— EDIMAS —
Leurs pas résonnaient dans les couloirs en pierre, lissées par des années de passages réguliers. Tous vêtus de capes sombres, les dix personnes marchèrent sans un mot vers une vieille porte en bois, à peine maintenue par ses gonds. Quelques murmures s’en échappaient de derrière, à peine audibles par l’oreille humaine. Les premiers s’arrêtèrent devant avec précaution, jusqu’à ce que l’un d’eux s’avance pour toquer cinq coups, sur un rythme prédéterminé.
Seules quelques secondes furent nécessaires avant qu’une voix étouffée leur réponde d’entrer.
— N’oubliez pas tout ce que nous pourrions perdre, murmura gravement l’homme qui venait de frapper à la porte.
Quelques têtes acquiesçèrent silencieusement tandis que d’autres restèrent parfaitement immobiles.
Sans perdre plus de temps, il ouvrit la porte et s’avança dans la salle du Conseil, aussitôt suivi par ses compères. Dès qu’ils entrèrent, les hommes et les femmes déjà présents dans la salle se turent complètement, leur regard rivé sur les nouveaux arrivants.
Il ne manquait plus qu’eux. Leur longue table était la seule vide. Les deux autres tribunes étaient déjà pleines à craquer.
— Nous n’attendions que vous, leur reprocha la présidente du Conseil, assise sur un trône en chêne marqué par des années de service.
Une silhouette sortit du groupe en s’aidant d’une béquille et abaissa son capuchon, dévoilant le visage boisé d’une femme au regard perçant.
— Pardonnez-nous, présidente, cela n’arrivera plus.
— J’y compte bien, Madame Harveeve. Prenez place à présent, la séance va débuter sous peu.
Le groupe de porte-parole ne se fit pas prier, et tous allèrent s'asseoir en ligne à la table qui leur était dédiée. Cette dernière se trouvait face aux deux tribunes, comportant ensemble une cinquantaine de personnes aux profils divers : il y avait là des marchands, de simples habitants, des marins, des guerriers, des pêcheurs etc… La seule caractéristique qui les liait était leur provenance. Une tribune était entièrement constituée d’édimériens, et l’autre d’illinois. Ces derniers étaient moins nombreux, car venaient de toutes les îles externes et internes de Meeryn, donc de loin. Malgré tout, certains avaient fait l’effort de se déplacer, pour cette séance cruciale.
Une fois que tout le monde fut à sa place, un silence patient s’installa dans la salle souterraine, alors que tous les regards étaient rivés sur la présidente du Conseil. Dès qu’elle se leva de son trône, tous firent de même en silence.
— Membres des représentants pirates, membres des tribunes édimérienne et illinoise, j’annonce l’ouverture de cette vingt-cinquième séance du Conseil de l’année.
Les membres de l’institution se rassirent dès qu’elle leur en donna la permission d’un signe de tête :
— A l’ordre du jour, nous devons, comme chaque réunion mensuelle, faire un compte des partages des ressources entre les trois factions présentes ainsi qu’un bilan sur le nombre de pertes humaines ce mois-ci, présenta-t-elle en déroulant un morceau de parchemin sous ses yeux ridés. Un temps d’échange sera aussi consacré à l’avancée des troupes Wéliviennes à l’est, ainsi…
Quelques respirations se turent, avec suspens.
— … ainsi qu’à la question de l’unification.
Cette dernière tâche sembla bien plus intéresser les membres du Conseil que les premières, et pour cause : il s’agissait d’un débat enflammé qui avait débuté quelques mois auparavant sans réelle intention derrière. Or, aujourd’hui, il avait une réelle portée politique, militaire, mais surtout économique.
Alors que la plupart des civils se jetèrent des regards impatients, les représentants pirates, eux, restèrent de marbre. Certains, en revanche, froncèrent légèrement les sourcils pour montrer leur mécontentement.
