Chapitre 6

Ignorant les stratagèmes qui se tramaient dans la ville haute et l’annexion de l’atelier de réparation des instruments de musique, Juliette et Adriel fuyaient le chaos qui régnait à Coloratur.

 

La moto volée au journaliste imprudent vrombissait et s’éloignait du centre-ville. La nuit était pratiquement tombée. Adriel accélérait par à-coups et roulait comme il pouvait au milieu des rues jonchées de pavés et de détritus. Il esquivait les blocs aux arêtes tranchantes et les obstacles pointus pour éviter de crever les pneus. Les services de la voirie ne nettoyaient plus les chaussées, partout les poubelles débordaient et les rats avaient commencé leur travail de fouille. Si l’engin tombait en panne dans ces lieux de désolation, ils se trouveraient au milieu de nulle part, sans abri. Le phare à l'avant illuminait l’asphalte d’une lumière blanchâtre. Le contraste cru entre les zones éclairées ou noyées d’ombre donnait au décor chaotique une allure fantastique et terrifiante.

 

Sur le siège arrière, Juliette frémissait et fermait les yeux de dégoût. Elle ne connaissait pas les avenues qu’ils traversaient. Elle avait seulement compris qu’ils allaient vers l’ouest. Adriel avait parlé de grottes. Il conduisait la moto avec habileté. Grâce à sa présence et sa dextérité, Juliette se sentait en sécurité malgré la sensation de malaise qu’elle éprouvait. Bientôt les habitations s’espacèrent, les immeubles firent place aux maisons de banlieue. Ils atteignirent enfin les limites de la ville, là où elle jouxtait des quartiers industriels. Tout paraissait désert, la population révoltée s’était concentrée près du port et de la ville haute. Dans la zone de production, même les rares usines encore en activité avant la rébellion étaient à l’arrêt. Les grands hangars et les entrepôts fermés ou entourés de palissades ou de grillages verrouillés avaient été rendus inaccessibles. Les camions de transports routiers s’alignaient les uns à côté des autres, immobilisés au fond des aires de chargement. Dans la gare de marchandises, des wagons rouillaient sur des rails envahis d’herbes folles. La moto roula au milieu de ces espaces abandonnés. Certains déjà en friche devaient avoir été désaffectés depuis longtemps. La prospérité de Coloratur n’était plus qu’une légende.

 

Longeant des rues puis des routes, ils finirent par laisser derrière eux la ville et ses faubourgs. Ils tournèrent à gauche à la première bifurcation et rapidement empruntèrent une piste de montagne. Virage après virage, ils prirent de l’altitude sur la voie escarpée. Il faisait noir autour d’eux. La moto avançait prudemment car il n’y avait aucune visibilité. Par chance, Adriel connaissait les passages dangereux et anticipait les tournants difficiles.

 

Au bout d’une demi-heure de montée ininterrompue, Adriel se sentit harassé. La poussée d’adrénaline qui l’avait stimulé au moment de leur fuite ne le soutenait plus. Il arrêta la moto sur le bas-côté quelques minutes pour reprendre des forces. La route surplombait la plaine qui s’étendait du pied de la montagne jusqu’à la mer. Depuis leur point de vue, ils avaient une vue dégagée sur Coloratur dont ils apercevaient le halo lumineux dans le lointain. Ils reprenaient leur souffle quand ils virent planer au-dessus des lumières de la ville une ombre gigantesque.

 

-- C’est le serpent qui a détruit le château hier soir, s’écria Juliette en tremblant. Tu l’as vu aussi ?

-- Je vois une espèce de forme géante, répondit Adriel.

-- C’est un cobra, une fumée, hurla Juliette. Je croyais rêver mais c’est réel. Mais qu’est-ce que c’est ?

-- Toute la ville en parle, dit Adriel. Nul ne sait ce qui se passe, mais seul un magicien très puissant peut réussir à faire ça.  

-- Tu penses aux vieilles légendes du temps de nos ancêtres ? demanda Juliette.

-- Oui, je pense à Jahangir, forcément, murmura Adriel. Ainsi il ne serait pas mort.

-- Jahangir ? Le cruel sorcier ? s’exclama Juliette.

-- Il n’y a que lui pour être aussi fou. Tu l’as vu anéantir le palais ? La rumeur est parvenue jusqu’à nous avant qu’on ne monte travailler dans les tours.

-- Il l’a fait exploser devant mes yeux, fit Juliette.  

-- Nous devons en parler avec ma famille, reprit Adriel. C’est le moment de nous mobiliser à nouveau. Jahangir ne nous laissera jamais en paix.

-- Il faut que tu m’expliques, Adriel. Tu connais des choses que je ne sais pas, dit Juliette.

 

Ils étaient trop éloignés de Coloratur pour voir distinctement ce que faisait l’ombre. Ils reprirent la route. Peu de temps après, ils parvinrent à un col. Il précédait une vallée encaissée baignée par des rayons de lune. La lumière diffuse dans la brume de chaleur qui remontait des profondeurs rendait le paysage flou et vibrant. Ils virent se dresser devant eux un vieux chalet de pierre perdu entre les rochers et la paroi verticale. Quelques rais lumineux filtraient sous les volets et matérialisaient les formes des fenêtres. La maison émergeait du clair obscur et malgré sa vétusté apparente, l’habitation avait un air accueillant. Adriel arrêta la moto et mit pied à terre.

 

Fuir avait été leur seule obsession depuis qu’ils avaient enfourché la moto. Ils avaient roulé sans casque, ignorant la peur. Le stress les avait fait tenir tout le long de la route. La tension retomba dès qu’ils descendirent de l’engin, ils ressentirent soudain une grande fatigue et un grand froid. La vision cauchemardesque de l’ombre sur Coloratur obsédait leurs esprits et les intriguait. Malgré leur épuisement après la longue course, ils étaient impatients d’en apprendre davantage.

