Chapitre 6

Sur la route qui le ramenait chez lui, Stephen réfléchit longuement à ce qu’il venait d’apprendre de la part du docteur Okoye. Ce qu’elle lui avait décrit – les maisons à colombages, leurs toits pentus, l’absence de dorure sur ceux-ci – ressemblait beaucoup à son rêve. Hormis pour la rue déserte. La doctoresse avait dressé un portrait très vivant de l’Arluuvie : des fêtes, des bals, des marchands ambulants qui vendaient leur poisson, leurs pâtisseries, leurs talismans, parfois, des enfants qui jouaient dans la neige, des lampions accrochés aux façades des maisons, des spectacles de rue, des mimes, des terrasses chauffées desquelles émanaient une agréable odeur de café ou de vin chaud... Dans le rêve de Stephen, non seulement il n’y avait pas âme qui vive, mais pas d’odeurs non plus. Pas un bruit, en dehors des cris étouffés derrière la porte de l’échoppe. Stephen y ressentait le froid mordant de l’hiver au contact de sa paume sur la poignée de l’établissement. Le reste appartenait comme aux limbes de son esprit, comme s’il ne se rappelait pas l’odeur du vin chaud sur les terrasses chauffées, les rires des enfants qui jouaient dans la neige et la mélodie des boîtes à musique arluuviennes.

Je ne peux pas m’en souvenir, je n’y ai jamais vécu.

Et il y avait à peine mis les pieds pour saluer de la famille, mais c’était loin, tout ça. Avant la guerre. Avant les éclats d’obus sur les toits dorés d’Ervicje et les maisons à somptueuses colonnades de la bordure ; avant la fin du printemps naissant, des bourgeons mort-nés et des rues couvertes de neige. Avant Azem.

Il y avait rapidement eu quelque chose entre eux, de presque instantané, dans le soleil terne de la fin de l’hiver. La neige fondait en s’écoulant à côté des gouttières. Des flaques parsemaient les rues, entre les pavés usés. Les oiseaux reprenaient leurs chants mélodieux dans les hauts arbres qui parcouraient les artères principales d’Ervicje et dans les jardins publics. La rivière courait à nouveau dans son lit jusqu’aux lavoirs, en contrebas des collines environnantes.

La vie reprenait vie.

Avant de s’arrêter. Encore.

Stephen avait beau feindre cette vie qui courait dans ses veines, il se sentait de moins en moins à sa place ici, dans ce froid et cette lutte perpétuelle. Il avait de la chance, il occupait une bonne place à l’université et ne manquait pas d’argent. Il ne vivait pas dans cette solitude absolue qu’il ne supporterait pas malgré son rejet des autres ; il avait Azem, mais Azem qui lui dissimulait peut-être des informations sur les récentes découvertes de Nasrim. Leur complicité était telle que Nasrim en avait forcément parlé à son frère, lequel n’avait pas jugé bon de transmettre à Stephen ce qu’il avait appris. Pire, Nasrim en avait forcément parlé à son frère, alors que Stephen était le principal concerné. Alors, quoi ? Ne comptait-il pas ? Aux yeux de quiconque, ne comptait-il pas au moins assez pour qu’on éclairât un tant soit peu sa lanterne ?

Comme la vie avant lui, ici et ailleurs, Stephen s’arrêta.

Les rares conversations alentour lui parvenaient faiblement. Il n’y prêtait pas attention. Jamais. Ni à ces discussions ni aux personnes qui les animaient ; il y avait fort à parier qu’il était question de la neige qui ne fondait pas, des récoltes sous serre qui s’amaigrissaient et de la population qui ne cessait pas de croître pour autant. Ce qu’il entendit, plus distinctement dans la rumeur, lui fit froid dans le dos. Encore et encore, la vie s’arrêtait. Non, elle disparaissait, telle une tache de café sur une carte. La Vesnivie. Envolée. Elle n’existait plus aujourd’hui que dans les souvenirs, comme l’Arluuvie avant elle. L’Arluuvie qui avait entraîné le petit frère d’Azem dans sa chute, et tant d’autres âmes.

Stephen repensa à Azem. Il reprit son chemin. La disparition de la Vesnivie se résorba dans un coin de sa tête. Il ne pouvait pas gérer deux réflexions en même temps. La Vesnivie n’existait plus, alors, à quoi bon y penser ? Azem, en revanche, faisait partie de la vie de Stephen, sa propre vie dans laquelle il ne se retrouvait plus, et, si Azem persistait à mentir, il faudrait à Stephen prendre une décision.