Sans plus attendre, la présidente introduisit la première partie de la réunion. Habituellement, elle se résolvait rapidement : il s’agissait de prévoir, pour le mois à venir, la répartition des ressources entre les trois factions. Celle-ci ne fit pas exception, mis à part quelques malentendus sur une pénurie mineure d’herbe provençale.
La deuxième partie de la réunion concernait les pertes humaines des trois peuples. Une majorité était toujours due aux attaques des monstres marins, même si celle-ci avait tendance à décroitre grâce aux interventions des pirates. En revanche, tous constatèrent une légère augmentation des meurtres commis par les troupes wéliviennes sur les Îles Internes, principalement.
Ces dernières se situaient entre les deux continents. Beaucoup suggéraient qu’une guerre se préparait entre Klev et Weliven, mais les rumeurs à ce propos circulaient déjà depuis des décennies, sans que rien ne se fasse.
Face à cette augmentation préoccupante de meurtres, quelques représentants pirates se proposèrent pour prêter main-forte au peuple concerné le temps qu’ils rassemblent leurs propres soldats pour une riposte défensive. Cette aide fut acceptée avec soulagement en échange de bonnes ressources. Les pirates étaient l'équivalent de l’armée militaire des peuples maritimes : ils étaient indispensables à leur survie.
Après la signature d’un accord écrit en quelques minutes, tous purent passer au sujet suivant : l’avancée des troupes wéliviennes à l’Est. Depuis quelques semaines, de nombreux rapports édimériens et pirates mentionnaient la présence de campements militaires sur les littoraux du continent, là où habituellement, il n’y avait qu’une nature calme et verdoyante. Ces déploiements intriguaient beaucoup les membres du Conseil. Pourquoi les Wéliviens ramenaient-ils leurs troupes à l’Est ? Là-bas, il n’y avait que la Mer Cendrée, quelques îles sauvages et des peuples nomades illiens.
Plusieurs élus édimériens émirent l'hypothèse qu’ils préparaient une invasion en Mer Cendrée, pour éliminer les pirates qui s’y trouvaient. D’autres pensaient qu’ils allaient mener une expédition de grande ampleur en direction des Terres Inconnues. On mentionna aussi l’idée d’une attaque sur Edimas, par la mer. Ce plan était envisageable : personne ne s’attendait à voir débarquer les continentaux par l’Est et non pas par le Nord, d’où ils avaient des ports à quelques jours à peine de la v’île.
Les assauts sur Edimas avaient été fréquents à une époque, lors de son développement exponentiel. Cependant, les continentaux avaient rapidement laissé tomber l’idée en constatant que le gain n’en valait pas le coup. Quelques attaques étaient parfois lancées contre la V’île, comme une piqûre de rappel sur qui détenait le plus de pouvoir à Meeryn.
Contre toute attente, la V’île tenait encore debout aujourd’hui, entourée des navires mystiques de la piraterie.
Une fois toutes les informations relatives à ce sujet mises en commun, la discussion fut close et la présidente pu introduire le prochain et dernier débat qui enflammait déjà les esprits depuis des mois.
— Comme vous l’avez compris, les temps ne sont pas en faveur d’une guerre civile entre nos trois peuples respectifs, informa-t-elle avec sévérité en toisant de son regard vif l’ensemble des élus présents. Les contrées ennemies pourraient profiter de ces tensions internes pour passer à l’offensive, c’est pourquoi nous devons mettre un terme à cette polémique tant qu’il en est encore temps.
Tous aquiescèrent ses paroles en silence, conscients de la dangerosité de cette situation. Malgré tout, l’ensemble des élus se posaient la même question : arriveraient-ils à trouver un terrain d’entente ?
— L’unification de nos trois peuples présente de nombreux avantages, ainsi que certains risques qu’il est nécessaire de prendre en compte. C’est pourquoi je vous demande, à tous et à toutes, de respecter la parole de chacun et de prêter attention au moindre argument, qu’il soit en accord ou non avec votre propre vision des choses.
