Dans le grand Nord, le char de Lamar tournait désespérément dans les eaux glaciales de l’océan, sans trouver trace de l’archipel Sainte-Victoire ni de l’île des Gondebaud. A chaque passage, les voyageurs scrutaient l’horizon en vain, aucune terre émergée n’apparaissait dans leur champ de vision. Ils longeaient lentement la banquise qui délimitait la frontière entre les étendues gelées du Nord et les déserts de sable brûlant du Sud, dans un sens puis dans l’autre, à la recherche d’un indice qui aurait pu leur échapper lors des précédentes explorations. Eostrix les avait rejoints, mais lui non plus ne détectait aucune preuve de l’existence de l’île sur la lisière de glace. Parfois découragé par leur quête infructueuse, Lamar arrêtait le quadrige qui restait sur la crête des vagues, et regardait autour de lui. Il avait le dos voûté, les yeux hagards et le visage fatigué d’un grand vieillard. Il n’en pouvait plus de supporter l’adversité. Urbino et lui finissaient par penser que l’archipel et toutes ses îles avaient été pris dans les glaces qui descendaient du Nord. Si tel était le cas, il serait alors impossible à jamais de retrouver des graines de l’arbre de paix. Vaincu sans s’être battu, Lamar était prêt à tout laisser tomber, mais Urbino ne voulait pas déjà renoncer.
Au milieu de l’océan déchaîné qui tentait vainement d’arrêter la progression de la banquise, Lamar voyait avec déchirement son royaume s'effriter chaque jour davantage. La présence d’Urbino et d’Eostrix l’aidait à ne pas perdre complètement courage, mais il était au bord de la dépression. A chaque instant il faisait des efforts incommensurables pour masquer son désespoir, il sentait qu’il ne serait bientôt plus en mesure de continuer à lutter.
Ensemble, Urbino, Giotto, Lamar et Eostrix observaient sans entrain la forêt boréale qui avançait jusqu’au bord de la frontière de glace. Les arbres, principalement des épicéas, s’étaient adaptés aux climats rigoureux du Nord et poussaient si vite dans le blizzard que la frontière était toujours couverte de végétation. D’un endroit à l’autre, c’était la même monotonie et la même désolation.
Puis tout d’un coup, brutalement, tout s’inversa. Alors que la conque poursuivait ses recherches sans progresser, le régime des vents se modifia, la température extérieure se mit à grimper inexplicablement. Les courants marins changèrent de sens, Lamar le sentit dans sa chair. Les vents brûlants venus du désert remontèrent vers le Nord. A peine tiédis, ils soufflèrent avec violence sur la taïga boréale. Ils attisèrent le réchauffement du climat, alors des incendies spontanés se déclenchèrent et se propagèrent dans les forêts. Sans en croire leurs yeux, Lamar et Urbino regardaient depuis leur petite embarcation les flammes qui dévoraient les arbres. Le sol qui était jusque-là gelé en profondeur en permanence se gorgea de l’eau de fonte des glaces et se ramollit. Les troncs qui n’étaient plus soutenus commencèrent à pencher puis à tomber. Le sol s’affaissait par endroits et les collines qui apparaissaient jusque là dans le lointain disparurent, laissant la place à des cuvettes de magma vaseux. La banquise auparavant si conquérante se mit à reculer. A son tour, l’océan avança et gagna petit à petit du terrain sur la glace, creusant des baies et des fjords dans l’épaisseur de la frontière.
Là où les incendies avaient ravagé la forêt, des amoncellements de troncs carbonisés mêlés de branches cassées avaient remplacé les arbres. Ces amas inextricables et humides s’enfoncèrent dans la boue et se transformèrent en marécages. Une odeur atroce de putréfaction régnait sur la banquise en train de dégeler.
Le paysage ne ressemblait plus à ce qu’il avait été peu de temps auparavant. Au fur et à mesure que les congères fondaient, les rochers et la terre nue apparaissaient. L’horizon n’était plus blanc mais prenait des couleurs. Le niveau de l’océan se mit à monter, à tel point que des lieux surplombés par des falaises devinrent de simples plages de boue collante. Stupéfaits devant de tels changements si rapides et si brutaux, Lamar et Urbino mirent un peu de temps à réagir. Ils ne comprenaient pas ce qui était en train de se passer. Mais bientôt Lamar reprit espoir. Tout ceci n’était pas fortuit. Une puissance infernale était en marche pour tout métamorphoser, le monde allait redevenir ce qu’il avait été, l’océan allait reprendre la place qui lui revenait et le royaume marin allait à nouveau resplendir sur l’univers. Il espérait seulement que l’acteur de ce changement n’était pas Jahangir. Mais son instinct lui disait que c’était Ynobod qui orchestrait cette transformation apocalyptique.
-- Crois-tu que Giotto et moi puissions aller faire un tour sur la terre pour voir de plus près, demanda Urbino, fasciné.
-- C’est très dangereux, répondit Lamar, car tout est instable.
-- Attendons un peu alors, pour voir si les éléments se calment, ajouta Urbino sans détacher ses yeux des mouvements de la banquise.
Ils longèrent la frontière pendant quelques jours en observant les événements, et constatèrent que ceux-ci se déroulaient selon des cycles : des périodes de repos des phénomènes succédaient à des moments de fortes modifications du paysage, suivis de nouvelles phases de transformations. Urbino, habitué aux conditions du grand Nord, ne connaissait que l’alternance de longs jours et de longues nuits polaires. Mais Lamar eut bientôt l’intuition que les transformations avaient lieu seulement pendant quelques heures par jour, de manière assez régulière. Aussi avoua-t-il à Urbino qu’il pourrait le laisser accoster sur une falaise pendant une demi-journée sans danger, pour explorer ce qui se passait sur la terre ferme. Ils guettèrent le prochain cycle de métamorphoses et dès que celui-ci cessa, Lamar déposa Urbino, Giotto et Eostrix sur le premier promontoire qui se présenta en face du char. Ils disposaient de quelques heures pour prospecter les environs.
Bondissant sur le sol, le garçon et le loup se mirent à courir sur le sol boueux. Il n’y avait presque plus de glace, ils s’étonnaient de voir l’humus à nu. Leurs pieds s’enfonçaient dans la matière souple et collante qui les ralentissait. Poursuivant leur progression, ils atteignirent la lisière de la forêt, tout essoufflés. Devant eux, ils virent des arbres moins élevés et moins vigoureux que ceux qui poussaient auparavant dans la forêt boréale. Les troncs étaient plus étroits et les ramures moins amples. Les épicéas, carbonisés et tombés à terre, étaient remplacés petit à petit par des bouleaux et des peupliers qui s’implantaient au milieu des herbes hautes, et formaient déjà une forêt de feuillus mêlée de conifères.