Stephen ralentit l’allure. Il ne voulait plus rentrer, mais errer dans les rues d’Ervicje ne l’enchantait pas non plus. Il ignora les corbeaux cloués à certaines portes, les poupées de bois plantées devant certaines maisons et les talismans protecteurs suspendus à certains arbres frêles. Talismans qui ne protégeaient rien ni personne, sauf, peut-être, de pauvres bougres du désespoir qui les guettait. Stephen trembla à l’idée que le monde pût sombrer ainsi dans de telles pratiques. Il rejetait la possibilité qu’un animal sacrifié repoussât le mauvais œil ou la famine ; la famine était là, aux portes d’Ervicje. Les riches familles de la bordure avaient quitté leurs luxueuses maisons. Leurs champs ne rapportaient plus rien, ni nourriture ni argent. Il n’y avait, entre les remparts de la capitale, plus de place pour de nouvelles bouches à nourrir. Les nourrissons mouraient, le lait des mères ne les contentait pas, celui des vaches non plus. Jusqu’à présent, Stephen avait échappé à cette misère. Il la voyait de temps en temps, au coin d’une rue, mais pouvait encore détourner le regard malgré la honte.

Il finit par rentrer. Les rues le mettaient mal à l’aise. L’expression lasse sur les visages qu’il croisait le mettait mal à l’aise. Les habitants feignaient la normalité dans leurs conversations, mais une nouvelle région venait de disparaître. Rayée de la carte. Au-delà de ça, il leur fallait vivre dans une ville qui prenait un tournant obscur, parmi les croyances d’un temps voué à l’inconnu et les pratiques qui en découlaient.

Franchir la porte de son petit appartement, coincé entre l’escalier en colimaçon et les énormes tuyaux de la chaufferie, ne lui accorda pas le répit escompté. Azem attendait là, sur le sofa, la mine sombre et le regard vide. Regrettait-il ses mensonges ? Stephen oserait-il lui poser la question ? Il savait qu’elle les entraînerait sur un terrain glissant, qu’ils se disputeraient, qu’ils iraient peut-être au-delà. Il ne put cependant pas se taire davantage et décida de crever l’abcès.

— C’est le poids de tes mensonges qui te met dans cet état ? lança-t-il, l’air de ne pas y toucher.

Habitude qui consistait à se donner l’impression qu’il ne provoquait pas le conflit.

Azem leva les yeux dans sa direction. Stephen ne se laissa pas démonter.

— Ton manque de communication avec moi, peut-être ? poursuivit-il.

— Mais enfin...

— Je sais que Nasrim s’est entretenue avec le docteur Adwoa Okoye à propos de mon rêve. Elle enseigne à l’université. L’architecture arluuvienne, ajouta-t-il, plein de morve. Elle est même une spécialiste dans son domaine.

— J’ignore de quoi tu parles, soupira Azem, le visage dans les mains.

Stephen émit un ricanement.

— Épargne-moi tes comédies. Je fais ce rêve chaque nuit, depuis que ta sœur l’a fouillé. Je dors mal et je veux comprendre ce qui cloche chez moi ; je crois que c’est normal, non, alors, pourquoi me caches-tu certaines informations ?

Azem se leva d’un bond, cette fois. Son regard n’avait plus rien de vide. Au contraire, derrière l’incompréhension, il y flottait une sorte de colère contenue.

— Nasrim est plongée dans un long sommeil depuis au moins plusieurs jours ! s’exclama-t-il.

Sa voix se brisa.

— Mais elle est venue te parler, avant. Comme toi, tu lui as demandé de fouiller mon rêve sans me demander l’autorisation. Comme le lien entre mon rêve et ton enquête, que tu m’avais cachée aussi, accessoirement.

— Elle n’est pas venue me parler, Stephen ! Jamais ! Je ne sais pas ce qu’a pu lui raconter ta doctoresse spécialiste de l’architecture arluuvienne. Je ne savais même pas que Nasrim faisait des recherches sur ton rêve.

Elle n’en a pas eu le temps.

Stephen se sentit très bête, debout dans l’entrée, le cœur battant à tout rompre et le sel de ses propres paroles collé à la langue.

Elle n’a pas eu le temps de venir raconter à Azem ce qu’elle avait appris... mais qu’a-t-elle appris ?