 

La porte du chalet s’ouvrit. Un carré de lumière éclaira brusquement la nuit presque noire et une forme humaine se dessina à contre jour. 

 

– Qui va là ? dit la silhouette d’une voix presque sépulcrale.

– Adriel, répondit le jeune homme qui ajouta quelques mots dans un langage secret.

– Qu’est-ce que tu viens de dire ? chuchota Juliette.

– C’est le salut entre les membres de ma tribu, dans l’ancienne langue de nos ancêtres. Une manière de perpétrer leur mémoire, expliqua Adriel.

 

L’homme leur intima de ranger la moto dans l’appentis sur le côté gauche. Tandis qu’Adriel s’exécutait, Juliette se dirigea vers l’entrée et attendit. Dès qu’il la rejoignit, ils pénétrèrent dans la pièce principale, suivis par leur hôte.

 

Le chalet était très ancien, il avait un jour dû servir d’auberge car la grande salle disposait d’un comptoir et aurait pu accueillir plusieurs tables rondes. Dans le fond se dressait une énorme cheminée de pierre où un bon feu brûlait. Comme il n’y avait jamais aucune couverture nuageuse à cause du climat désertique, si la chaleur extérieure était torride pendant le jour, les nuits étaient très fraîches en altitude. Juliette et Adriel s’approchèrent de l’âtre pour se réchauffer. Un couple vint à leur rencontre. Des gens âgés, petits, tous les deux minces et noueux avec des visages sympathiques mais soucieux. L’homme était celui qui les avait accueillis, ils n’avaient pas encore vu la femme. 

 

-- C’est donc toi Adriel, dit l’homme. Que viens-tu faire par ici ?

-- J’ai fui, répondit Adriel. Cette fois, ils m’avaient affecté à un chantier dangereux. L’immeuble s’est écroulé. C’est grâce à Juliette que j’ai eu la vie sauve, in extremis. Je ne serais pas parti si elle n’était pas arrivée au bon moment. Elle est venue me chercher et nous avons pu nous échapper avant le drame. Ça n'a pas été le cas pour tous les ouvriers, beaucoup ont péri. Il y a maintenant une rébellion en ville car les habitants en ont assez des accidents qui se multiplient et qui auraient pu être évités. Mais ce n’est pas pour ça que nous nous réfugions ici. Nous voulons en savoir davantage. Qu’avez-vous appris sur l’ombre ? Est-ce le retour de Jahangir ?

-- Ce n’est pas Jahangir, répondit l’homme.

-- Comment le savez-vous ? demanda Adriel.

-- Nous avions un espion en ville, Eostrix, l’oiseau messager. Depuis un certain temps, il s’était établi chez deux sorcières fantasques, Primrose et Alberine. Il faisait souvent l’aller et retour entre Coloratur et Astarax pour transporter les courriers qu’elles échangeaient avec d’autres magiciennes. Elles habitent en bas de la ville haute, au pied du château. Leur maison était un emplacement idéal pour faire de la surveillance. Primrose et Alberine ignoraient que l’oiseau écoutait toutes leurs conversations et nous transmettait les informations intéressantes. 

– Un oiseau espion, ce n’est pas ordinaire, s’étonna Juliette. Comment communiquez-vous avec un hibou ? par télépathie ?

– En effet, acquiesçat l’homme. Eostrix avait un pressentiment qui s’est avéré juste, quelque maléfice allait se passer. Peu de temps après, l’ombre est apparue. Nul ne savait ni qui elle était ni d’où elle provenait. Primrose et Alberine ont aussitôt transmis l’information à Esmine, la sorcière qui habite Astarax. Esmine s’est rendue chez son voisin, qui n’est autre que Jahangir, pour lui proposer d’établir ensemble une contre attaque. Jahangir n’a pas voulu s’associer tout de suite, il a envoyé en reconnaissance l’une de ses créatures nommée Marjolin. Celui-ci est venu spécialement d’Astarax pour recueillir des informations sur le monstre. Tout naturellement, dès qu’il a pu, Marjolin s’est rendu chez Primrose et Alberine pour envoyer un message à Jahangir par l’intermédiaire d’Eostrix. Eostrix nous a fait passer l’information. En conséquence, depuis le début des manifestations démoniaques, il est clair que l’ombre n’est pas Jahangir.

-- Mais alors, si ce n’est pas Jahangir, de qui s’agit-il ? questionna Juliette.

-- Les sorcières l’avaient appelé Anamon, je ne sais pas pourquoi. L’une de leurs fantaisies peut-être. L’ombre est un magicien qui se surnomme lui-même Ynobod. Nous l’observons depuis le point de vue que nous avons sur Coloratur, au-dessus du chalet. Il a tenté cette nuit de reconstruire le palais de Coloratur, 

-- Après l’avoir complètement détruit hier, murmura Juliette. C’est très étrange.

-- Il a voulu le rebâtir à l’identique de ce qu’il était autrefois. Il a commencé par mettre en pièces les vestiges pour pouvoir reconstituer ensuite, morceau par morceau, le palais d’origine à partir des différents composants, répondit l’homme. Mais il n’a pas pu aboutir, tout s’est écroulé. C’est le sens du message qui est parti chez Jahangir. 

-- Primrose et Alberine prétendent que l’ombre s’entraîne à devenir un grand magicien, poursuivit la femme, je n’en crois rien. Il a un but bien précis. Pour résister à son emprise, les sorcières d’Astarax ont imaginé de s’allier avec Jahangir. Elles seraient trois sœurs selon Eostrix. Elles ont tort de s’acoquiner avec le pire des enchanteurs, un jour ou l’autre il les trahira.