Urbino et Giotto étaient surpris car il ne neigeait pas et le blizzard glacial avait cédé la place à un vent chaud. Ils furent bientôt agressés par des nuées d’insectes. De nombreux lacs et marais émaillaient les sous-bois. L’eau des ruisseaux qui coulait tout autour d’eux mêlait son bruit cristallin aux chants des oiseaux. Ils virent des cadavres d’animaux à moitié enfoncés dans les marécages, et entendirent des galops d’ours et des feulements de fauves à proximité. Eostrix les devançait et les avertissait des dangers en poussant des cris rauques.
Marchant avec précaution sur le sol instable, ils progressèrent vers le cœur de la forêt et découvrirent avec étonnement une large clairière. Les ruines d’une forteresse à moitié engluée dans la fange émergeaient des eaux pestilentielles. Eostrix alla se percher sur le mur d’une tour ronde. Puis il reprit son essor et survola les remparts presque disparus dans le marais. Seuls les créneaux étaient visibles au-dessus de la surface stagnante. Des toits de pierre et des murailles épaisses dominaient encore les marécages ici et là. L’oiseau tournait au dessus de ces vestiges en poussant des cris déchirants.
Urbino ne comprenait pas la tristesse du hibou, c’était comme s’il éprouvait des sentiments à la vue des décombres de cette ville. Il avait peut-être connu ces lieux autrefois, quand ils étaient débout. Mais impossible de communiquer avec Eostrix, seul Lamar en était capable. Il était certainement temps de faire demi-tour. Ils avaient beaucoup de choses à raconter à Lamar. Il était sûrement dangereux de s’attarder plus longtemps. C’est alors qu’Urbino vit un tronc qui flottait près du bord. Il ne paraissait pas trop pourri. Il le toucha du bout du pied et résolut d’essayer d’avancer vers la ville engloutie pour se rapprocher d’Eostrix.
Il grimpa sur le morceau de bois, suivi par Giotto et s’aida d’un bâton pour faire avancer la frêle embarcation. Il navigua sur sa barque improvisée au milieu des murs, des toits et des tourelles qui dépassaient de l’eau. Le marais était infesté d’insectes qui bourdonnaient à ses oreilles. Sous la surface, Urbino entrevit plusieurs bâtiments qui n’avaient plus de toits, flanqués de grosses cheminées aux gueules noires dont certaines étaient à moitié écroulées. Continuant à utiliser sa perche pour avancer, il s’aperçut soudain que l’oiseau les attendait un peu plus loin, petite tache blanche perchée sur une poivrière. Il s’approcha tout près et suivant la direction du regard d’Eostrix plongea ses yeux dans l’onde glauque. Au-dessous de lui, à peu de profondeur, un objet plat et massif était coincé entre des pierres. C’était un soleil de métal sombre aux rayons ondulés, circonscrit dans un cercle de même matière. Sur la circonférence, Urbino distingua des inscriptions illisibles, à peine visibles tant elles semblaient usées. Il se pencha vers l’avant et tenta de dégager l’objet. En vain. Sur son perchoir, Eostrix insistait et piétinait les tuiles de la toiture avec colère. Urbino comprit qu’il fallait absolument extraire l’objet de l’eau, c’était d’une importance vitale.
Urbino se baissa et s’assit à califourchon sur le tronc d’arbre, les jambes et les pieds dans la vase. Giotto se mit à hurler. Ce n’était vraiment pas le moment. Urbino se coucha sur le bois, plongea ses bras dans l’eau et tira de toutes ses forces. Le soleil ne bougea pas d’un pouce. Alors il coinça le bâton qui lui avait servi de perche dans une fente juste au-dessus pour agrandir légèrement l’écart, puis ressaya. Le cercle commença à bouger. Urbino retenta à plusieurs reprises, extrayant à chaque fois un peu plus l’objet. Enfin, il le sentit glisser entre ses mains et put le soulever et le hisser sur le tronc. Il le bloqua entre ses genoux.
A cet instant, Eostrix, sans doute satisfait, quitta le toit et s’envola vers le bord du marais. Baissant la tête, Urbino vit que les eaux sombres aux algues mouvantes commençaient à s’agiter sous lui. Il se souvint soudain de la pêche sous la glace près de la cabane solitaire. A nouveau il eut peur de voir sortir de la vase un monstre aux yeux globuleux et à la mâchoire hérissée de dents pointues. Reculant précipitamment, il bougea les pieds pour faire avancer le tronc sur les eaux immobiles vers le bord du marécage. Impossible de faire autrement, il avait laissé le bâton qui lui avait servi de perche à l’aller coincé sous l’eau. A côté de lui, Giotto, campé sur ses pattes, hurlait toujours.
Ne sachant comment il avait fait pour se propulser avec le cercle rouillé, la peur au ventre, les pieds dans l’eau, les insectes qui le piquaient au visage et les cris du loup, Urbino fit échouer le tronc sur la rive du marais, au milieu des roseaux. Il réussit à lancer le soleil sur la terre ferme tandis que Giotto bondissait sur la berge. Il se dressa debout sur le tronc qui se mit à vaciller puis à tourner dangereusement. Avant qu’il ne soit précipité la tête la première dans la vase, Urbino se jeta sur le bord, chuta et roula dans la boue molle. Perché sur une branche au-dessus de lui, Eostrix émettait des petits bruits aigus qui ressemblaient à un rire, et Giotto qui ne hurlait plus avait la gueule fendue en une grimace moqueuse. Urbino se releva, couvert de terre collante, ramassa le cercle de fer qu’il fit rouler et, ignorant les moqueries de ses compagnons, prit le chemin de la côte.
Il retrouva les traces de leur trajet à l’aller, bien marquées dans l’humus humide. Giotto et lui essayaient de marcher vite pour rejoindre Lamar avant que le cycle suivant de métamorphoses ne démarre. Quand ils arrivèrent au bord de l’océan, Eostrix les avait précédés et Lamar les attendait sur son char. Ils montèrent à bord et Urbino raconta leur épopée avec excitation. Il était couvert de boue mais ses habits avaient séché grâce aux vents chauds. Lamar regarda le cercle de fer avec étonnement et déchiffra quelques-unes des runes à peine visibles sur la circonférence.
-- Ze___ Herb___te__ __ _____risseur, annonça-t-il avec émotion. Urbino, tu as trouvé l’enseigne de l’échoppe de Zeman, le grand herboriste et guérisseur. Il vivait à l’époque où Jahangir le magicien immobile terrorisait l’univers. Je l’ai bien connu … c’était un homme fort généreux, mais peu bavard.