— J’ai pu discuter avec Adwoa Okoye, reprit-il, plus posément.

La colère sourdait toujours en lui parce qu’Azem lui avait quand même menti à propos de son enquête, mais elle s’était fissurée au contact de la réalité des choses. Stephen s’évertuait à la fuir depuis le début de ce long hiver qui les mettait tous à bout ; c’était sa subsistance.

— Mon rêve se déroule bien dans une rue arluuvienne, et... enfin, si ça t’intéresse étant donné les circonstances.

Les deux hommes échangèrent un long regard. Azem hocha finalement la tête.

— Mon rêve se déroule bien dans une rue arluuvienne, et j’ai l’impression d’y voir un souvenir.

Stephen ne se laissa pas impressionner par le poids de sa propre révélation. Sur le chemin du retour, il avait écarté l’hypothèse qu’il pût s’agir d’un souvenir, d’un tour joué par sa mémoire, puisqu’il n’avait que très rarement mis les pieds en Arluuvie et s’en rappelait à peine. Ici et maintenant, qu’il s’agît d’un souvenir lui paraissait l’explication la plus plausible. Il n’était pas expert en tromperies du cerveau ni en ses capacités, qu’on les connût ou qu’on les étudiât encore à ce jour, alors, il se raccrochait à sa raison ; et sa raison lui indiquait qu’il s’agissait d’un souvenir, qu’il revivait, en rêve, une scène de son passé.

— Pourquoi un souvenir reviendrait-il à la charge maintenant ? l’interrogea Azem.

Une question très juste, estima Stephen, à laquelle il ne pouvait néanmoins répondre.

— Il y a autre chose, poursuivit-il. Les rues arluuviennes que m’a décrites le docteur Okoye n’ont rien à voir avec celle de mon rêve.

Il parla des bals et des défilés, des fêtes et des lampions, des terrasses chauffées et de l’odeur du vin chaud.

— Moi, je ne vois que de la neige, et personne ne l’a même foulée. Ensuite, je me focalise sur la boutique. Il y a l’écriteau « Fermé », je regarde à l’intérieur, mais il fait complètement noir.

— Tu dois franchir la porte, déclara Azem.

— Mais je n’ai pas la clé.

— Alors, trouve cette clé, ouvre la porte et franchis-la. S’il s’agit effectivement d’un souvenir, tu en auras bloqué une partie, et cette porte marque la délimitation entre ce que tu acceptes de voir dans ton rêve et ce que tu as enfoui dans un recoin de ta mémoire.

Azem avait parlé d’une traite et d’une voix très calme. Il n’avait pas réfléchi ses mots, ceux-ci lui étaient venus naturellement, comme s’il se les était répétés un nombre incalculable de fois devant le petit miroir de leur chambre. Stephen accepta – lui aussi très calme – les explications de son compagnon. Elles renforçaient une idée qui germait peu à peu dans son esprit : il devait se rendre à la frontière de l’Arluuvie pour constater de ses propres yeux qu’il n’y avait plus rien là-bas. Mais entre ce souhait grandissant et le mal dont souffrait Nasrim, il sentait qu’il perdait lentement Azem. Il repoussa un peu l’échéance du moment où il devrait lui avouer son départ pour l’Arluuvie et lui expliquer qu’il n’avait pas choisi sur un coup de tête. Il lui faudrait aussi supporter les reproches d’Azem, puisqu’il aurait mûri sa décision, le regarder dans le fond des yeux et, oui, franchir la porte.

 

Azem choisit de s’isoler un peu. Les tensions entre lui et Stephen n’en finissaient plus de croître, et, un jour, il leur faudrait trouver une solution. Ce qu’il adviendrait d’eux ensuite ne dépendrait que de leur capacité à communiquer... ou pas. Azem sentait son compagnon très tendu, sans doute à cause de leurs disputes à répétition et de son sommeil agité. À sa place, s’il ne pouvait pas ouvrir simplement une porte dans un rêve parce que ce rêve en avait décidé autrement, Azem deviendrait fou. Mais lui-même courait après ses propres chimères, à commencer par le ou les responsables du long sommeil de Nasrim et d’Alice. La piste Darell Kirby ne donnait toujours rien ; Azem n’avait eu aucun écho d’un règlement de compte qui aurait mal tourné, dans les remparts d’Ervicje ou dans la bordure, à propos d’une éventuelle nouvelle drogue. Que la poussière de rêves existât, il en était maintenant persuadé ; Kirby s’était montré assez clair là-dessus. Le reste – comment chacun et chacune pouvaient en produire, qui détenait la majorité sur le marché, la façon dont Alice était impliquée – demeurait dans le flou.

