Cérian n’osait pas en croire ses yeux. Des Fées, de véritables Fées, envahissaient son grenier. Hommes et femmes, aux cheveux longs et courts, se positionnaient à quelques mètres de lui. Toutes et tous possédaient une paire d’ailes translucides, scintillantes dans le dos. Leurs formes divergeaient, leurs veinures également, mais toutes présentaient des nuances de blanc et d’argent. Leurs tenues lui rappelaient les vêtements médiévaux, en plus stylisés. Il y avait des robes, des tuniques, des chausses… Aux pieds, les êtres ailés portaient des sandales ou des bottes. Un code couleur se détachait du groupe. Si tous avaient des habits et des accessoires différents les uns des autres, Cérian notait des teintes de bleu foncé un peu partout, du noir, du blanc et de l’argent.
Et comme toute Fée qui se respecte, toutes arboraient des oreilles pointues.
Émerveillé, Cérian n’osait cependant pas lâcher la patte protectrice de Pippin qui venait de se replier en position d’attaque. Si l’une de ces créatures faisait mine de s’approcher, il n’hésiterait pas à lui sauter dessus. Peut-être devrait-il s’écarter, pour éviter de glisser et de tomber comme un idiot pendant le bond de son Pip.
Mais les Fées conservaient une distance prudente entre elles et son duo avec Pippin. Certaines tenaient tout de même un arc. D’autres avaient la main posée sur la poignée de leur épée accrochée à leur ceinture. Toutes scrutaient son chat avec la même méfiance que lui envers elles.
Un nouveau battement d’ailes, différent celui-ci, retentit. La queue de Pippin gifla le sol avec colère lorsqu’un engoulevent se percha sur le rebord de la fenêtre ouverte.
Depuis quand sa fenêtre était ouverte ?! Il avait regardé juste avant de lire la lettre, elle était fermée !
L’oiseau ne sembla pas se soucier de son prédateur naturel et se posa devant la dizaine de Fées présentes. Il s’agissait sûrement du membre le plus important de leur groupe.
Cérian déglutit. Il ne savait toujours pas ce qu’on lui voulait.
— Trésor, tu veux bien dire à ton chat d’arrêter de menacer mes troupes ?
Son cœur cessa de battre. Cette voix familière, il n’aurait plus jamais dû entendre ! Et pour cause, il avait enterré son propriétaire, il…
Bouche bée, il s’accrocha davantage à la patte, tout en fixant l’oiseau. Un fae se laissa glisser de son dos, avant de faire face à Cérian, un grand sourire aux lèvres.
— … Ka… Kael… ?!
Son petit ami se précipita vers lui, fou de joie. Cérian se rua à sa rencontre en criant :
— Laisse-les, Pippin ! Ce sont des amis !
Bon, il n’en connaissait qu’un seul dans le lot, mais peu importe !
Le jeune homme se jeta contre Kael dont les bras se refermèrent un instant autour de lui, avant qu’il ne siffle de douleur. Il se recula brutalement en fixant le sternum de Cérian où pendait le collier.
— … Que… ? bafouilla Cérian qui ne comprenait pas pourquoi il n’avait finalement pas son câlin de retrouvaille.
— Tu veux bien retirer ça ? demanda Kael en désignant le pendentif. Il y a des pierres auxquelles je suis allergique.
Ce n’était pas la première bizarrerie de la soirée. Le jeune homme remarqua la brûlure sur sa tunique. Sans réfléchir, il fit passer le cordon par-dessus sa tête et rangea son collier dans sa poche arrière.
— Merci !
Une seconde plus tard, son petit ami revenu d’entre les morts l’étreignait à nouveau avec force. Éberlué, Cérian ne savait pas où poser ses mains. Dans le dos de Kael brillait une paire d’ailes translucides aux reflets d’argent, il craignait de lui faire mal. Il finit par nouer ses bras autour de sa nuque.