-- Eostrix a beaucoup insisté pour que je ramène ce soleil, expliqua Urbino.
-- C’est parce qu’ils se connaissaient, répondit Lamar. Eostrix et Zeman. C’est un hommage que tu rends à Zeman, tu as sorti son enseigne du néant, il va pouvoir être à nouveau reconnu. La ville engloutie que tu as découverte s’appelait Skajja, c’est là qu’il exerçait son métier d’apothicaire. Et maintenant, Urbino, nous devons poursuivre notre quête des graines de l’arbre de paix. En son temps, Zeman a fait la même quête, c’est dire si ta trouvaille est un signe d’encouragement.
Faisant tourner son quadrige dans la direction qu’il supposait être celle de l’archipel Sainte Victoire, du moins celle dont il se souvenait de ses aventures passées, Lamar lança les dauphins qui partirent sur la crête des flots à une vitesse phénoménale. Grâce aux changements climatiques, il y avait une chance que l’île des Gondebaud soit redevenue accessible.
Il leur fallut peu de temps pour repérer dans le lointain les rochers noirs des îles de l’archipel, qui émergeaient d’un brouillard opaque. Certaines étaient encore prises dans les glaces mais la plupart avaient déjà été dégagées de leur gangue blanche. Plus ils s’approchaient, plus ils voyaient que la banquise s’était éloignée vers le Nord et avait abandonné les îlots qu’elle avait conquis pendant la période glaciaire. Autour d’eux, des icebergs détachés de la calotte glacière dérivaient vers le sud. Lorsqu’ils parvinrent au pied de l’île des Gondebaud, ils purent pénétrer par un étroit chenal dans une grotte marine et abordèrent sur une petite plage.
-- A toi de jouer, Urbino, je ne peux pas aller plus loin, dit Lamar. Cherche des graines de l’arbre de paix sur cette île. C’est le dernier endroit où tu peux en trouver. Je garde le soleil de fer, il est en sécurité avec moi.
Urbino bondit sur le sable humide, Giotto sur ses talons. Eostrix s’était envolé avant qu’ils n’arrivent sur l’île et devait déjà explorer les lieux depuis les hauteurs.
-- Voici un coquillage avec lequel tu pourras m’appeler quand tu voudras, poursuivit Lamar en tendant au jeune garçon une petite conque accrochée à l’extrémité d’un fil d’or. Je viendrai aussitôt te chercher. Je vais rester dans les environs, mais je vais bouger car j’ai envie de voir un peu ce qui se passe plus au Nord.
Urbino passa le fil autour de son cou et caressa le coquillage.
-- Tu pourras me raconter tes recherches, ajouta Lamar.
-- Merci Lamar, répondit Urbino. Je vais faire tout mon possible pour trouver les graines, je te le promets. C’est ma première mission pour toi, je veux la réussir.
Giotto pouvait enfin courir après être resté assis pendant le long périple dans le char de Lamar. Il bondissait comme un fou sur la plage et courait d’un bout à l’autre de la grotte. Sa gueule était grande ouverte, comme s’il souriait. Ses yeux ne quittaient pas Urbino et ce dernier regardait avec fierté et tendresse son ami se défouler sur le sable. A chaque moment difficile pendant leur voyage dans la conque, il avait caressé la fourrure douce et chaude de l’animal et jamais il n’avait eu peur ni froid grâce à sa présence.
Lamar fit pivoter le char en direction de la sortie de la grotte, et à peine quelques instants plus tard, il disparut au bout du chenal. Urbino avait repéré des marches dans le fond de la grotte et il se dirigea vers l’escalier creusé à même la roche. Giotto le précéda. Ils grimpèrent jusqu’au sommet et émergèrent à la surface de l’île.
Devant eux se dressait les ruines d’un château antique qui avait souffert de la glaciation. Il avait été construit en pierre noire et quelques vestiges s’élevaient encore fièrement en haut des rochers. Les silhouettes de ce qui restait des tours sombres et du donjon se détachaient sur le ciel gris où foisonnaient de gros nuages. Les vents soufflaient fort, chassant les nuées menaçantes, et l’aspect de la voûte céleste changeait à chaque instant. Urbino sentit son coeur battre très fort devant la beauté sauvage des lieux. Après tout ce temps passé dans la forêt glacée puis dans la conque du roi des mers, il se retrouvait seul sur cette île fouettée par les bourrasques, en plein océan, et il se sentait libre.
Il grimpa sur les larges pierres plates jusqu’à l’esplanade où se trouvait l’entrée du donjon. Pénétrant dans une salle sombre percée de plusieurs fenêtres étroites, Urbino s’assura qu’il pourrait s’y réfugier à l’abri des intempéries si le vent ou la pluie forcissaient, et même y dormir. Une partie de cheminée monumentale était encore debout, mais où trouver du bois sec pour faire un feu ? Il ressortit sur le parvis avec Giotto et ils commencèrent à faire le tour de l’île.
Des oiseaux marins tournaient au-dessus de leurs têtes en poussant des cris aigus. Parmi les volatiles, Urbino repéra Eostrix qui était le plus rapide. La chouette accélérait parfois de façon surprenante et laissait tous les oiseaux loin derrière elle. Puis elle revenait et volait à basse altitude, prenant un plaisir extraordinaire à se laisser porter par les courants aériens. Urbino comprit qu’elle jouait avec les éléments. Il la regarda venir vers lui et se poser sur son épaule quand elle fut fatiguée.
A peu de distance de l’île, une forme sombre émergeait au-dessus des flots dans le brouillard d’embruns. Urbino devinait qu’un autre îlot rocheux s’élevait à proximité. Il semblait plus étendu, moins escarpé. Urbino se rendait compte que l'île sur laquelle ils se trouvaient était pratiquement inaccessible. Lorsqu’ils en avaient fait le tour dans la conque de Lamar pour trouver le chenal d’entrée de la grotte, il n’avait vu aucune plage ni crique où il aurait été possible d’aborder. Le passage navigable était lui-même difficile à trouver car il était masqué par des écueils où venaient s’écraser les vagues avec violence. Il fallait avoir la virtuosité de Lamar pour diriger son char pour pénétrer dans l’étroite gorge.
Ils étaient perdus au milieu de l’océan, soumis aux caprices des vents et de la pluie qui se déchaînaient autour d’eux. Ils se sentaient dérisoires et minuscules face au déploiement de puissance incontrôlable, aux attaques incessantes, à la solitude profonde. Si Lamar ne revenait pas les chercher, ils ne pourraient jamais s’échapper pour regagner la terre ferme. Ce sentiment d’isolement extrême n’était pas nouveau pour Urbino qui avait vécu seul dans la forêt boréale. Néanmoins, il avait pu s’enfuir, alors qu’il lui serait impossible de quitter l’île.