-- C’est évident, ajouta l’homme. Jahangir ne fait confiance à personne, pas même à ses créatures, encore moins à Esmine et aux sorcières de Coloratur. Il ne savait pas qui était l’ombre, c’est pourquoi il a envoyé Marjolin à Coloratur. Je ne serai pas étonné qu’il vienne lui-même vérifier ce qui se passe. 

– Vous croyez que Jahangir est à Coloratur ? s’écria Juliette. N’était-il pas le magicien immobile ? celui qui ne bougeait jamais de son laboratoire ?

– Cela ne me surprendrait pas qu’il soit ici, murmura l’homme. C’est un fourbe, nul ne sait de quoi il est capable. Et je le crois capable de tout, même de se déplacer.

– Vous avez une haute opinion de lui ! s’exclama Juliette.

– Il a déjà prouvé par le passé qu’il est le mal incarné, répliqua l’homme.

-- Nous allons rester ici cette nuit, dit Adriel. Demain, nous déciderons avec vous de ce qu’il convient de faire. Car désormais, nous devons tous nous mobiliser pour agir. Mais comment procéder et nous organiser ? Il y a deux magiciens maléfiques désormais.

– Il nous faut réfléchir en effet, répondit l’homme.

-- Reposez-vous, fit la femme, vous en avez besoin. Dans la grotte sous le chalet, il y a tout ce qu’il faut pour prendre une douche et dormir. Vous serez à l’abri si on vous recherche.

-- Il faut cacher la moto, répondit Adriel, nous l’avons ‘empruntée’ à un journaliste.

-- Le vent s’est levé, ajouta l’homme, il va effacer vos traces sur les routes. La terre est si sèche qu’elle va s’envoler en poussière. Ne craignez rien, je vais m’occuper de votre engin. 

 

La femme les conduisit à la cave située sous le chalet. Le sous-sol avait été creusé directement dans la montagne. Elle fit pivoter une porte secrète dans l’épaisseur du rocher et dévoila une grotte aménagée pour dissimuler des invités à l’insu de visiteurs inopportuns. Juliette et Adriel pénétrent dans la cachette et la femme referma le pan de pierre en murmurant qu’elle allait leur apporter à manger.   

 

-- Qui sont-ils ? demanda aussitôt Juliette.

-- Outrebon et Alathea, ce sont des cousins éloignés de ma famille, de ma tribu précisément. Tu sais que mes ancêtres vivaient dans la forêt, ils ont combattu Jahangir à chaque fois que cela a été nécessaire. Dans notre peuple, nous sommes élevés dans la tradition depuis la nuit des temps, toujours en alerte et préparés à nous battre pour défendre nos droits et les nôtres. Nous pensions que Jahangir avait disparu, mais les anciens nous ont appris à être prêts à chaque instant, à ne jamais croire que la mort du magicien immobile était acquise. Et ils avaient raison.

-- Ce n’est pas lui cette fois, intervint Juliette.

-- L’ombre est une menace qui semble tout aussi dangereuse que l’était Jahangir. Et nous venons d’apprendre qu’il est toujours vivant. Nous devons rester vigilant, et anticiper. Tu peux prendre la douche la première, et nous irons dormir pour reprendre des forces.

 

Juliette posa son sac à dos où se trouvait toujours sa flûte démontée en trois morceaux, retira son manteau et tous les pull-overs qu’elle avait enfilés les uns sur les autres pour ne pas avoir froid. Quand elle ôta le dernier, Adriel vit qu’elle portait sur son tee shirt le coquillage pendu au fil d’or qu’elle avait trouvé dans le coffret. Il la regarda avec stupéfaction.

 

-- Où as-tu trouvé ça ? s’écria-t-il.

-- Quoi ? répondit-elle car elle avait déjà oublié le coquillage.

-- Le coquillage … fit Adriel en portant la main à son cou.

-- Oh ça ! Dans un coffret que j’ai découvert dans les ruines du château. J’ai donné un coup de pied de rage dans des débris et la cassette est apparue. Il y avait aussi une bague à l’intérieur.

-- D’après la légende racontée par mon peuple, ce coquillage avait été donné à Clotaire, un lointain ancêtre, par Lamar, le roi des mers, dit Adriel comme s’il n’en croyait pas ses yeux. C’est un miracle que tu l’aies trouvé. La tradition dit qu’on peut communiquer avec Lamar à l’aide de cette conque magique. Personne n’a jamais été en mesure d’essayer, car le coquillage avait disparu depuis des siècles. Et puis on n’appelle pas Lamar si on n’a pas une bonne raison pour le faire.

-- Et la bague ? demanda Juliette en fouillant dans les poches du sac à dos. Je n’ai pas osé la passer à mon doigt.

 

Elle extirpa de la petite bourse de velours le coffret qu’elle ouvrit. Elle tendit l’anneau d’or serti d’une pierre bleue à Adriel. Il l’examina avec attention.

 

-- Seul un magicien pourrait répondre, je ne sais pas si ce bijou est maudit. Il est plus prudent de le cacher. 

 

Ils se douchèrent rapidement et Alathea revint peu de temps après. Elle leur apporta une assiette avec des sandwiches. 

 

-- J’ai improvisé avec ce que j’avais, je ne vous attendais pas, dit-elle. Eostrix est revenu brièvement pour nous informer. Il a rencontré Lamar en plein océan et a décidé de le suivre. Il abandonne les sorcières et les magiciens et se joint à nous pour lutter contre Ynobod. Il est déjà reparti pour retrouver Lamar.

-- Alathea, regarde ! Dans les ruines du palais, Juliette a trouvé le coquillage de Clotaire qui permet de communiquer avec Lamar, s’exclama Adriel.  