Quand il apprit, ce jour-là, à La Cafetière bouillante, que la Vesnivie avait disparu comme l’Arluuvie avant elle, quelques mois auparavant, il fit aussitôt le rapprochement avec la boule à neige brisée retrouvée à l’appartement de Nasrim. Il en sentait encore les rondeurs coupantes dans la poche de son manteau, contre sa cuisse. Lien précaire, mais il se rappela l’étiquette « La Vesnivie » sous le support. Pourrait-il néanmoins relier le long sommeil de Nasrim et d’Alice, l’existence d’une boule à neige brisée et la disparition d’une région entière ? Peut-être, car il y avait également l’une de ces boules à neige arluuviennes chez Alice Dodgson. En mille morceaux, elle aussi.

Il commanda une autre bière fade – faute d’orge de qualité – et tenta d’en savoir plus auprès du tenancier, autant sur la disparition de la Vesnivie que sur ce qui avait précédé l’accident de Nasrim – à défaut de pouvoir l’appeler autrement. D’expérience, il savait la population bavarde, et s’il devenait question de se plaindre ou de marquer une opposition, elle s’en faisait une joie.

— La femme qui m’accompagne toujours... Assez grande...

Azem monta la main à peu près à sa hauteur pour que l’homme se fît une idée de la taille de Nasrim assise sur l’un des tabourets de son bar.

— Le teint mat, comme moi.

— Avec une ressemblance dans le regard ? lui demanda le tenancier, une illumination dans les yeux.

— Si vous le dites...

L’homme hocha la tête.

— Vous venez souvent ensemble. Je ne suis pas toujours là le matin – c’est ma fille qui gère, je préfère m’occuper moi-même des soûlards en fin de soirée –, mais je vous ai déjà vus ensemble.

— Pouvez-vous me dire si elle est venue seule la semaine dernière ?

— Elle vient chaque matin, monsieur, assura le tenancier. Ma fille m’a demandé de la laisser déballer tout son bric-à-brac avant de la servir quand je la remplace parce que (l’homme mima des guillemets) « ça a l’air très important ».

— Votre fille semble en savoir long sur les habitudes de ma sœur...

Il mit les mains devant lui, les paumes tournées vers Azem, pour lui signifier qu’il ne cherchait pas les ennuis.

— Vous me posez des questions, j’y réponds.

Un peu trop bien. Ou pas assez.

— J’irais plus vite si je m’entretenais avec votre fille. Vous savez où je peux la trouver ?

L’homme indiqua une porte battante, derrière le bar.

— Il y a un couloir. Première pièce à droite. Faites comme chez vous.

— Merci.

Azem régla sa note et suivit le chemin indiqué par le tenancier. Effectivement, il trouva sa fille dans une minuscule pièce. Des bougies disposées çà et là lui conféraient une certaine chaleur, malgré les murs nus et les courants d’air qui s’infiltraient depuis le couloir. Une jeune femme se tenait accroupie sur une couverture miteuse, les yeux fermés. Des pupilles peintes sur ses paupières semblaient regarder Azem, qui ne put s’empêcher de grimacer. La robe de la jeune femme couvrait le sol autour d’elle, parcourue de filigranes dorés en mouvement. Les flammes des bougies vacillèrent. Un carillon se mit à tinter faiblement dans un coin de la pièce, suspendu à une poutre. Mal à l’aise, Azem détourna le regard vers les herbes aromatiques disposées sur une petite table, des cônes d’encens et de fins quartiers de pommes séchées. La nourriture coûtait assez cher, et les fruits manquaient suffisamment pour qu’on ne les gaspillât pas dans des rituels ridicules et obsolètes. Il recouvra cependant un ton professionnel dès qu’il s’adressa à la jeune femme.

— J’aimerais vous parler de l’habituée que vous laissez s’installer le matin avant de la servir.

— Je crois qu’elle a un faible pour le café au lait, indiqua son interlocutrice en rouvrant les yeux. À qui ai-je l’honneur ?

— Azem Kassab. J’enquête sur une série de sommeils longs.

La femme baissa tristement la tête.

— J’en ai entendu parler. À vrai dire, tout le monde ne parle que de ça... et de la Vesnivie.