Entouré de ses deux amis, Urbino marchait vaillamment sur les rochers, cherchant des traces d’arbres sur le sol. La fonte des glaces avait dû emporter le moindre vestige sur l’île car il ne trouva rien. La seule végétation qui poussait sur le sol pauvre au relief accidenté était une herbe rase qui supportait les embruns. Quelques fleurs et bruyères croissaient dans des creux abrités.
Urbino commençait à douter de trouver des graines de l’arbre de paix sur l'île. L’endroit avait l’air abandonné, vide de végétation et de formes de vie. Il venait d’être enseveli sous une couche de glace pendant des siècles, les créatures vivantes n’avaient pas encore eu le temps de le reconquérir. Néanmoins, Urbino continua à scruter le sol et à marcher sur les roches dentelées jusqu’à la tombée de la nuit. Lorsqu’il fit trop sombre pour poursuivre son exploration, il avança à la lueur du clair de lune vers l’entrée du donjon. La pièce dans laquelle il se réfugia avait encore un toit, à défaut d’une porte. Il se recroquevilla dans la cheminée qui formait un abri contre le vent. Giotto se serra contre lui pour lui tenir chaud et l’oiseau se percha au-dessus d’eux. Ils avaient faim et soif, mais il n’y avait rien sur l’île. Peut-être en bas, dans la caverne où Lamar les avait débarqués, trouveraient-ils quelques crustacés ou algues pour manger. Mais il était trop tard pour se diriger dans le noir, trouver l’entrée de la grotte et descendre les marches glissantes vers la plage. Urbino ne voulut pas prendre le risque, ils attendraient le lendemain.
Il appuya sa joue sur la roche glaciale et humide, et regarda autour de lui. Un rayon de lune qui tombait depuis une croisée sans vitrail éclaira le sol devant ses yeux, révélant une grande pierre plate qui dépassait légèrement de la surface du dallage. Intrigué, Urbino se releva et s’approcha de l’étrangeté. Il explora avec son index la rainure qui entourait la dalle, parfaitement en harmonie avec le motif du sol. Son doigt toucha une aspérité qui actionna un mécanisme vieux de plusieurs centaines d’années, voire de millénaires, et la pierre glissa sous le revêtement. Aussi étonnant que cela puisse paraître, la dalle semblait avoir été silencieusement aspirée dans les profondeurs. Le dispositif d’ouverture était ingénieux. Il était resté opérationnel malgré la glaciation, et grâce à sa robustesse et à la qualité de l’ajustement, l’étanchéité de la cave paraissait avoir été conservée. Seule une légère odeur nauséabonde de renfermé et de moisi montait depuis la cavité obscure.
Le haut d’un escalier surgissait de l’ombre et menait vers le sous-sol. Mais sans lumière, il était impossible de voir quoi que ce soit à l’intérieur et d’imaginer visiter la cave. Eostrix se posa sur l’épaule d’Urbino et se pencha en avant en caquetant avec force. Puis il s’envola vers les profondeurs du souterrain tandis qu’Urbino échangeait avec Giotto. Il expliquait à son loup qu’il attendrait plus de lumière pour descendre dans le trou, quand le soleil se serait levé ou bien si Eostrix avait une solution géniale.
La chouette ne tarda pas à revenir avec dans son bec un caillou couvert de micro-organismes bioluminescents. Prenant la tête de l’équipage, il voleta à l’intérieur de la cave et se posa sur une protubérance rocheuse, en hauteur. La pierre émit faiblement une lumière bleu vert aux alentours et révéla la volée de marches. Urbino et Giotto s’engagèrent et commencèrent la descente. Les marches étaient sèches mais très usées.
-- Beaucoup de pieds et de bottes ont dû parcourir ce chemin, dit Urbino dont la voix résonna.
L’écho remonta des profondeurs jusqu’à lui. Il n’était pas très rassuré mais voulait rester courageux. Eostrix volait de place en place vers le bas, et se posait à chaque avancée pour éclairer le passage pour ses compagnons. Au pied des marches, ils atteignirent une porte en bois sertie de ferrures ouvragées. Elle n’était pas verrouillée et s’ouvrit sur une vaste salle où Urbino et ses compagnons pénétrèrent avec précaution. A ce niveau, la température ambiante était douce. Eostrix déposa le caillou lumineux sur une table en bois rustique qui occupait le centre de la caverne. Urbino aperçut accrochées aux murs des torches qui ne demandaient qu’à être allumées. C’étaient de beaux bâtons, couverts de résine, qui semblaient prêts à être enflammés. Mais lorsqu’il les toucha, le bois et la poix desséchée s’effritèrent entre ses mains et les débris tombèrent sur le sol. Déçu, Urbino fit le tour de la pièce et trouva sur une commode à tiroirs un briquet à silex et une lampe à huile en métal. La graisse était très ancienne, il dût gratter la surface pour dégager la partie inflammable avec la lame d’un couteau qu’il trouva sur la table. Dans le fluide, il glissa quelques fils entrelacés de tissu déchiré sur sa chemise pour faire une mèche qu’il alluma. Une douce lumière régna bientôt dans la cave. La fumée provoquée par la combustion s’échappait sans envahir la pièce, entraînée par un petit courant d’air qui provenait de la cage d’escalier, car la porte était restée ouverte.
Le clair obscur qui régnait dans la salle n’empêchait pas de distinguer les contours et les formes. La solide table était entourée de bancs et de tabourets grossièrement taillés dans du bois brut. Mais tant de gens avaient du s’asseoir là pour boire une chopine que les sièges et le plateau étaient noircis, arrondis et lustrés. Le long de la paroi, une planche épaisse posée à même le sol, recouverte d’une sorte de matelas en charpie, avait dû constituer un lit de camp. Le tissu se désagrégea dès que le loup posa sa truffe dessus, faisant voltiger autour de lui un nuage de poudre grise. Les tiroirs de la commode se déglinguèrent lorsque Urbino tenta de les ouvrir, leur contenu dégringola sur le sol, des assiettes en étain, des chopes et des couteaux se mirent à rouler bruyamment sur les dalles.
