Marta Keppler ferma la porte de la cabine des officiers dans son dos, et s’engouffra dans la pièce à peine illuminée. La lumière naturelle s’engouffrait péniblement par les grandes vitres en verre gondolé, placées sur la parois arrière de la cabine. En s’approchant des deux grands bureaux, situé juste devant, la capitaine posa son regard sur la v’île qui s’éloignait au loin, devenant peu à peu une simple tâche brune à l’horizon.
— Je te promets que la prochaine fois je prendrai le temps de te saluer, vieille amie, soupira-t-elle avec nostalgie.
La notoriété de son navire l’avait empêché trop souvent de visiter le berceau de la piraterie, à son grand désespoir. Quelques anciennes connaissances qui s’y trouvaient lui manquaient cruellement. Elle aurait espéré pouvoir les saluer, ne serait-ce qu’un instant. Malheureusement, certaines choses plus urgentes devaient être réglées, aujourd’hui encore.
La capitaine tourna les talons en déposant son mousquet sur l’un des bureaux en bois vernis. Le meuble venait tout droit de Klev, récupéré sur un riche navire marchand. La majorité de leur équipement provenait de leur fabuleuse fortune, amassée au fil des victoires depuis une vingtaine d’années. De ce coté là, ils n’avaient personne à envier.
Elle se laissa tomber dans le fauteuil confortable, et sortit la missive que Jacob et son équipe avaient ramenée d’Edimas. Le cachet de cire qui scellait le parchemin ne portait pas d’emblème particulier. Son expéditeur avait souhaité se faire discret.
D’un geste décidé, la capitaine brisa le sceau en cire du message, froissé par les serres d’une Pie Hurlante. Elle reconnut au premier coup d'œil l’encre brune de mauvaise qualité des campagnes Wéliviennes ainsi que l’écriture hésitante d’une personne n’ayant pas eu le loisir de l’apprendre.
Cependant, ses iris furent tout de suite attirées par une phrase en particulier, au milieu de la lettre, ignorant tout le reste. Elle n’eut pas besoin d’en lire davantage. Marta se leva d’un coup et se dirigea à toute hâte vers un immense planisphère de Meeryn, placardé contre l’une des parois de la cabine.
Marta connaissait cette carte sur le bout des doigts, et pourtant, elle ne put s’empêcher de poser son doigt sur un point précis, au niveau du littoral Wélivien. Une fois ses soupçons confirmés, la capitaine fronça les sourcils et tourna les talons. Elle plia le parchemin entre ses doigts en ouvrant la porte, et sortit sur le balcon, face au pont extérieur.
Sans même accorder la moindre attention aux matelots qui travaillaient laborieusement sous le soleil de plomb, elle grimpa les marches de l’escalier jusqu’au gaillard d’arrière. Orel se trouvait au niveau du gouvernail, le regard perdu dans les voiles du Liberate, son “bel enfant”, comme il aimait souvent l’appeler. Le bas de son manteau en cuir flottait légèrement à ses pieds, au gré du vent. Il avait toute la stature d’un capitaine imposant et sans pitié. Pourtant, elle avait été la première surprise en rencontrant, sous cette enveloppe charismatique, un homme d’une grande vitalité et d’une tendresse infinie.
Dès qu’elle arriva à son niveau, leur regard se croisèrent. Il n’en fallut pas davantage pour que son air rêveur ne se transforme en une mine intriguée, voir même inquiète :
— Thomas ? demanda-t-il en apercevant le parchemin qu’elle tenait précieusement dans sa main.
Elle secoua négativement la tête en s’approchant. Leur nouvelle recrue n’avait heureusement rien à voir avec ce parchemin alarmant. Marta lui tendit la missive avant de prendre sa place au gouvernail, le temps qu’il lise lui-même les mots inscrits sur le papier jaunit. Du coin de l'œil, elle vit son visage se durcir au fil des mots, avant qu’il ne relève la tête vers elle :
— Alors, il s’est fait prendre ?
— Oui. Le message n’est pas daté et Jacob n’a reçu aucune autre information lors de sa réception.