Toute jovialité avait quitté sa voix.

Elle se leva et frotta les pans de sa robe. Plus aucun filigrane doré ne courait sur son tissu.

— Que voulez-vous savoir, monsieur Kassab ?

— Vous semblez connaître les habitudes de la victime mieux que moi.

Azem ressentit comme un coup au cœur en qualifiant Nasrim de victime, bien qu’elle le fût. Le formuler à voix haute ne rendait sa situation que plus réelle, et, contrairement à Stephen, lui aurait préféré se réfugier dans un rêve, chaque nuit, et en connaître l’exact déroulé. Ce que fuyait Stephen avait un côté rassurant à ses yeux. Sombre paradoxe.

— Elle paraissait travailler beaucoup, commença la fille du tenancier. Elle ramenait toujours des papiers, plein de papiers, qu’elle étudiait scrupuleusement. Récemment, elle avait changé de documents parce que j’ai cru reconnaître des maisons arluuviennes dans un bouquin en lui apportant son café. Ma mère était originaire de là-bas.

Un maigre sourire étira ses lèvres, mélange de joies passées et de douleur actuelle.

— Je ne sais pas sur quoi elle travaillait, mais ça avait l’air sérieux. Elle pouvait passer des heures sur ces documents, à les lire, encore et encore. Elle étudiait un document, le reposait, en étudiait un autre, prenait des notes... La semaine dernière, je l’ai vue accompagnée d’une autre femme. Je crois qu’elles se connaissent, il n’y avait pas cette distance que s’imposent les gens qui ne se connaissent pas.

Azem reconnut bien là le comportement des natifs d’Ervicje et de sa bordure : trop fiers pour se mêler les uns aux autres sans un minimum de protocole. Un reste royaliste, sans doute, logique quand on connaissait le passé de la capitale.

— Avez-vous remarqué ou entendu quoi que ce soit relatif à leur conversation ?

La femme hocha la tête par la négative. Azem sentit qu’il n’en tirerait rien de plus et prit congé.

Dehors, de rares groupes commençaient à se réunir entre le café et le quartier où vivait Nasrim. Azem vit d’autres personnes marcher dans leur direction depuis le campus. Encore l’une de ces manifestations non approuvées par la préfecture, dans laquelle des habitants blasés brandiraient des pancartes bancales et crieraient des slogans qui tomberaient dans l’oreille d’un sourd. Le gouvernement semblait perméable à leurs actions. Les autorités finissaient par coincer les manifestants. Certains d’entre eux prendraient cher pour l’exemple, et le préfet s’en féliciterait dans une énième conférence de presse.

Harold Pinkerton, sans se complaire dans la situation, gagnait en popularité depuis le début de l’hiver. Lui et son épouse se montraient au théâtre, à l’opéra et dans les galas de charité. Il parrainait des orphelins et en appelait à la générosité de ses concitoyens. La population appréciait son dévouement dans le chaos qui s’installait. Pendant que Pinkerton leur disait quand et pourquoi applaudir, pendant qu’il les aveuglait de ses fausses réussites à la protéger, elle ne voyait pas la gangrène gagner les rues d’Ervicje et même les foyers honnêtes. Il jouait là à un habile jeu de dupes, mais si les habitants commençaient à s’en remettre à d’obscurs rites, alors, très vite, les beaux discours de Pinkerton n’y suffiraient plus.

Azem craignait le jour où de nouvelles émeutes éclateraient, comme à la fin de la guerre. L’armistice avait eu un goût de cendres. Il n’en parlait pas à Stephen. Jamais. Pourtant, au travail, il entendait les discussions de ses collègues, ceux qui devaient ramasser la viande saoule pour la nuit et coffrer les plus récalcitrants. Ceux-là étaient les premiers à s’inquiéter parce qu’ils étaient aux premières loges. Ils voyaient l’opposition se former en douce, se reformer malgré les exemples du préfet Pinkerton. Ceux-là captaient des bribes de ce qui tenait de discours de piliers de comptoirs. Pour cette raison – et pour tant d’autres –, Azem redoutait que le cas de sa sœur et celui d’Alice Dodgson ne fussent que la première étape d’un plan plus élaboré. Plusieurs cartels grandissants attendaient une occasion en or pour se propager. Le ras-le-bol des habitants, lorsqu’il exploserait, en serait une, et la politique de Pinkerton le terreau qui leur permettrait de prospérer.