Quatre portes donnaient sur la salle, dont celle qui menait à l’escalier. Aucune des trois autres ne se révéla fermée à clef, malgré la présence de grosses serrures en fer. L’humidité du dehors ayant peu pénétré dans les lieux, peu de choses avaient moisi pendant toute la période où l’île était restée sous la glace. Cependant, une puissante odeur de renfermé régnait dans le sous-sol et empêchait les explorateurs de respirer normalement. En haut des marches, le vent de mer s’engouffrait dans la cage d’escalier, descendait en tourbillonnant et sifflait à leurs oreilles. Son souffle puissant renouvela l’air et chassa petit à petit les effluves nauséabondes.
Toute fatigue s’était envolée. Urbino se sentait stimulé par cette découverte et avait envie de poursuivre ses recherches. La planche de bois qui lui tendait les bras pour faire un somme une fois qu’elle serait débarrassée des immondices, ne l’intéressait pas du tout. Il saisit la lampe à huile, et poussa la première porte. Il y avait une grande salle derrière; qui avait dû servir de réserve. Elle était remplie de gros coffres fermés, et de tonneaux cerclés de fer. Tout était recouvert d’une épaisse couche de saletés. Urbino essaya d’ouvrir l’un des coffres. A l’aide d’un levier qu’il ramassa par terre, il souleva le couvercle qui vola en poussière. A l’intérieur se trouvaient des bouteilles dont les bouchons s’étaient désagrégés. Le liquide avait séché, ou bien suinté à travers le bois et le cuir. Certains flacons avaient éclaté et le contenu du coffre était constellé d’éclats de verre. Les matières étaient si anciennes qu’il n’y avait même plus d’odeur de pourriture, juste un remugle qui envahit ses narines et le fit éternuer. Il baissa les yeux et vit sur le sol les traces de ses semelles dans la couche poudreuse et les empreintes des pattes de Giotto. Le loup humait un peu plus loin les barriques empilées les unes sur les autres jusqu’au plafond. Le premier tonneau qu’il toucha s’effondra sur lui-même, entraînant dans sa chute les cerceaux de fer et la masse visqueuse à l’intérieur. Giotto bondit en arrière et grogna. Le sol de la salle ressembla bientôt à un magma collant qui s’étalait doucement.
-- Rien d’intéressant ici, dit Urbino en sortant de la pièce et en refermant le lourd battant. Essayons la deuxième porte.
Joignant le geste à la parole, il poussa la poignée de fer. La salle qui se déployait devant lui était visiblement un dortoir. Des rangées de planches en bois s’alignaient de part et d’autres de la paroi rocheuse, sur lesquelles se trouvaient des chiffons de charpie. Il découvrit deux ou trois lampes à huile dont il s’empara, en vue de remplacer la première qu’il avait trouvé quand l’huile viendrait à manquer. Quelques vêtements de laine et de cuir étaient suspendus à des patères accrochées aux murs, dont Urbino était certain qu’ils tomberaient en poussière s’il les touchait. Au fond de la salle, des toiles de voiles enroulées sur elles-mêmes et des pièces de bateau s’entassaient pêle-mêle au milieu des cordes, des sextants et des cornes de brume. Reculant jusqu’au seuil, il referma la porte et se dirigea vers la dernière pièce.
Derrière le battant, il découvrit un nouvel escalier qui s’enfonçait dans le sol et avant de descendre, emporta avec lui les lampes à huile et le briquet à silex. Giotto le suivit. Eostrix poussa des cris aigus et s’élança le dernier dans le noir. Urbino se demanda si l’oiseau n’était pas aussi excité que lui par l’exploration de ces lieux secrets. Il avait laissé la porte du haut ouverte et l’avait maintenue avec un tabouret, pour que l’air se renouvelle.
En bas des marches, Urbino et ses compagnons découvrirent une vaste bibliothèque et une grotte aux trésors. La pièce où aboutissait l’escalier était une salle de lecture. Une table en bois en occupait le centre, et des étagères couraient le long des murs. Toutes sortes d’ouvrages y étaient rangés, suivant un ordonnancement qui semblait très précis. Il y avait des livres précieux, des manuscrits à la tranche d’or, des rouleaux de papyrus et des codex, et d’autres manuels à la couverture en cuir ou en carton multicolore, et même des tablettes d’argile ou d’ivoire. Urbino découvrit aussi des index et des livres de compte, dont les pages fragiles de papier épais étaient bien conservées. Il en posa un sur la table et tourna les feuillets jaunis. L’encre avait pâli, mais il parcourut des listes et des listes de mots incompréhensibles, écrits dans un alphabet qu’il ne connaissait pas, en face desquels s’alignaient des sortes de chiffres. En bas de ces colonnes de caractères, il identifia des totaux en italique. Délaissant la table de lecture, Urbino poursuivit son exploration. Au- delà de la salle principale, il traversa plusieurs pièces en enfilade où étaient conservés d’autres objets, serrés entre des livres et des carnets, des vases, des urnes, des coffrets, posés sur des tables, au milieu d’armoires fermées à clef. Enfin au bout de la succession de salles, il entra dans la dernière caverne où s’entassaient des coffres et des caisses remplies de pièces d’or, d’argent, ou de cuivre, des objets divers, des étoffes, de la porcelaine, des plats et des bijoux précieux, amoncelés ça et là sans aucun ordre ni rangement, comme s’il s’était agi d’un débarras alors que c’était un trésor.
-- L’île était un repaire de pirates, remarqua le jeune garçon en mettant une poignée de pièces d’or dans ses poches. Ils entreposaient leurs marchandises volées ici et tenaient leur comptabilité. C’était une localisation idéale pour surveiller la mer et tout le butin était caché sous le sol du château, invisible pour des visiteurs non initiés.
Revenant lentement sur ses pas, Urbino réfléchissait à ses découvertes. Giotto marchait à ses côtés, attentif à ce que murmurait le jeune garçon.
-- Cet endroit est le seul sur l’île où on a des chances de trouver les graines de l’arbre de paix, disait Urbino. Je n’imagine pas qu’il y ait d’autres souterrains sous les ruines du château. Je dois chercher partout ici, si par hasard je trouve quelque chose. Ce qui m’inquiète, c’est que j’ai peu d’huile pour m’éclairer. Si je n’en ai plus, je ne pourrai pas continuer.
A ces mots, il entendit des cris rauques poussés par Eostrix en provenance de l’une des salles. Il se précipita, Giotto sur ses talons. Guidé par le son, il s’approcha de l’oiseau qui était juché sur la plus haute planche d’une étagère. Eostrix pointait son bec vers un coffret posé à côté de lui. Plaçant la lampe sur une table, Urbino se hissa sur la pointe des pieds, attrapa la boîte métallique et l’examina sous toutes les coutures. C’était une cassette en métal ouvragé, avec une grosse serrure fermée à clef. Impossible de l’ouvrir sans le précieux sésame. Sur son perchoir, Eostrix s'énervait et piétinait d’impatience.
