mauvais rêve.

Il s’arrêta sur cette pensée.

Était-ce possible ?

Avait-il cauchemardé ? Sa dernière rencontre avec Armand, dans le bâtiment en ruine, l’avait-il laissé tellement affaiblit que son cerveau, pétri de peur animale, avait spéculé sur les conséquences de son échec ? A moins que ça ne soit un poison quelconque qui l’aurait fait délirer ?… Mais… non… trop de choses ne concordaient pas. Un autre que lui se serait peut-être laissé aller a cette réconfortante chimère, mais Shekil était Shekil. Un Aria. Une machine de guerre. Le plus jeune chasseur du clan à avoir dix-sept vampires à ton tableau de chasse.

Il n’était pas arrivé au rang de tueur d’argent en se berçant de chimères.

Tout ce qu’il avait vécu était réel.

Il lui manquait simplement une partie de l’histoire.

Dégageant péniblement son bras droit de sous la couverture, il fit entrer sa main dans son champ de vision, constatant avec une vague surprise que ses doigts avaient retrouvés leur alignement d’origine. Sa peau, considérablement pâlie à cause de sa captivité, lui parut étrangement translucide, comme s’il manquait de sang pour la colorer – ce qui à bien y réfléchir, était probable – mais s’ornait toujours de la fine cicatrice au niveau du poignet, reliquat de la blessure qui l’avait vu être privé de sa maîtrise du sabre. Il plia plusieurs fois les doigts avec effort, regardant attentivement ses tendons jouer sous son épiderme, mais sans voir l’affreuse petite bosse de celui rompu par le vampire.

Il fronça les sourcils.

Quelque chose n’allait pas.

La cicatrice était toujours présente, mais pas les dommages ?…

Prudent, il porta la main à son cou, effleurant la zone où Armand avait prit l’habitude de le mordre, sentant sous ses doigts les reliefs un peu écœurants de la cicatrice l’ornant, mais pas celui de ses os brisés et re-brisés par les puissantes mâchoires du Vampire. Et quelque chose lui disait qu’il en serait de même pour ses jambes, ses côtes, ses bras…

Fatigué par ses efforts, il laissa retomber sa main, gardant les yeux fixés sur la porte grande ouverte qui le narguait, essayant de mettre de l’ordre dans ses idées. La pièce ne ressemblait pas du tout à un repaire Aria, il n’y avait donc aucunes chances pour qu’il ai été récupéré par les siens. A vrai dire, si ç’avait été le cas, il ne se serait pas réveillé tout court. Ce qui aurait été un soulagement.

Non. Quelqu’un d’autre l’avait amené là. Quelqu’un qui avait empêché Armand, un Ancien, de l’achever. Qui avait réussit à le sortir de la crypte pour l’emmener dans un coin reculé d’il ne savait quel pays. Qui avait réparé son corps défaillant sans user d’hellebore (il en serait mort) ni effacer ses cicatrices. Comme si la réparation avait été faite en interne.

Hors personne ne savait faire une chose pareille. Du moins à sa connaissance.

Avec un grognement, il se tourna péniblement sur le dos, étendant ses jambes au maximum avec une profonde sensation de bien-être. Bien qu’engourdis parce qu’il savait maintenant être de l’épuisement, ses muscles lui répondaient parfaitement. Il pouvait les sentir jouer sous sa peau alors qu’il les testait un à un. Il se savait amaigri, affaiblit, probablement fortement anémié mais… son corps fonctionnait. Pas assez pour lui permettre de se lever tout de suite, mais il fonctionnait.

Ce qui était profondément réconfortant.

Le sommeil le saisit sur cette pensée, l’emportant sans qu’il ne s’en rende compte, alors même que le soleil poursuivait sa course lente dans le ciel jusqu’à s’y coucher…

 

Shekil respirait.

Shekil respirait profondément.

Assit dans le noir à même le sol, Armand ne parvenait pas à détacher les yeux de la poitrine qui montait et descendait lentement, inquiet de la voir soudainement s’immobiliser. Mais le mouvement continuait sans s’arrêter, tout comme les battements assourdis du coeur de l’humain. Akasha les avait trouvé comme ça lorsqu’elle était sortie de la cave, peu de temps après la fin du crépuscule, et lui n’avait pas bougé depuis. Oh, elle avait bien essayé de lui parler, de le faire au moins s’asseoir dans l’un des fauteuils du salon, mais ç’avait été en vain. Plus immobile que les pierres de l’âtre derrière lui, le Vampire réfléchissait.

Aux marques noires qui marbraient à présent son visage, son cou et ses épaules ; à la panique qui l’avait saisit, à la vue de la gorge béante du chasseur dans ses bras ; à son geste stupide et inconsidéré, à la sensation des lèvres blêmes sur la peau de son poignet, cette minuscule tentative d’esquive qu’avait eut Shekil en le sentant faire… son refus, presque jusqu’au bout, de vivre malgré tout. Assit en tailleur sur le plancher inconfortable du chalet, les yeux fixés sur le mouvement lent et apaisant de la poitrine humaine en train de s’abaisser puis de se lever, il s’émerveillait d’avoir l’esprit aussi clair. Bien plus clair que ces derniers mois, voire que ces derniers siècles. Il mesurait pleine les conséquences de ses actes, et s’avouait avec une sincérité détachée qu’il s’en foutait complètement.

