Chapitre 6

Il n'avait pas été facile pour la famille de ramener le beagle à la maison. Ce dernier ne cessait de tirer sur sa laisse, empêchant la progression de tout le monde. La femelle était loin d'être coopérative. Malgré sa petite taille et sa bouille adorable, elle avait beaucoup de caractère.

Après avoir rempli les papiers d'adoption, la tribu passa faire un tour dans une animalerie afin d'acheter le nécessaire. Gloria craqua pour un collier rose à paillettes pourvu d'un médaillon sur lequel était inscrit le nom de l'animal avec un numéro à joindre sur le dos. Les hommes n'eurent pas leur mot à dire quant au choix de couleur. Selon elle, ils avaient choisi le chien, elle avait donc le droit de choisir le collier.

- Aller Pikachu, tenta d'amadouer Gabriel en agitant un jouet en plastique pour la faire avancer.

Il reposa ce dernier pour prendre un poulet en plastique. Dès qu'il appuya sur son ventre, la chienne releva les oreilles et observa curieusement le jouet. Il actionna l'instrument à nouveau et sourit quand elle plongea férocement sur celui-ci. Quand elle eut fini de jouer, il mit l'animal en plastique dans le caddie.

- Bon chien, félicita-t-il en la caressant.

Pendant le trajet, les deux compères s'étaient rapprochés. D'ailleurs, Gabriel en avait profité pour envoyer une photo à son frère. Raphaël avait répondu presque immédiatement pour demander des comptes. Son aîné n'avait pas été mis au jus concernant cette adoption surprise. Il avait demandé à son frère comment il avait fait pour convaincre leur mère, et le plus jeune lui raconta sa matinée au lycée.

Cela faisait longtemps qu'ils n'avaient pas échangé plus de deux messages à la suite. Le benjamin était heureux de ce résultat : il aimait beaucoup discuter avec son frère. Il idolâtrait celui qui réussissait tout ce qu'il entreprenait sans jamais fournir le moindre effort. Il aurait probablement suivi ses pas si l'incident n'était pas arrivé.

- Gaby, je crois qu'on a tout, commenta sa mère en désignant le caddie rempli plus que nécessaire.

Le futur adulte traîna le chien jusqu'à la caisse. Sans un jouet pour le stimuler, Pikachu ne montrait aucune envie d'obéir. Il força même son jeune maître à le prendre à bras. Gabriel se dit qu'ils avaient adopté une étrange bête. Dans la voiture, il avait également fait des recherches sur la race du chien. Et il avait découvert qu'elle était plutôt joueuse et câline, tout le contraire du petit monstre caractériel qu'il avait dans les mains. Petit monstre qui pesait malgré tout son poids. Il la reposa au sol avant qu'ils n'atteignent le véhicule.

- C'est quand même un drôle de spécimen que nous avons là, pouffa Gloria devant la mine défaite du chien.

Marcus ne put s'empêcher de rire à sa remarque. Il n'avait jamais vu un jeune chien aussi fainéant. Pikachu correspondait parfaitement au caractère passif de son fils. Le duo s'accordait plutôt bien.

De retour à la maison, Gabriel détacha l'animal pour le laisser gambader dans le jardin. Peu habituée à cet élan de liberté, la femelle hésita à s'éloigner de son nouveau maître. Elle n'avait visiblement pas l'habitude d'être relâchée sur un terrain aussi grand.

Le beagle avança de quelques pas tout en reniflant le sol. Ne recevant aucune réprimande du jeune homme, il s'autorisa à explorer l'herbe où il y déposa un cadeau à l'odeur nauséabonde. Puis, au grand désarroi de Gloria, il visita son jardin de fleurs. Il en piétina quelques-unes au passage et fit ses besoins sur d'autres.

Son attitude fit rire le jeune homme. Derrière lui, ses parents étaient occupés à installer le panier et les gamelles, à ranger le sachet de croquettes, et à répartir les nouveaux jouets. Les bouteilles de shampoing et autres avaient été réunis dans un seul et unique tiroir dédié au nouveau membre de la famille.

- Tu t'en charges, Gaby ? Demanda le père en désignant le tas dans l'herbe.