Vexé, Urbino commença à tâter le coffret avec délicatesse. En parcourant les arêtes et les bas-reliefs qui décoraient la cassette avec la pointe de ses doigts, il décela sur la face du dessous une petite protubérance qui semblait incongrue au toucher. Il appuya légèrement dessus, déclenchant un mécanisme d’ouverture d’une petite cavité. Il y trouva une clé qui déverrouilla la serrure du coffret. Urbino souleva le couvercle et regarda le contenu de la cassette. A l’intérieur se trouvaient deux sortes de graines, quelques petites branches et des pétales de fleurs séchées. Le coeur d’Urbino fit un bon dans sa poitrine. Il leva les yeux vers Eostrix.
-- Comment as-tu su ? demanda-t-il à l’oiseau. Je n’aurais jamais trouvé ce coffret caché en hauteur avant des jours et des jours de recherche ! Tu l’as repéré tout de suite !
Eostrix continuait à piétiner sur sa planche et tourna le dos à Urbino.
-- Autre chose ? s’enquit Urbino en tendant la main pour fouiller à nouveau l’étagère.
Il ramena un petit carnet de cuir qu’il feuilleta. Il survola les pages au hasard. Malheureusement toutes les traces d’écriture étaient si décolorées qu’il était impossible de lire les lignes qui avaient été consignées. Le papier ne semblait pas être d’une très bonne qualité, c’était probablement un simple carnet de notes, non destiné à survivre en conditions extrêmes pendant des centaines d’années. Urbino leva la tête vers Eostrix et vit que l’oiseau était encore en colère. Il se moquait du carnet, ce n’était pas sur cet objet qu’il voulait attirer l’attention d’Urbino. Comme il n’y avait plus rien sur l’étagère, le jeune garçon pensa que le coffret n’avait pas révélé tous ses mystères. Il fit glisser sa main sur les faces internes de la cassette, puis sur le fond après avoir ôté le contenu. Il y eut un petit déclic et la base se souleva, comme un couvercle, découvrant un compartiment secret où se trouvaient des photographies jaunies. On y voyait quelques personnes qui posaient, mais leurs traits étaient flous. Eostrix se posa à côté d’Urbino et examina les clichés de son œil perçant. Urbino se pencha vers l’une des photos où il identifia aussitôt le hibou perché sur l’épaule de l’un des personnages. Malgré la dégradation de la netteté et des couleurs due au vieillissement de l’image, Eostrix était reconnaissable avec son allure particulière et ses yeux ronds.
-- Tu étais avec ces gens-là ! s’écria Urbino, ceux qui habitaient l’île ! Ce sont eux qui ont conservé les graines, celles que je cherchais. Tu ne les aurais pas trouvées sinon. Ton instinct ou ta mémoire t’ont guidé. Tu avais envie de les revoir sur la photo ? Tu es un sentimental, Eostrix ! Ou alors était-ce pour me prouver que nous ne nous étions pas trompés et que ce sont les bonnes graines ? En tout cas, ça signifie bien que tu es très très vieux !
Eostrix le toisa d’un regard méprisant et Urbino baissa les yeux. Il avait osé se moquer un peu de l’oiseau qui ne semblait pas apprécier la plaisanterie.
-- Allons, ne te vexe pas, c’était pour rire. Nous devons rejoindre Lamar maintenant que nous sommes certains d’avoir les bonnes graines.
Urbino remit les photos dans leur cachette, et baissa le couvercle du compartiment secret. Puis il reposa délicatement les graines, les pétales et les petites branches dans le fond, referma le coffret à clé et l’emporta sous son bras. Suivi du loup et du hibou, il fit demi-tour pour retourner à la surface. Ils grimpèrent le premier escalier, traversèrent la salle où ils avaient trouvé les lampes à huile, puis escaladèrent la seconde volée de marches. A chaque étape, Urbino prit soin de bien refermer toutes les portes. Enfin, lorsqu’ils furent à l’extérieur, il tira sur la trappe qui vint se replacer exactement entre les pierres du sol, devenant quasiment invisible au milieu du dallage. Ils sortirent des ruines du château.
La nuit finissait, les premières lueurs du jour apparaissaient à l’horizon. Il était devenu possible de se diriger sur les rochers et les sentiers sans danger. Le ciel était sombre et gris, la mer agitée. Un vent glacial traversait l’île de part en part en sifflant sauvagement. Urbino frissonna un instant, puis il prit la direction de la grotte marine. Giotto bondissait à ses côtés, Eostrix se laissait porter par les courants aériens et dérivait au loin, donnant parfois un coup d’aile pour se rapprocher de ses compagnons.
Ils descendirent les marches taillées dans la roche vers la plage de sable. Arrivé en bas, Urbino sortit le coquillage de sous sa chemise et appela Lamar.
-- Lamar, nous avons trouvé les graines, dit-il. Tu peux venir nous chercher.
-- Félicitations, répondit aussitôt Lamar, Je savais que tu réussirais, j’arrive.
-- Eostrix m’a beaucoup aidé. Sans lui, je ne suis pas sûr que nous aurions découvert le coffret où étaient cachées les graines, avoua Urbino.
-- C’est sans importance, répliqua Lamar, l’essentiel est de les avoir trouvées. C’est une quête en équipe.
-- C’est vrai, concéda Urbino.
Quelques minutes plus tard, la conque du roi des mers s’engagea dans le chenal. Lamar apparut dans toute sa splendeur, debout et triomphant, sa chevelure bouclée avait retrouvé tout son volume et sa barbe fournie ne réussissait pas à masquer son sourire. Il tenait d’une main ferme les rênes de son char nacré et l’amena en douceur près du rivage avant de sauter souplement sur le sable.
-- Montre moi cette merveille, dit-il à Urbino en tendant la main vers le coffre.
Le jeune garçon lui expliqua succinctement comment il avait réussi à ouvrir la cassette. Il récupéra la clé dans son abri secret et déverrouilla la serrure. Lamar souleva le couvercle. Il soupira d’aise en voyant les graines noires et les branches de l’arbre de paix.
-- Les pétales séchés et les petites graines doivent être de la pimpiostrelle, une plante aux pouvoirs magiques, expliqua-t-il. Ce que tu as trouvé est extrêmement précieux. Nous devons en prendre le plus grand soin, ces graines sont le miracle dont nous avons besoin pour sauver le monde de l’emprise des sorciers malveillants.
– J’ai ramené quelques pièces d’or, fit Urbino en les sortant de sa poche.