Il y avait plus important.

La sécurité d’Akasha, par exemple, qui s’était compromise pour lui.

Celle de Shekil, évidement, qui n’allait pas vraiment apprécier la tournure que venait de prendre la situation.

La sienne, aussi, face aux meutes qu’allaient certainement lâcher leur communauté à ses trousses.

Après tout, non content de leur dissimuler la capture d’un Aria et les informations qu’il en avait tiré, il l’avait abreuvé de son sang, le transformant potentiellement en quelque chose de plus dangereux encore qu’un Aria classique… pire, il semblait en avoir fait accidentellement son calice.

« Personne ne transforme accidentellement quelqu’un en calice, fils. »

La voix de son Créateur raisonna sous son crâne, lui tirant un sourire.

Il était vrai que ce genre d’interdépendance ne pouvait pas se faire d’elle-même, ou par accident. Peut-être était-il simplement devenu dépendant du sang parfumé à l’hellebore, comme d’autres avant lui. Mais cette solution lui paraissait trop facile, trop… fausse.

Calice.

Il tournait autour de cette idée comme autour d’une dent cariée.

Parce que son Créateur avait raison, bien évidement.

On ne créé par un calice par accident.

Mais il avait beau chercher au plus profond de son esprit, sonder cette zone noire et floue qui abritaient les quelques souvenirs qu’il gardait de sa transformation en Bête, il ne parvenait pas à se souvenir d’avoir exécuté les gestes, ou dit les mots, que nécessitaient la transformation. Pas plus qu’il ne se souvenait d’avoir fait quoi que ce soit avant.

Et pourtant, l’évidence était là. Juste devant lui.

Loin de se transformer en ghoule ou en jeune vampire, comme il l’aurait dû suite au vol de sa vie et au don du sang d’Armand, Shekil respirait. Son coeur battait. Et ses blessures disparaissaient.

Oh, pas les cicatrices, elles, elles resteraient sûrement à vie, mais ses doigts tordus ne l’étaient plus. Le côté enfoncé de sa cage thoracique s’était redressé, tout comme sa jambe gauche qu’Armand avait irrémédiablement faussé un jour de rage mal contrôlée. Quant à la clavicule et l’épaule, maintes fois brisées, maintes fois ressoudées, elles s’alignaient de nouveau correctement avec le reste du corps.

Lorsque l’Aria se réveillerai, il serait de nouveau cette magnifique machine à tuer qui lui avait donné tant de fil à retordre lors de sa capture.

Ce qui l’excitait et le terrifiait à la fois.

Et qui posait problème, bien entendu.

Il ne pouvait pas le laisser le tuer.

Car c’était là sa seule faiblesse : Armand voulait vivre. Férocement. Absolument. Viscéralement. C’était ce qui lui avait fait accepter le baiser du Vampire. Ce qui lui avait permis de s’élever aussi haut, aussi loin, aussi longtemps, parmi ses pairs. Ce qui avait fait de lui un prédateur. Qui le jetait encore aujourd’hui dans les soirées mondaines à la recherche d’une proie docile, ou face à la lame acérée d’un Aria (de Shekil), pour sentir la vie pulser au travers de son corps, forte, vive. Infinie.

Et il ne laisserait personne l’en priver.

Lentement, il déploya sa silhouette au-dessus de l’endormi qui frissonna, amené au bord de l’éveil par son instinct s’alarmant de la présence d’un prédateur. Mais leur dernier « affrontement », le voyage qui avait suivit, et la transformation, l’avaient trop épuisé. C’est à peine s’il parvint à ouvrir les yeux, ses yeux si bleus, lorsque le Vampire posa les mains de part et d’autres de ses tempes.

- Je suis désolé mon amour. Mais tu vas souffrir.

Les yeux bleus se plissèrent, la bouche pâle s’entrouvrit sur une protestation, mais rien n’en sorti en dehors d’un hurlement tandis qu’Armand plongeait au coeur de son esprit.

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Filenze
Posté le 25/07/2020
Vraiment, c'est toujours aussi agréable à lire. :) Il y a une respiration dans ce chapitre, on sent qu'on est à un moment carrefour de l'intrigue, à la fin d'une première phase, et qu'il y a plein d'évolutions possibles, ça rend le moment précieux! J'aime l'équilibre que tu as trouvé entre le point de vue de Shekil, qui est vraiment dans le vague, les sensations, la bordure de l'inconscience, et celui d'Armand qui voit les conséquences de ses actes se profiler à l'horizon. C'est vraiment bien :D
VavaOmete
Posté le 14/08/2020
°fond de soulagement° j'avais vraiment peur que le changement d'ambiance fasse tâche... ton commentaire me rassure !
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