À nouveau, les trois partis hochèrent la tête en silence.
La présidente s’assura une dernière fois que tous avaient bien compris le but du débat – qui était de trouver une solution et non de s'envenimer davantage – avant de donner la parole au premier édimérien qui la demanda.
— Merci, présidente.
Il se leva et lança un regard confiant aux membres de sa tribune avant de se tourner vers les pirates et les illinois :
— Ecoutez mes amis : mon peuple est fatigué. Jour et nuit, il travaille à dure labeur sur la v’île afin que tous puissent avoir ce qui leur manque. Mon peuple donne aux pirates le logis dont ils ont besoin ainsi qu’une partie de leurs navires, fabriqué de la main de nos artisans les plus expérimentés qui pourraient, à la place, s’occuper de bâtir de nouvelles demeures pour notre population croissante.
Quelques édimériens assis autour de lui, hochèrent la tête avec approbation.
— Que recevons-nous en retour ? Rien de plus que des offensives répétées par les Wéliviens à qui nous n’avons jamais fait le moindre mal.
Soudainement, plusieurs mains du côté des pirates se levèrent avec outrance pour demander la parole à la présidente. Celle-ci les vit du coin de l’oeil, mais demanda à l’homme de continuer sa plainte :
— Concernant les illinois, vos produits alimentaires nous sont d’une aide remarquable. Malheureusement, cela ne nous suffit plus pour vivre. La v’île est en surpopulation, la famine arrive à grands pas. Les migrations ont déjà commencé vers Klev et Weliven, ce à quoi nous ne pouvons rien dire : notre peuple se meurt à petit feu. Nous avons besoin de votre hospitalité pour survivre. Nous sommes prêts à conclure n’importe quel marché pour aboutir à un accord entre nos peuples.
Les concernés écoutèrent son explication avec sérieux. Quelques-uns seulement levèrent la main, donc la présidente donna la parole à une femme pirate, qui se démenait depuis quelques minutes pour obtenir la parole :
— Je suis outrée ! s’exclama-t-elle en se levant d’un coup, le poing sur la table. Comment osez-vous insinuer vouloir une paix avec les continentaux ?
— Je n’ai pas…
— Laissez-la finir, le coupa la présidente.
L’édimérien se rassit avec agacement, le regard rivé sur la pirate.
— Depuis des décennies, Wélivien s’entête à prendre Edimas pour massacrer votre peuple, et depuis des décennies les pirates s’engagent à vous protéger. Maintenant, vous vous en plaignez ? Quelle insolence ! Laissez-moi vous rappeler que si Edimas tient toujours aujourd’hui face aux attaques des continentaux et des créatures, c’est grâce à nous, alors ayez un peu de reconnaissance je vous prie.
Son voisin leva la main à son tour. Dès qu’il eut l’autorisation de parler, il se leva en regardant la tribune édimérienne :
— Je souhaite rajouter que votre économie tourne en partie grâce à nous. Les pirates achètent vos bateaux, vos armes, boivent dans vos bar, dorment dans vos tavernes, paient les taxes de vos ports et…
— … boivent tout votre rhum, ricana un homme à côté de lui.
Quelques rires fusèrent à la table pirate, avant que la présidente ne les fasse revenir à l’ordre.
— Sans notre or, comment achèteriez-vous la nourriture illinoise ? Comment défendriez-vous votre île ? finit-il d’un air confiant.
La présidente donna la parole à une édimerienne qui se leva calmement :
— Monsieur, nous n’insinuons pas vouloir rompre tout marché avec vous. Mon peuple souhaite seulement avertir les pirates que ce que vous nous offrez n’est plus suffisant pour subvenir à nos besoins. Les édimériens ont faim et malheureusement, votre or n’y fait rien. Nous avons besoin de plus, et cela ne se règle pas financièrement. Ce que nous souhaitons, c’est de ne plus subir les attaques wéliviennes tout en mourant de faim. Pour cela, nous devons accéder à certains territoires illinois.