Orel soupira doucement en lui rendant le message codé, puis reprit sa place au gouvernail avec lassitude, le regard rivé sur le pont où s’activait une dizaine de matelots.
L’un de leur allié wélivien s’était fait prendre par une milice anti-pirate. Malheureusement, ce dernier était censé s’occuper de leur ravitaillement pour leur actuelle expédition. Sans vivres, la traversée serait rude.
Les groupes anti-pirates – et même plus globalement anti-sorathiens – s’étendaient de jour en jour sur les deux continents, surtout à Weliven. Ils avaient de plus en plus de mal à s’y ravitailler, même avec toute la fortune dont ils disposaient.
L’argent avait beau permettre de nombreuses choses, il était inutile pour gagner la confiance de quelqu’un. En ces temps troubles, l’argent ne garantissait plus la survie des pirates.
— Je suppose que nous pouvons le rayer de notre liste de contact à présent, annonça Marta en pliant le parchemin pour le mettre dans une poche de son pantalon. Pour notre expédition actuelle, nous pouvons nous arrêter chez Halan, je lui écrirai une missive.
— Oui, cela ne devrait poser aucun problème. Ce qui me préoccupe davantage, c’est comment Oscar s’est fait attraper. C’est déjà notre troisième partenaire, en l’espace de quelques mois, à se faire repérer par les royaux. Si les anti-pirates continuent à s’étendre sur le continent, nous devrons prendre davantage de précautions.
Marta observa le profil de son partenaire avec intérêt, avant d'acquiescer. Sa remarque était pertinente. Depuis leurs débuts, ils n’avaient jamais du faire face à un manque de partenaires commerciaux pour se ravitailler sur le continent : ils avaient toujours su trouver des contacts de confiance par le biais de leur grand réseau de connaissances. Habituellement, leurs escales à Weliven ne posaient aucun problème, mais les choses commençaient à changer.
En apercevant la mine pensive de son partenaire, Marta s’approcha de lui pour poser une main sur son épaule avant de la serrer délicatement :
— Je vais m’en charger, occupe toi de ton navire. N’oublie pas que nous devons aussi nous pencher sur l’affaire du jeune Moore.
— Tu devrai envoyer un parchemin à Lex’ pour l’informer de ce qui s’est passé. Là bas, elle n’est pas sans danger.
— Elle le sait pertinemment, répondit-elle avec un léger sourire.
En apercevant son air ravi, Orel roula des yeux, amusé :
— Tu aurais dû aller la saluer à Edimas. Quand elle saura que nous sommes passés en coup de vent sans…
— Elle était sans doute occupée avec tout ce qui se trame au Conseil.
— Certes, mais…
— Occupez-vous de votre navire, Orel Athius, souffla la capitaine avec taquinerie en posant sa paume contre la nuque tiède de son partenaire.
— Bien, Madame.
— C’est Capitaine pour vous, Athius.
— Bien, Capitaine.
Les deux pirates se jetèrent un regard malicieux, avant que Marta ne se recule en remplaçant correctement son bandeau sombre autour de ses cheveux. Sans attendre davantage, elle s’éloigna vers l’escalier du gaillard d’arrière pour rejoindre la cabine des officiers. Elle allait ouvrir la porte de cette dernière lorsque son regard se posa sur une chevelure blonde, en contrebas.
Thaalya et Thomas venaient tout juste de sortir des entrailles du navire, sourire aux lèvres. Elle fronça légèrement les sourcils en observant sa fille éclater de rire suite à une remarque du jeune édimérien.
Seul Sorath savait si sa présence à bord serait une grossière erreur ou une bonne chose. Elle espérait seulement ne pas avoir à regretter un tel choix.
Lorsque le regard de Thomas s’éleva hasardement vers elle, Marta lui tourna le dos pour s’engouffrer dans la cabine des capitaines, le visage fermé.
Elle avait d’autres sujets bien plus préoccupant sur lesquels s’attarder, même si celui-ci valait la peine d’être étudié.