-- C’est une bonne nouvelle, répondit Alathea. Vous allez pouvoir le joindre si vous allez en bord de mer. Lamar transportait sur son char un jeune garçon avec un loup. Lamar les emmène chercher des graines de l’arbre de paix sur l’île des Gondebaud.

-- Explique-moi, demanda Juliette en se tournant vers Adriel.

-- C’est une île du Grand Nord où ont été plantés des arbres de paix, dit-il. Il y a fort longtemps. Parmi ceux qui avaient combattu Jahangir, certains maîtrisaient la magie de cet arbre, dont les pouvoirs sont immenses. Il est absolument nécessaire de disposer de ces graines pour espérer vaincre Ynobod. 

-- Pourquoi cet arbre porte-t-il ce nom ? questionna Juliette. Si la paix règne lorsqu’il est planté, pourquoi ne sommes-nous pas envahis par une quantité d’arbres de paix ? Le monde serait bien plus vivable.

-- En temps de paix, les pouvoirs de l’arbre sont au repos, intervint Alathea. Ils ne sont activés que si une menace survient. Alors là, il libère ses pouvoirs pour ramener la paix. 

-- Pourquoi n’a-t-il pas été activé lors de la guerre entre Coloratur et Astarax ? poursuivit Juliette, toujours intriguée.

-- Il était beaucoup trop tard, les graines avaient disparu. L’arbre géant qui se trouvait dans la cour du château de Coloratur a été enseveli sous la montagne, expliqua Alathea. Et le grand Nord a été recouvert de glace. Il n’y a peut-être plus de graines nulle part.

-- Dans ce cas, nous ne pourrons ni vaincre ni combattre Ynobod, conclut Juliette. Ce sera la fin de l’humanité ? 

-- Qui peut le dire ? répondit Alathea avec regret. Tout est en si mauvais état de nos jours, nous sommes proches de la fin de notre monde. Je vous laisse manger et dormir, à demain.

 

Sur ces paroles très pessimistes, Alathea quitta la grotte et referma la porte de pierre. Juliette et Adriel étaient affamés, ils dévorèrent les sandwiches. Quand vint le moment de se coucher, ils se recroquevillèrent l’un contre l’autre sur le lit. Ils n’avaient jamais été aussi proches l’un de l’autre. Le souffle d’Adriel faisait danser les petits cheveux fins de Juliette sur sa nuque gracile. C’était une sensation merveilleuse. Elle ferma les yeux et s’endormit. Adriel était inquiet, mais il avait beau tourner et retourner ses idées dans tous les sens, aucune bonne solution ne l’effleurait. Petit à petit, il s’enfonça dans le sommeil. Tandis qu’il dormait, il serrait Juliette contre lui. Même inconsciemment, il ne pouvait s’empêcher de la protéger. Maintenant qu’ils étaient réunis, ses rêves lui disaient qu’il ne la laisserait plus jamais partir.  

 

Ils furent réveillés par Outrebon. Ils avaient dormi douze heures et se sentaient reposés. La journée était bien avancée. De bon matin, Alathea et Outrebon avaient reçu la visite de gardes qui avaient posé des questions sur d’éventuels fugitifs. Ils étaient repartis sans même avoir jeté un coup d'œil dans le chalet. 

 

-- Nous sommes vieux, ils sont convaincus que nous ne servons à rien, dit Outrebon en riant. Et nous ne les détrompons pas bien sûr ! Alors ils ne nous ennuient pas, ils font juste des interrogatoires de routine. Ils ne savent pas que nous avons ici un refuge pour ceux qui fuient le régime. Restez ici bien cachés jusqu’à la nuit, nous irons regarder ce qui se passe à Coloratur sur une crête, un peu plus haut dans la montagne. C’est notre point d’observation quotidien. Demain, le danger sera écarté, plus personne ne viendra vous chercher ici. Soliloque est passé également, c’est un cousin, il nous a apporté des nouvelles de la rébellion et de la nourriture. Il est peu bavard et passe pour quelqu’un d’un peu fêlé. La milice essaie de reprendre le contrôle, mais entre la révolte et l’ombre, c’est un échec complet. Je pense qu’ils ne vont pas tarder à laisser tomber les poursuites. 

 

Dissimulés au fond de la grotte, Adriel et Juliette trouvèrent que le temps s’écoulait lentement jusqu’au soir. Enfin Outrebon vint les chercher et ils purent sortir. Il faisait nuit noire et le ciel était clair. Ils suivirent leur guide sur un sentier qui partait derrière le chalet. Il s’élevait rapidement le long de la paroi abrupte. Ils parvinrent en une dizaine de minutes à un promontoire d’où la vue était spectaculaire sur la plaine de Coloratur. Ils s’assirent sur des rochers et observèrent le paysage qui s’étendait à leurs pieds. Outrebon avait apporté des jumelles de vision nocturne à travers lesquelles il regardait en direction de Coloratur. 

 

La visibilité était dégagée au-dessus de la ville. Une luminosité jaunâtre provenant de la lune et du ciel nocturne éclairait distinctement la plaine jusqu’aux montagnes rouges qui surplombaient le palais. Même à cette distance, il leur fut possible quelques minutes plus tard de voir l’ombre monter au-dessus du château et prendre de l’ampleur. Elle s’élargit jusqu’à former une sorte de grande voile qui enveloppa d’une couleur sombre le sommet de la colline. Puis elle tourna sur elle-même et souleva toute la matière qui composait le palais. Des masses sombres et pesantes s’élevèrent dans l’atmosphère, elles tourbillonnaient comme prises dans une vaste tornade. Quand elles furent toutes absorbées, le cône en rotation ralentit son allure et s’arrêta. Puis les blocs suspendus en altitude se mirent à descendre les uns après les autres, comme si une main invisible les guidait dans un ordre prédéfini. Ils vinrent chacun se placer avec précision à leur position d’origine. Leur ballet était facile à observer avec les jumelles puissantes d’Outrebon. Cette fois, l’illusion se poursuivit jusqu’à la reconstruction complète du palais. Outrebon ne cessait de jurer, de se frotter les yeux, de réclamer les jumelles pour vérifier qu’il ne rêvait pas. Il demandait régulièrement à Adriel de le pincer pour être certain d’être éveillé. Juliette caressait le coquillage qu’elle avait gardé autour de son cou. Adriel se torturait en vain pour trouver le moyen de stopper la folie qu’ils avaient devant eux.