– Garde-les, elles ne me sont d’aucune utilité, dit Lamar.
– Il y a quelques photos dans un compartiment secret, ajouta Urbino et déverrouillant la seconde cachette. Regarde, tu connais peut-être ceux qui sont dessus.
– En effet, répondit Lamar d’une voix triste en hochant la tête. Ça me rappelle beaucoup de souvenirs … Ces gens sont morts depuis longtemps. Mais en leur temps, ils ont accompli de grandes choses pour lutter contre le contre le mal.
-- Alors c’est notre tour. Nous avons ce qu’il nous faut pour nous défendre maintenant. Partons en guerre tout de suite contre le mal, s’écria Urbino, ne perdons plus de temps.
-- Tu as raison, grimpe donc dans mon quadrige, répliqua Lamar en éclatant d’un rire euphorique. Jahangir, Ynobod, vous n’avez plus qu’à bien vous tenir ! Nous arrivons !
Aussitôt Urbino et Giotto bondirent dans la conque, suivis par Lamar qui déposa la cassette dans le fond du char, près de l’enseigne en forme de soleil. Il fit rapidement faire demi-tour à son équipage. Les dauphins sortirent adroitement de l’étroit chenal et s’élancèrent sur les flots à la vitesse de l’éclair. Le char survolait les vagues, fendant l’écume qui jaillissait de part et d’autre de ses flancs. Lamar avait retrouvé son énergie de vainqueur. Il tonitruait pour dominer le bruit de l’océan et du vent. Il parlait sans arrêt mais Urbino ne comprenait pas un seul mot, les paroles du roi des mers s’envolaient dans les airs. De temps à autre, le jeune garçon saisissait une phrase ou un morceau de phrase, et toujours il entendait le nom de Jahangir qui revenait dans le monologue comme une idée fixe.
Le quadrige avançait au milieu des icebergs qui s’étaient désolidarisés de la banquise. Ils dérivaient au hasard des courants en fondant lentement. Lamar ralentit l’allure car le voyage devenait dangereux. Ils longeaient des falaises de glace menaçantes dont des plaques se détachaient soudain et tombaient dans l’océan. Parfois elles étaient de petite taille, mais le plus souvent il s’agissait de pans entiers qui glissaient depuis le haut de la structure jusque dans l’eau, comme une avalanche. Après la chute, les plaques remontaient à la surface et augmentaient les risques de collision avec tous les objets flottants. Ils virent un iceberg encastré dans une île de déchets plastiques colonisée par des araignées géantes. Les arachnides affolées couraient sur la glace fondante qui coulait sur l’amas gluant où elles avaient établi leur royaume. Celles qui étaient tombées à l’eau nageaient désespérément avec leurs fines pattes pour essayer d’attraper l’extrémité d’un déchet ou d’une congénère et se hisser dessus. Déjà, une multitude d’araignées flottaient sur l’eau, mortes noyées. Leurs tentacules accrochées les unes aux autres formaient une dentelle sombre qui ondulait sur les eaux tumultueuses. Quand la guipure chargée d’écume s’écartait du monticule, elle sombrait à pic sous la surface.
Tandis que le char dépassait l’énorme bloc en suspension, la glace rampa sur l’amas compact et recouvrit l’île de plastique toute entière, comme si elle l’aspirait. Sous le poids, la mixture de glace fondue et de déchets s’enfonça plus profondément sous l’eau. L’iceberg avait enterré l’île aux araignées, échouée par hasard dans ses flancs à cette latitude à cause du dérèglement des courants marins.
Le char poursuivait sa course avec précaution. Il se trouvait à bonne distance quand ses passagers entendirent des craquements sinistres derrière eux. Ils se retournèrent aussitôt et virent l’iceberg exploser à cause de la surpression. Des projections de glace et de déchets s’élevèrent au-dessus des vagues et retombèrent en pluie. La mer fut bientôt jonchée de débris de toutes les tailles que les courants rassembleraient lentement mais inexorablement dans les heures qui suivraient. Une île différente mais constituée des mêmes déchets se formerait et dériverait au gré des vents et des mouvements marins.
Lamar, qui avait ralenti la conque pendant quelques minutes, poussa un soupir fataliste devant le gâchis qu’il avait devant les yeux. Son souffle exaspéré enfla comme une bourrasque de vent qui chassa les débris au loin devant lui. Régler le problème des îles de déchets et de l’emprise des araignées n’était pas la priorité actuelle, il reviendrait ultérieurement pour s’en occuper. Rassemblant ses rênes, il stimula les dauphins et l’équipage se mit en route vers le sud. Tous avaient le cœur gros après la scène dramatique qu’ils venaient de voir. Ils en avaient presque oublié le succès de leur mission à l’île des Gondebaud tant le spectacle était affligeant.
-- Il est temps de mettre fin à tout ça, grommelait Lamar entre ses dents.
Et cette fois, Urbino entendit parfaitement ce que le roi des mers avait dit malgré le bruit du vent et des vagues. Peut-être commençait-il lui aussi à avoir des pouvoirs magiques.
Enfin les blocs de glace s’espacèrent, il devint plus aisé de naviguer. Les eaux de la mer étaient plus chaudes, aussi les icebergs fondaient à grande vitesse et seuls quelques petits blocs surnageaient encore à la surface. Il faisait un temps magnifique, une douce brise agitait la mer couverte de petits moutons blancs.
La conque frôla soudain une énorme masse de forme très allongée qui filait sous l’eau comme une fusée. Urbino se retourna pour l’observer tandis que le char poursuivait sa course. C’était un rorqual. Son dos était de couleur sombre et la nageoire dorsale pointait vers l’arrière. L’animal remonta soudain à la surface, dévoilant son museau étroit et son ventre blanc. Il souffla plusieurs fois puis se redressa soudain, ouvrit ses mâchoires et, sans cesser de nager, avala un volume colossal d’eau qu’il recracha presqu’aussitôt à travers ses fanons. Quelques instants plus tard, le cétacé expira une dernière fois avant de plonger dans les profondeurs. Cette apparition fantastique émut Urbino.
Peu après, ils croisèrent un banc de requins qui nageait assez lentement. Le passage rapide du quadrige affola les squales qui s’éparpillèrent dans toutes les directions. Les dauphins continuèrent à bondir au-dessus des vagues en criant à tue-tête.
Ils longèrent un peu plus tard une île au profil rocheux couronnée d’une montagne arrondie. Lamar ralentit la conque et l’approcha du rivage. La végétation était desséchée et éparse sur les plages et dans les baies. L’île avait souffert de la chaleur excessive qui avait régné dans le sud depuis trop longtemps et perdu toute sa beauté. Lamar secouait la tête, totalement incrédule. Il demanda à Urbino d’aller planter une petite graine de l’arbre de paix sur cette terre désertique qui évoquait chez lui des souvenirs très particuliers.