Il n'en avait pas envie mais il s'obligea tout de même à en endosser la responsabilité. Il avait voulu un chien et il devait maintenant s'en occuper, même si certains aspects étaient mieux que d'autres. Il accomplit sa besogne non sans une grimace de dégoût. Dans son dos, il pouvait entendre les cinquantenaires ricanaient. Ce qui était drôle pour eux l'était beaucoup moins pour lui.

Pikachu, quant à elle, se moquait éperdument de la situation de son jeune maître. Son nouveau territoire était beaucoup plus intéressant pour elle. Et Gabriel ne pouvait lui en vouloir quand on savait qu'elle venait d'un refuge. Il était tout à fait normal que la chienne profite de ses premiers pas de liberté sans aucune laisse pour la restreindre.

 

***

 

Le soir venu, le plus jeune de la famille était exténué. Sa journée avait été riche en couleurs. Il avait encore du mal à croire que l'un de ses souhaits le plus cher s'était réalisé. Sans oublier qu'il avait accompli ce qui relevait du miracle pour lui le matin même. Il en avait discuté avec le couple pendant le repas. D'ailleurs, son père n'avait exprimé que fierté quand il avait appris qu'il avait parlé avec une fille. Et que dire de sa femme qui possédait de véritables paillettes dans les yeux. Cette dernière avait enfin l'impression d'aller de l'avant. 

- Ne vous imaginez rien de bizarre, se sentait-il obligé d'ajouter.

La couleur rouge dominait ses joues. Comme Gabriel n'avait jamais eu de petites amies, ses parents voyaient chaque contact avec la gent féminine comme une possibilité pour eux d'avoir une belle-fille. Autant dire qu'ils allaient un peu vite en besogne. Le jeune homme avait d'autre chose en tête.

Depuis l'incident, il n'avait jamais plus nourri l'espoir d'avoir une petite copine. Il était bien trop repoussant pour qui que ce soit. Et malheureusement, Gloria et Marcus étaient les seuls à ne pas s'en rendre compte. Même son frère, Raphaël, n'avait pas été tendre dans ses mots quand il avait découvert les marques sur son visage. Son aîné avait toujours possédé un franc-parler admirable, même si ce coup-ci, sa parole avait été aussi tranchante qu'une lame de couteau. Il n'avait pas voulu être méchant mais ses mots avaient empoisonné et réduit à néant le peu de confiance en lui. Malgré tout, Gabriel n'éprouvait aucun ressentiment à son égard. Il avait préféré sa franchise aux mensonges bienveillants de ses parents.

 

***

 

Le lendemain matin, il fut surpris d'entendre sa mère crier son nom. Il regarda un instant autour de lui, complètement désorienté. Il chercha à tâtons ses lunettes puis les plaça sur son nez. Il se demandait pourquoi sa mère le réveillait aussi tôt. Le soleil était à peine levé. Il repoussa les couvertures pour se diriger vers la cuisine tout en baillant. Arrivé en bas, il fut accueilli par Pikachu qui remuait mollement la queue. Gabriel lui caressa doucement la tête avant de lui ouvrir la porte-fenêtre de la véranda. La chienne se dirigea presque aussitôt dans le parterre de fleurs.

- Pourquoi tu m'as réveillé aussi tôt ? Demanda-t-il une fois qu'il eut un flot de pensées plus ou moins cohérent.

- Je crois que tu as oublié qu'il y a cours aujourd'hui, mon grand.

Il fronça les sourcils à ces mots. Il avait complètement oublié le "compromis". L'idée de retourner à l'école lui était tellement passé au-dessus de la tête qu'il avait passé une bonne partie de la nuit sur sa console. Il était pour ainsi dire exténué.

- Je ne me sens pas très bien, feignit-il.

Gloria fronça des sourcils puis vérifia ses dires en posant sa main contre son front. Elle se décida que sa température était aux normes et qu'il irait, par conséquent, au lycée.

- Mange ton petit-déjeuner.

Sa stratégie n'avait pas pris. Il haussa des épaules en soupirant. Le jeune homme n'avait pas très faim ce matin. Il était trop concentré à rester éveillé. Il regrettait déjà cette dernière partie jouée en ligne. Elle lui avait été fatale.