 

Lorsque la reconstruction du château fut terminée, l’illusion de tornade disparut. Ils se levèrent et chacun à son tour observa dans les jumelles le miracle qui venait de se produire. Ils virent l’ombre descendre et s’enfoncer dans la masse du palais. Aucun d’entre eux ne pouvait imaginer que, simultanément, Jahangir venait d’assister à la même scène au pied des remparts du palais.

 

-- Ynobod a atteint son objectif, remarqua Outrebon. C’est cela qu’il voulait faire hier, mais sa première tentative a échoué. 

-- Quelle sera sa prochaine action ? demanda Adriel, il ne peut pas s’arrêter en si bon chemin.

-- Impossible de le deviner, murmura Juliette, rêveuse.

-- Il vous faut attendre dans la cachette encore quelques jours, dit Outrebon. Il risque d’y avoir de grands mouvements à Coloratur, ce sera probablement très dangereux. Vous serez à l’abri ici, en sécurité. Vous éviterez de vous trouver au cœur des séismes que va provoquer Ynobod. Et puis nous devons réfléchir à ce que nous allons faire.

 

Le cœur lourd, ils redescendirent tous les trois jusqu’au chalet où les attendait Alathea. Outrebon lui fit le résumé de ce qui s’était passé. Leur imagination et leur sensibilité avaient été bouleversées par la vision infernale qu’ils voyaient se dérouler en boucle dans leur tête. Il leur fut difficile de s’endormir. Ils ne sombrèrent dans un sommeil profond qu’au petit matin.

 

Lorsqu’ils s’éveillèrent le lendemain dans la matinée, Juliette et Adriel voulurent remonter aussitôt sur le promontoire pour voir les transformations à la lumière du jour. Alathea et Outrebon essayèrent de les en dissuader mais sans succès. Alathea leur prêta des vêtements de camouflage couleur de pierre. Dès qu’ils furent prêts, ils sortirent et longèrent les rochers vers le sentier. Ils escaladèrent l’étroit passage jusqu’au belvédère. Là, collés contre la paroi, ils regardèrent au loin Coloratur avec des jumelles. Toute la ville haute apparut avec précision dans les binoculaires. Le palais étincelait sous le soleil. Les merveilleuses coupoles à la rotondité couverte d’or et les vitraux colorés le faisaient ressembler à une bonbonnière géante. Une brume de chaleur faisait trembler légèrement les tours et les murs, le château semblait sur le point de prendre son envol. 

 

-- Quelle magnificence ! s’exclama Juliette, je n’avais jamais vu le palais aussi beau. J’en ai le souffle coupé. Quand je pense que j’habitais près d’un tas de ruines, et qu’aujourd’hui je le vois comme je l’avais toujours imaginé. Je voudrais être tout près, dans la cour du château, pour le toucher et m’assurer que je ne rêve pas.

-- Et moi c’est pareil, ajouta Adriel. Je me souviens de tous les vains efforts que je faisais pour remonter des murs de guingois, jour après jour. Et en une nuit, avec la magie, c’est un bijou qui est là devant nous. Je n’imaginais qu’il puisse être aussi extraordinaire. 

-- Espérons que ce ne soit pas juste une illusion, intervint Outrebon qui les avait rejoints.

-- Que veux-tu dire ? demanda Juliette.

-- C’était une spécialité de Jahangir, il masquait la laideur par des illusions. Tu pensais voir un palais merveilleux, et ce n'était qu'une vision qui pouvait disparaître en un instant.

-- Je n’en crois rien pour le palais, s’exclama Juliette, c’est beaucoup trop réel.

-- Jahangir était très fort, d’après ce qu’on raconte, répliqua Outrebon. Rentrons maintenant si vous voulez bien. Grâce aux jumelles, je vois venir vers nous un escadron de drones qui foncent tout droit en direction du chalet. Vous devez absolument vous cacher en bas car ils détectent les ondes de chaleur.

 

Ils se précipitèrent aussi vite qu’ils le purent vers le chalet. Juliette et Adriel descendirent se réfugier aussitôt au fond de la grotte.

 

-- Combien de temps allons-nous rester coincés ici ? gémit Juliette.

-- Le temps qu’il faudra, répondit Adriel, nous sommes à l’abri pour l’instant. Dès que le chemin sera libre et que nous serons prêts, nous partirons. Nous retournerons à Coloratur voir le château de près. 

 

Pendant la soirée, Alathea vint parler avec eux. Elle leur expliqua que la milice tentait de reprendre le pouvoir à Coloratur après quelques jours de confusion. La répression était terrible. Les fugitifs étaient poursuivis et lorsqu’ils étaient arrêtés, ils étaient jetés en prison. Les geôles étaient pleines de rebelles, hommes, femmes et enfants sans distinction. Il commençait même à y avoir des exécutions, sans procès. Alathea fit une description si atroce de la cruauté de ce qui se passait en ville que Juliette comprit qu’elle ne pourrait plus dormir. Elle passa une nouvelle nuit blanche. Outrebon se rendit seul sur le promontoire pour observer l’ombre, mais Ynobod ne vint pas ce soir-là.