– Je suis venu ici avec les gens que tu as vu sur la photo, expliqua-t-il. J’aimerais que tu essaies de redonner de la vie à cet endroit qui doit redevenir paradisiaque.
Alors qu’Urbino se préparait à sauter sur le sable avec une petite graine noire dans la main, quelques sirènes et tritons surgirent des flots et entourèrent la conque. Ils portaient autour de leurs cous des colliers de coquillages et de plantes sous-marines dont ils se mirent à décorer la coque du char, si dépareillée après des siècles de négligence. Urbino était fasciné par leur beauté et leurs mouvements gracieux. Lamar semblait rajeuni, sa barbe blanche avait même blondi tandis qu’une sirène la tressait avec de la nacre et qu’elle étincelait à nouveau sous la lumière éclatante.
Laissant les créatures de la mer profiter de ce moment de partage avec leur roi, Urbino bondit sur la plage suivi de Giotto. Il foula le sol sablonneux jonché de coquillages vides, d’algues séchées déposées par les vagues, de crabes qui couraient de travers au milieu des débris. et de quelques tortues paresseuses qui dormaient au soleil. Il avança vers les rochers qui affleuraient à distance. Il ne voulait pas enfouir la graine trop près du bord de l’eau, pour protéger l’arbre des assauts de l’océan. Il se demandait si toutefois quelque chose pourrait un jour pousser dans cette terre stérile. Lorsqu’il eut trouvé un petit coin en hauteur, pas trop près de grosses pierres qui lui feraient de l’ombre, il creusa le sol aride et déposa la petite graine noire dans le trou qu’il recouvrit d’humus poudreux.
Puis il s’éloigna de quelques pas en arrière pour vérifier si l’emplacement choisi convenait finalement. Il aurait voulu l’assentiment de Giotto et cherchait partout le loup des yeux. Il eut la surprise de voir un bourgeonnement vert surgir de la terre et se mettre à grandir. En quelques instants un rameau montait déjà vers le ciel, grossissait à vue d’oeil, s’étoffait de branches et de feuilles, croissait encore et devint un arbuste, puis un arbre qui continua à ouvrir sa ramure. Urbino était déjà sous l’ombre du feuillage épais et fourni quand il vit se mettre à pousser autour de l’arbre d’autres rameaux qui s’élevaient à leur tour. Giotto qui avait disparu pendant un moment vint s’asseoir à ses côtés, tandis qu’Eostrix qui s’était envolé dès leur approche de l’île apparut soudain et vint se percher sur l’une des branches pour lisser ses plumes.
Urbino se retourna brusquement et courut vers la conque au bord de la plage. Lamar riait à gorge déployée en voyant la stupéfaction peinte sur le visage du jeune garçon. Quand Urbino atteignit le char, il réalisa qu’une forêt était en train de couvrir l’île de son manteau vert et se propageait à grande vitesse dans toutes les directions. Des animaux semblaient avoir jailli de nulle part pour prendre possession des lieux. Il entendait des sources, des chants d’oiseaux et des bruits partout autour d’eux. Il apercevait même des fleurs multicolores et des fougères au pied des arbres.
-- Tu comprends pourquoi je te disais que l’arbre de paix pouvait nous aider à sauver le monde ? s’exclama Lamar.
-- Oui, parvint à articuler péniblement Urbino, encore sous le choc. Je ne vois pas encore tout à fait comment …
-- Ne t’inquiète pas, tu le verras quand ce sera le moment. L’île tropicale va retrouver sa beauté, je suis satisfait, dit Lamar en caressant sa barbe.
-- Souviens-toi que tu voulais essayer les graines sous l’eau, pour repeupler ton royaume, reprit Urbino qui avait retrouvé son élocution et son insolence.
-- Je me souviens, répondit Lamar, garde-moi une précieuse graine pour le faire Mais en attendant, c’est sur terre que nous devons agir pour arrêter Ynobod et Jahangir dans leur folie meurtrière. En route !
Les sirènes et tritons s’étaient assis sur les rochers autour de la plage pour profiter du soleil et de l’environnement foisonnant. Paresseusement, ils regardèrent s’éloigner la conque avec son équipage au grand complet. Même Eostrix avait rejoint Urbino et s’était posé sur son épaule avant que Lamar fasse s’élancer les dauphins. Le char accéléra en direction d’Odysseus et se mit à survoler la crête des vagues.
Il fallut peu de temps au splendide quadrige et à son habile conducteur pour s’approcher du continent. Tout avait changé. Avec la fonte des glaces, le niveau des océans avait beaucoup monté, les terres avaient été submergées et la ville de Coloratur se trouvait à nouveau en bord de mer. Les eaux avaient rempli les bassins du port et les vagues venaient déferler au pied des falaises comme elles l’avaient fait pendant des millénaires avant la désertification.
Lamar s’éloigna un peu des zones habitées pour déposer Urbino et ses compagnons sur une plage sauvage.
-- On dirait qu’Odysseus a retrouvé ses dimensions d’autrefois, dit le roi des mers. Et maintenant à toi d’accomplir ta mission. Ne gâche pas nos précieuses graines. Il faudra les planter au bon moment au bon endroit. Fais-toi des alliés, tu ne pourras pas vaincre deux puissants sorciers seul. Tu sais que je serai toujours là. N’oublie pas que tu peux m’appeler avec le coquillage. Et quand ce sera le moment, tu m’apporteras une petite graine pour que je m’occupe de la flore marine.
-- Merci pour tout Lamar, balbutia Urbino très ému.
-- Dans cette affaire, nous sommes des associés ! s’exclama Lamar, tu te souviens ? Sois prudent, mais j’ai confiance, Giotto et Eostrix sont avec toi. Prends l’enseigne de Zeman, ce n’est pas par hasard que tu l’as trouvée.
Le roi des mers regarda la petite silhouette du jeune garçon chargé du soleil de fer et accompagné du loup et de l’oiseau s’éloigner sur la plage en direction des falaises. Lorsqu’ils ne furent plus qu’un point noir lointain sur la paroi accidentée, il fit faire demi-tour à ses dauphins et, pointant son trident vers le ciel, lança son char sur les flots. Un rayon de soleil fit étinceler le métal de son sceptre dans l’azur. Urbino, qui s’était arrêté à mi-chemin de l’escalade des rochers pour regarder la mer, vit l’éclat lumineux briller comme un éclair sur le bleu de l’océan.