Suite à ce bref repas, il monta se laver et s'habiller. Une fois encore, il enfila son sweat noir caractéristique avec un jean tout aussi sombre. Il eut à peine le temps de se brosser les dents qu'il fut invité à rejoindre sa mère devant la porte d'entrée. Son sac à dos traînait dans le vestibule, abandonné depuis hier. Il s'en saisit avant de caresser la tête de son nouveau compagnon qui remuait mollement la queue.

- On ne devrait pas l'emmener avec nous ? Elle n'est pas encore habituée à rester toute seule.

- Elle va mettre des poils partout... contra Gloria.

Le regard adorable de l'animal finit par la convaincre. Elle n'arrivait pas à résister à ses yeux de Cocker.

La "joyeuse" petite bande se mit en route avec Pikachu aux pieds de Gabriel. Gloria ne voulait pas voir les poils du chien décorer sa banquette arrière pour une question de propreté. Le beagle se tenait donc tranquillement sur les converses de son maître.

Ce dernier, quant à lui, essayait de gratter quelques minutes de sommeil. Un exercice difficile à réaliser dans une voiture en mouvement, avec une mère qui chantait du Jean-Jacques Goldman à tue-tête. Le jeune homme se retint tout de même de faire le moindre commentaire. Il ne voulait pas quitter cette bulle dans laquelle il s'était enfermé. Il fit taire toute sorte d'intrusion à son esprit pour inspirer au calme. Depuis l'incident, il se réfugiait souvent dans cette sphère de solitude. Cette dernière finit par éclater quand il sentit la voiture ralentir. Désormais, une véritable tornade mêlant doute et honte lui submergea l'esprit d'idées négatives.

Son cœur se mit à battre plus fort à l'intérieur de sa poitrine. Il partait pour la journée entière cette fois-ci. Autant dire qu'il était loin d'être prêt. Il pouvait se passer tellement de choses en quelques heures... D'autant plus qu'il n'y avait plus l'élément de surprise : ils avaient vu sa cicatrice. Il devait s'attendre aux regards, au dégoût que cette marque pouvait provoquer chez certain, lui le premier.

Depuis l'incident, il ne s'était regardé dans un miroir qu'une seule et unique fois de manière désintéressée, à son retour d'opération. Il se souviendrait toujours du visage défiguré qu'il avait aperçu; de ce garçon qui avait perdu toute dignité et toute fierté à apparaître aux yeux des gens. Il avait, par la suite, demandé à ses parents de retirer les miroirs de la salle de bain. Il ne voulait plus jamais croiser du regard la source de sa plus grande faiblesse.

- Tu descends, Gaby ? Je ne voudrais pas qu'elle urine dans la voiture, Gloria le pressa désignant la porte.

Après avoir adressé une dernière caresse à Pikachu, il se saisit de son sac sur la banquette arrière et prit le chemin de l'école. Les yeux rivés sur ses chaussures et la capuche bien enfoncée sur sa tête, il franchit les barrières sans vraiment regarder devant lui. C'est ainsi qu'il fonça sur une personne en mobilité réduite et qu'il rencontra un nouvel étudiant par mégarde. Gêné par ce comportement inapproprié, il présenta prestement ses excuses :

- Je suis désolé ! Je ne regardais pas où j'allais !

Son attention fut d'abord attirée par les roues du fauteuil avant de glisser lentement mais sûrement vers le visage de l'inconnu. Ce dernier ne montrait rien d'autre qu'une indifférence totale.

- Ça ne fait rien... Répondit-il amorphe avant de poursuivre son chemin jusqu'à la rampe.

Gabriel fut impressionné par la rapidité avec laquelle il maniait son fauteuil roulant. Enfant, il n'avait jamais eu l'occasion de s'attarder sur les personnes en situation de handicap et maintenant qu'il en croisait une, il était complètement fasciné. Avait-il été la victime d'un malheureux accident ? Était-il né ainsi ? Il s'interrogeait beaucoup sur le passé de cet inconnu qui ne lui avait pas adressé un regard. Pour une fois, il se dit qu'il n'était pas le plus à plaindre.

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