 

Les jours suivants, Outrebon et Alathea ne descendirent les voir que pour leur apporter à manger. Ils les laissaient seuls la plupart du temps. Lorsqu’elle tentait de s’assoupir, Juliette faisait des cauchemars. Adriel était fou furieux, il avait l’impression de tourner en rond, il détestait se sentir inutile. Tous les deux rongeaient leur frein dans la cave avec fatalisme. Ils n’attendaient qu’une chose, le feu vert de leurs hôtes pour quitter le chalet.

 

Enfin, une nuit, Outrebon vint les chercher. Il était en transe. Ils le suivirent jusqu’au promontoire où se trouvait déjà Alathea. Devant eux, ils virent d’abord Ynobod qui planait au-dessus du château comme une menace toute puissante. Sous son ombre, la ville haute et le palais restaient immobiles alors que tout le reste de la cité semblait agité de violents soubresauts. Des vagues parcouraient la surface qui ondulait en se fracassant. A cette distance, avec les jumelles ils pouvaient voir que les bâtiments élevés s’écroulaient les uns après les autres, comme les pièces dans un jeu de dominos. La terre se creusait par endroits et avalait tout ce qui était détruit, comme s’il y avait un siphon qui évacuait le trop plein de gravats. D’autres vagues venaient rouler par dessus, recouvraient les ruines et aplanissaient le terrain à la manière d’un bulldozer géant. Derrière le château, les montagnes rouges étaient incandescentes. Une pluie de braises rougeoyantes était projetée dans l’atmosphère et retombait tout autour. Les pics en feu ressemblaient à une forge gigantesque, ou à un volcan en éruption. Ils fournissaient l’énergie nécessaire à Ynobod pour réduire Coloratur à un simple village.  

 

Juliette, Adriel et leurs hôtes restaient muets de stupeur devant le spectacle inouï qui se déroulait devant eux. Fascinés, ils ne pouvaient détacher leurs yeux de l’anéantissement complet de la ville en train de se produire. Ils ne bougèrent pas pendant une durée qui sembla infinie, comme si l’écoulement du temps était suspendu, ralenti, interminable. Puis petit à petit le jour pointa. L’ombre au-dessus du château qui orchestrait la destruction de Coloratur rapetissa et forma une colonne noire qui brusquement s’enfonça dans la cour du palais et disparut. Les montagnes rouges pâlirent et cessèrent de chauffer, les braises finirent de voleter et se déposèrent partout autour du château. La poussière en suspension s’agglutina et forma un nuage de cendres opaque. Il fut rapidement dispersé sous des rafales de vent. Au petit jour, Coloratur était devenue une morne plaine désolée, entourée de déserts. Seule la colline surplombée par le château semblait intacte. Les rayons du soleil levant illuminèrent soudain les coupoles d’or et renvoyèrent l’éclat des vitraux, ajoutant au cynisme de la scène apocalyptique l’illusion de la beauté des lieux.  

 

Le soleil dardait ses rayons sans pitié, il faisait déjà une chaleur torride et il était impossible de rester sur le promontoire. Ils retournèrent au chalet où ils retrouvèrent un peu de  fraîcheur. Ils s’assirent autour de la table pour parler. Alathea apporta du thé qu’elle versa dans des bols de terre cuite.

 

-- L’ombre ne sort que la nuit, dit Outrebon. Dès que la lumière paraît, elle rentre sous terre. Elle la craint

-- Cela veut dire que nous pouvons agir dans la journée sans qu’elle puisse intervenir, constata Adriel.

-- Mais que pouvons-nous faire contre la puissance déployée par ce magicien ? demanda Juliette.

-- Il faut une magie encore plus puissante, répondit Alathea. 

– Hélas, seul Jahangir semble de taille à se mesurer à Ynobod, murmura Outrebon.

– Que pourrait faire Jahangir ? Comment va-t-il réagir ? Un combat entre magiciens est-il possible ?  interrogea Adriel. Et pourquoi aurait-il lieu ?

-- Pour déterminer celui qui sera le plus puissant et qui deviendra le maître du monde, fit Juliette.

-- C’est la menace qui pèse au-dessus de nous, à n’en pas douter, approuva Outrebon.

-- Il y a une alternative aux pouvoirs des magiciens, c’est l’arbre de paix. Nous avons de la visibilité maintenant sur le danger qui se profile. C’est plus facile de se défendre quand on connait ses ennemis, intervint Adriel.

-- Une des premières choses à faire serait de retourner à Coloratur, secourir les blessés, les vivants et trouver les morts pour les ensevelir, poursuivit Juliette. 

-- Pas d’inquiétude, répliqua Alathea, nous avons sur place des gens qui sont déjà à pied d'œuvre, j’en suis certaine.

-- Alors nous pouvons aller dans la ville haute et l’explorer. Chercher des informations, des détails, des indices, pour nous éclairer un peu. Comprendre ce qui se passe, proposa Adriel. Pour savoir ce que nous devons faire.

-- Je viens avec toi, déclara Juliette.

-- La milice ne vous cherchera plus, dit Alathea, il ne doit pas rester grand monde. L’aéroport et toute la zone industrielle sont détruits.

-- Je ne pense pas que nous aurons le temps de revenir d’ici la nuit, indiqua Adriel. Nous resterons à Coloratur. Ynobod épargne visiblement la ville haute, c’est là que nous nous réfugierons.

-- Dommage qu’Eostrix ne soit pas là, fit Outrebon, nous aurons besoin de communiquer entre nous pour déterminer quelle sera notre stratégie. Pour l’instant, les échanges avec nos amis à Coloratur sont interrompus.