 

Adwoa n’avait pas vu l’heure. Pas besoin de la petite horloge arluuvienne accrochée dans son bureau pour se rendre compte que la nuit était tombée. Sur le campus, les rares lampadaires encore fonctionnels nimbaient quelques étudiants qui se rendaient en face. Depuis plusieurs heures, ils traversaient la route qui séparait l’établissement du café et se mêlaient à d’autres. Adwoa n’aimait déjà pas rentrer chez elle à la nuit tombée, encore moins dans ces conditions de plus en plus inquiétantes. Ce n’était pas la première fois qu’elle contournait un rassemblement pour s’épargner des efforts de ralliements de la part des manifestants. Elle ne souhaitait en aucune façon se retrouver derrière les barreaux à cause d’eux. Encore moins face à un petit groupe isolé, probablement alcoolisé, qui se sentirait des libertés susceptibles de la mettre en péril.

— Mieux vaut encore passer la nuit ici, soupira-t-elle.

Son bureau disparaissait sous des piles de notes, des livres ouverts et des hypothèses qu’elle jugeait absurdes. Elle avait emprunté des bouquins à la bibliothèque dont elle ne comprenait pas le sens réel. Tout n’était que métaphores et interprétation des signes. Elle estimait beaucoup ceux de ses collègues qui se consacraient au domaine de l’archéorêve, plus encore ceux qui mettaient un point d’honneur à reconstruire l’histoire oubliée de l’Arluuvie à travers les rêves de certaines personnes. Il y avait là peut-être de quoi bouleverser le pays et, plus encore, les porteurs de ces rêves.

Adwoa lâcha un soupir. Pour elle, son propre rêve ne signifiait rien, pas plus que celui de cet homme dont lui avait parlé Nasrim Kassab. Il s’agissait vraisemblablement du même, mais, avant qu’Adwoa eût le courage d’en demander plus à Nasrim, celle-ci avait disparu de l’université. Par ailleurs, elle n’avait pas osé poser de questions à Stephen Zadeh ; c’était diablement indiscret.

Adwoa savait sa tâche considérable parce qu’elle ne partait de rien. Elle tentait d’interpréter elle-même son rêve grâce aux études menées par l’université. Elle discernait difficilement les signes dont elle pensait avoir besoin. Mais après ? Que faire de ces signes ? Comment les déchiffrer ? Est-ce qu’au moins tout ceci avait un sens ? Au-delà d’elle-même et de ses capacités personnelles, peut-être. Ou peut-être sa réflexion reposait-elle sur des illusions, comme les espoirs des gens qui s’en remettaient aux rites. Certains allaient même jusqu’à proposer de lire dans les entrailles d’oies, de poulets ou de canards. Le marché revêtait de plus en plus des allures de cabinet de curiosités à ciel ouvert. Adwoa n’aimait pas que l’on s’en remît ainsi à du vent. Son amour de la science en prenait un coup, et l’insécurité grandissante dans les rues d’Ervicje tendaient à confirmer son antipathie pour ces sombres personnages. Qui agissait dans l’ombre ? Pourquoi le faisaient-ils ? La seule perspective que ces farces reprissent un jour le dessus sur la science horrifiait Adwoa. Qu’adviendrait-il alors de ce monde déjà vieillissant ? Qui pourrait les sauver, des sortilèges psalmodiés au cours d’étranges rituels, peut-être ?

Concentre-toi sur ton travail, le reste n’est pas de ton ressort.

Il lui en coûtait de se savoir inutile, elle qui avait toujours mis un point d’honneur à faire passer la science avant ses éventuelles croyances, qui n’ignorait pas les probabilités d’un évènement, même si celui-ci devait se résumer à la disparition d’une région entière.

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CM Deiana
Posté le 07/09/2021
Alors je vais tenter un commentaire constructif qui ne se limite pas à "holala vivement la suite !"
Tu rajoutes ici un décor politique qui ne fait que tendre un peu plus la situation, et l'"explication" de la présence des boules à neige fait vraiment froid dans le dos. J'espère que si voyage il y a, Stephen et Azem pourront le faire ensemble.
Vraiment je trouve que ce texte est une grande réussite.
Merci pour cette lecture.
Aude Réco
Posté le 07/09/2021
Alors, franchement, pour le contexte politique, je fais gaffe à ne pas me planter. (La politique et moi, ça fait douze.) J'espère réussir jusqu'au bout parce que j'ai l'impression de marcher sur des œufs, ahah.
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