Tous les regards se tournèrent alors vers les principaux concernés, restés silencieux depuis le début du débat, et pour cause, ils savaient pertinemment qu’ils étaient les principaux acteurs du débat. Leur tribune était bien plus petite que celle des édimériens et comptait à peine une quinzaine d’élus.
Lentement, une main timide se leva parmi eux, oppressée par toute l’attention portée sur leur peuple. La présidente donna la parole à un homme frêle qui se leva nerveusement, comme s’il portait sur ses épaules toutes les voix de son peuple.
— Les Illinois entendent vos demandes et…
— Les écouter seulement ne suffira pas, aboya un édimérien qui se fit immédiatement taire par la présidente.
L’illinois se crispa légèrement en jetant un regard hésitant à ses compères, qui l’encouragèrent d’un air grave.
— Les Illinois prennent en considération vos demandes, se reprit-il.
L’homme marqua une pause, le temps de former les phrases correctement dans sa bouche avant leur prononciation. Puis, conscient du rôle majeur qu’il avait en cet instant précis, il se redressa légèrement en levant le menton. Il reprit confiance en lui, et d’un air assuré, annonça :
— Cependant, nous ne sommes pas encore en état pour une unification de nos peuples.
Plusieurs édimérien se levèrent avec indignation, la main levée, tandis que d’autres commençaient déjà à contester avec colère. L’illinois ne se laissa pas distraire, et continua sa tirade en élevant la voix :
— Certaines de nos îles se trouvent en tenaille entre les deux continents, d’autres perdues au milieu des Quatre Mers, mes amis ! Le moitié des nôtres se font déjà massacrer par les créatures d’Aeth, nous n’avons pas besoin d’un nouvel ennemi, même s’il s’agit des continentaux.
— Traîtres ! hurla un édimérien en levant le poing.
— Laissez-nous le temps de…
— Nous n’avons plus de temps !
L’homme fut dans l’incapacité de répondre. De toute manière, il n’en aurait pas eu l’occasion car tous les édimériens commencèrent à crier leur indignation en pointant d’un doigt accusateur les illinois. Les pirates restèrent étrangement silencieux.
Cette polémique les concernait tous et toutes. Si les accords économiques qu’ils tenaient entre eux depuis des décennies venaient à se briser, leurs trois peuples en seraient directement touchés.
Si les édimériens fermaient leurs ports aux pirates, ces derniers ne pourraient plus s’armer efficacement. Ils ne pourraient alors plus défendre les Quatre Mer de Sorath des attaques continentales ou maritimes. Si tel était le cas, les Illinois finiraient pas périr sur leurs îles coupées du monde, et ils ne pourraient plus se défendre face aux attaques et ainsi de suite. Ils tomberaient dans une véritable boucle infernale.
L’unification de leurs trois nations était sans nul doute la seule issue durable qu’ils pouvaient trouver en ces temps durs pour maintenir la paix entre leurs nations.
Malheureusement, pour l’adopter, il fallait convaincre l’ensemble des élus. L’affaire ne serait pas finie de si tôt.
La présidente ne parvint pas à calmer les esprits les plus agités dans la salle du Conseil. Plusieurs membres quittèrent même leur tribune pour partir, en lançant des injures à l’attention des parties adverses. Ce fut l’une des rares fois où la séance se termina d'elle-même, sans l’accord de la présidente qui, dépitée, regarda les élus partir les uns après les autres.
De tous les membres présents ici, elle était la seule à avoir un regard neutre sur la situation. Tout ce qu’elle voyait, c’était qu’une ère nouvelle se préparait. Une ère, qui ne serait pas à leur avantage.
— Que Sorath veille sur nous, mes amis, murmura-t-elle en quittant son siège, une fois la salle vide.