-- Ce sera compliqué, mais si nous pouvons utiliser le coquillage pour appeler Lamar et prévenir Eostrix, nous le ferons, répondit Juliette en caressant la conque. Il reviendra nous aider, c’est certain.

  

Quelques minutes plus tard, la moto emporta les jeunes gens vers la ville anéantie. Serrée contre Adriel, Juliette pensait aux cités antiques dont il ne subsistait que des ruines. Elle revoyait les photos de vestiges de ces lieux abandonnés, quelques murs encore debout, une ou deux colonnes solitaires et une arche de pierre à moitié écroulée. Coloratur ressemblait à moins que cela désormais.

 

Après avoir descendu la route de montagne, la moto roula sur ce qui restait d’asphalte avant d’arriver sur la plaine de sable mêlée de blocs de pierre, de tentacules de métal, de cadavres de tôle ondulée à moitié enterrés. Le vent du désert soulevait des volutes de poussière. Les rafales violentes ramassaient des gravats sur leur passage pour les entraîner plus loin. A tout instant, des monceaux de débris retombaient sur le sol et il devint dangereux d’avancer. Les roues de la moto zigzaguaient en dérapant dans la terre épaisse. L’engin ralentit, les roues patinaient dans le magma et l’engin s’enfonçait parfois jusqu’à mi-hauteur des jantes. Quand il fut impossible d’avancer davantage, ils durent se résoudre à abandonner leur véhicule et à continuer à pied. Derrière eux, la moto fut avalée par le sable qui se creusa autour d’elle. Elle disparut au fond de l’espèce de cratère qui s’était formé. Sur leur chemin, ils ne croisaient aucun être vivant. Seuls quelques corbeaux qui avaient échappé au séisme volaient autour d’eux en croassant. Ils se posaient parfois sur le sol en petits groupes et erraient en frappant les cailloux de leur bec. Ils cherchaient des proies où il n’y en avait pas.

 

Juliette et Adriel avaient revêtu des vêtements de camouflage couleur de pierre. Ainsi habillés, ils se confondaient avec la couleur du paysage comme des caméléons. Ils marchaient vite, déterminés à atteindre leur destination. Ils esquivaient les chutes de gravats et les zones accidentées du paysage. Peu à peu, sous l’effet des fortes bourrasques de vent, la surface du sol se régularisait autour d’eux. La colline de la ville haute se dressait devant à une certaine distance, et juste derrière s’élevaient les montagnes rouges qui avaient perdu leur flamboyance. La chaleur était presque insoutenable. Le vent sifflait à leurs oreilles mais rien n’aurait pu arrêter leur course. 

 

Enfin, ils approchèrent de ce qui restait de Coloratur. Ils apercevaient au loin les ruelles étroites et les maisons anciennes dont les formes tremblotaient dans la brume de chaleur. Les toits pointus et les tourelles apparurent. Tout en haut se détachèrent à leur tour les murailles du château et au-delà les coupoles étincelantes sous le soleil meurtrier.

 

Lorsqu’ils atteignirent l’entrée de la ville haute, ils virent enfin des gens qui couraient dans tous les sens. Beaucoup s’étaient réfugiés dans les venelles quand Ynobod avait commencé à détruire la ville. Juliette et Adriel passèrent devant la maison de Primrose et d’Alberine. Elles se tenaient sur le seuil et distribuaient de l’eau et de la nourriture. Primrose était alerte comme à son habitude et Alberine toujours aussi maussade. Mais les enfants n’avaient pas peur d’elle et s’approchaient pour réclamer un morceau de gâteau ou une friandise. 

 

-- Ce sont les sorcières dont nous parlions avec Outrebon et Alathea, celles qui hébergeaient Eostrix, chuchota Adriel.

-- Leur maison a tenu le coup; remarqua Juliette.

-- Tu as vu l’épaisseur des murs ? Et les fondations doivent être profondes, répliqua Adriel.

-- Je les ai vues parfois faire des courses dans la ville haute, je les reconnais. Mais je ne leur ai jamais parlé, avoua Juliette; Elles ont l’air d’être bienveillantes malgré tout.

 

Ils poursuivirent leur chemin. En montant, ils croisèrent beaucoup de population. Des habitants de la ville haute qui avaient regagné leurs demeures et abritaient de la famille ou des amis. Ou bien d’autres gens qui avaient forcé les portes des habitations et s’étaient installés dans les maisons désertées. Il y avait du monde tout le long des venelles et à l’intérieur des maisons, certains assis par terre, d’autres accoudés aux fenêtres ou debout le long des murs. Tous avaient l’air perdu. Quelques-uns saluèrent Juliette et Adriel, mais la plupart baissèrent la tête, comme s’ils avaient honte d’être toujours vivants alors que tant de citoyens de Coloratur étaient morts pendant le séisme. Peu de personnes parlaient, elles étaient encore toutes en état de sidération après le drame terrifiant qu’elles avaient vécu.  

 

Se frayant un passage parmi la foule, Juliette et Adriel escaladèrent les passages du labyrinthe jusqu’au sommet couronné par les remparts. La fontaine crachait toujours son filet d’eau claire et ils burent abondamment pour se rafraîchir après la longue course depuis la montagne. 

 

-- Le pont levis est relevé et la herse baissée, dit Adriel, il est impossible de pénétrer dans le château.

 

Il était assis sur la margelle, les jambes pendantes, surpris de se retrouver en cet endroit, alors qu’il avait cru ne jamais y revenir. A côté de lui se trouvait Juliette, il apercevait son profil délicat et ses cheveux fins qui bouclaient dans son cou. Il se revoyait quelques jours auparavant, quand ils s’étaient quittés après la soirée d’adieu. Ou les nombreuses fois où ils venaient tous les deux se désaltérer sous la tête du léopard et passer le moment le plus agréable de la journée. Toutes ces pensées relevaient d’un passé qui ne reviendrait plus. Le monde était en pleine métamorphose sous l’impulsion du monstre qui dormait tout près d’eux, dans les souterrains du château. Adriel était songeur, les choses étaient si étranges, qui pouvait prédire ce qui allait se passer la nuit prochaine ? 

 

Juliette se tortillait sur la pierre de la fontaine. Elle pensait à son échoppe et se demandait dans quel état elle allait la retrouver. Avait-elle été pillée et vandalisée comme de nombreuses boutiques de la ville haute ? Les survivants du drame avaient cherché partout des refuges, de quoi se soigner, se nourrir et boire. Ils n’avaient pas hésité à fracasser les serrures pour entrer dans les habitations et se servir. Juliette tira Adriel par le bras. Ils se levèrent et se dirigèrent vers sa maison. 

 

Elle fut stupéfaite de constater que son petit magasin avait été épargné. La porte était fermée et il n’y avait personne à l’intérieur. Ils poussèrent le battant et pénétrèrent dans le local frais. La première chose dont Juliette fut consciente, c’est que quelqu’un avait touché au théorbe. Il ne se trouvait plus dans l’ombre du coin où elle avait essayé de le cacher, mais il était posé à côté du clavecin. Elle s’approcha et passa une main experte sur les cordes, elle s’aperçut que l’instrument avait été accordé. Il était presque prêt à être utilisé, et ne nécessitait que quelques ajustements pour être tout à fait juste. Qui donc était capable de jouer du théorbe ? Elle ne connaissait personne autour d’elle. 

 

C’était un instrument très ancien, dont elle avait hérité. Elle n’en connaissait absolument pas l’origine. Elle en avait toujours pris soin, avait réparé sa caisse de résonance et les petits coups qu’il avait reçus. Elle savait comment l’accorder et jouer quelques airs simples en ayant déchiffré des partitions couvertes d’explications antiques. Mais elle n’avait jamais rencontré quiconque qui ait vu un théorbe de sa vie et sache même qu’un tel instrument existe.

 

-- Adriel, dit-elle, quelqu’un est entré ici et a joué du théorbe.

-- Cet instrument à double manche ? demanda-t-il. 

-- Oui, répondit-elle, c’est très bizarre. Personne ne sait jouer du théorbe à Coloratur, c’est un instrument du temps passé. 

-- Qui cela peut-il être ? ajouta Adriel, intrigué lui aussi. 

 

A cet instant, la porte de l’échoppe s’ouvrit et un personnage extraordinaire pénétra dans le magasin. Il était vêtu d’une longue robe grise et portait des lunettes bleues.

 

-- Bonjour, fit-il, que faites-vous dans ce magasin ? J’ai interdit qu’on y mette les pieds, je croyais avoir été clair. 

 

Marjolin s’avança dans la pièce et la clarté qui provenait de la vitrine tomba soudain sur Juliette. Alors qu’elle avait été masquée par la pénombre, elle apparut en pleine lumière et Marjolin eut un choc. C’était elle. Il vit sa main qui caressait le théorbe avec la même tendresse qu’il éprouvait lui-même pour l’instrument. Il fronça les sourcils en voyant Adriel à côté de Juliette. Qui était cet individu à côté de la créature pure qu’il voyait devant lui ? 

 

-- Qui êtes-vous ? demanda Juliette, c’est ma maison ici. Et mon échoppe. Je répare les instruments de musique.  

-- Je m’appelle Marjolin, répondit-il. Je viens d’Astarax.

 

Adriel déglutit et sentit un frisson glacé lui parcourir le dos. Marjolin, la créature de Jahangir se tenait devant lui. Toute la haine de Jahangir qu’il portait dans ses gènes transmis par ses ancêtres depuis des temps immémoriaux lui fit dresser les cheveux sur la tête. Il dut serrer ses poings dans ses poches et se dominer pour ne pas exploser de colère.

 

-- Où étiez-vous pendant que le monstre détruisait la ville ? questionna Marjolin.

-- Nous étions cachés, dit Juliette d’un air innocent, mais Adriel perçut dans sa voix un tremblement qu’il ne connaissait pas. Et vous ?

-- Ici, en haut de la tour. Je regardais Ynobod anéantir Coloratur, murmura Marjolin. Avez-vous admiré sa prestation ?

-- Vous connaissez donc bien la maison, répliqua Juliette qui ignora ses sarcasmes.

-- Je m’y suis installé en votre absence, avoua Marjolin avec un sourire poli.

-- Je suppose que vous prévoyez de trouver une autre habitation, suggéra Juliette en sachant pertinemment quelle serait la réponse. Maintenant que je suis de retour.

-- Absolument pas. Je suis très bien ici. Et comme vous l’avez certainement deviné, je joue du théorbe et j’ai eu le bonheur d’en trouver un chez vous, fit le magicien.

-- Dans ce cas, nous allons devoir cohabiter, dit Juliette qui sentit qu’elle ne pourrait rien imposer à ce personnage..

-- Vous êtes chez vous, faites comme il vous plaira, murmura Marjolin avec ironie.

 

Juliette se dirigea vers l’escalier en colimaçon au fond de l’atelier. 

 

Marjolin la regarda monter les marches, et pour la première fois de son existence se sentit oppressé. Une douleur lui vrilla la poitrine comme si elle était serrée dans un étau, il ne réussissait plus à respirer. Elle était si jolie, si légère, elle avait des mains de fée et le son de sa voix était la plus belle des mélodies. Il ignora Adriel qui suivit Juliette dans l’escalier. Cet individu n’avait pas ouvert la bouche, il était insignifiant. Marjolin ne le considérait même pas comme un rival. Néanmoins, à la première occasion, il avait bien l’intention de se débarrasser de lui. 

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