— … Mais… mais comment… ? bredouilla-t-il alors que des larmes d’émotion lui montaient aux yeux. Tu es… Au cimetière… Ton corps, le cercueil… je n’ai pas rêvé…
— Plus tard, plus tard, murmura le fae. Oh ! Qu’est-ce que tu m’as manqué !
Il ponctua sa phrase par un baiser sur ses lèvres. Cérian se sentit fondre instantanément en retrouvant la saveur familière de sa bouche. Il connaissait par cœur cette façon de l’embrasser. La pression de son corps contre le sien. Il voulait rire et pleurer en même temps, complètement chamboulé.
— Explique-moi, par pitié, souffla-t-il en restant accroché à ses épaules tout en le dévorant du regard. Qu’est-ce qu’il se passe ? La dernière fois que je t’ai vu, tu ne volais pas et… et tu n’avais pas les oreilles pointues.
En dehors de ces détails, Kael était tel que dans son souvenir. Des cheveux courts aux reflets roux, de superbes yeux bleus. Une silhouette à se damner. Bon d’accord, la mode vestimentaire n’était pas la même non plus. Le fae ne portait ni jean, ni T-shirt, mais de sublimes bottes noires sur un pantalon argenté – ou alors il s’agissait de chausses, il n’était pas trop sûr – et une tunique bleu nuit pigmentée de délicates étoiles brodées de blanc, agrémentée d’une ceinture qui soulignait sa taille.
Un gloussement amusé échappa à son petit ami qui lui caressa la joue, avant de déposer un nouveau baiser sur ses lèvres.
— Je suis désolé, je sais que tu es perdu. Je vais tout te raconter, je te le promets. Viens avec nous, tu n’es pas en sécurité.
Encore une histoire de danger… ?
Perplexe, sa main dans la sienne, Cérian commença à le suivre en direction de l’oiseau et de la dizaine de Fées qui n’avaient pas bronché. Pippin, jusqu’à présent assis sur son postérieur, se hissa sur ses pattes en grognant à nouveau.
— Tout doux… murmura Kael en s’arrêtant. C’est bien ton chat ?
En voyant son poil se hérisser, les Fées échangèrent des coups d’œil nerveux.
— Oui, c’est Pippin. Il n’est pas méchant, je pense qu’il est juste inquiet…
Il se rappela que Kael était « mort » depuis déjà trois ans. Il n’avait jamais rencontré son compagnon à quatre pattes.
Alors que le fae l’entraînait à nouveau vers l’oiseau, sans quitter le chat du regard, ce fut Cérian qui marqua un arrêt, cette fois.
— Trésor, le temps presse, tu n’as aucune idée de ce qu’il se passe, il faut qu’on te mette à l’abri au plus vite.
— Mais… Pippin ? Je ne peux pas m’en aller sans lui ! Et ce serait plus pratique si je retrouvais ma taille. Tu dois pouvoir le faire, non ? Me rendre mon apparence.
Après tout, ils s’étaient rencontrés en tant qu’humains, cinq ans plus tôt ! Kael devait connaître un tour de magie pour se grandir, donc il pouvait certainement l’utiliser également sur lui.
— On peut redevenir humains. Ce sera mieux pour parler.
— Ce n’est pas aussi simple, Cérian…
— Je ne peux pas non plus partir dans cette tenue, regarde-moi enfin !
Il désigna son unique vêtement : son short.
Sans lui lâcher la main, mais renonçant pour le moment à l’entraîner vers l’oiseau, son ami le fixa, l’œil pétillant et appréciateur. Cérian rougit. Quand Kael lui adressait ce genre de regard, en général ils finissaient par devoir trouver une chambre ou un quelconque endroit où ils ne seraient pas dérangés.
— Commandant… commença l’une des Fées qui l’accompagnait.
— On a de la visite, acheva une autre.
En pestant entre ses lèvres, Kael se tourna vers la fenêtre, à plusieurs mètres au-dessus d’eux.
Commandant… ? Comment ça « Commandant » ? s’interrogea le jeune homme.
Sa soirée continuait d’aller de surprise en surprise !
Une cinquantaine de nouvelles Fées bourdonnantes passèrent par l’ouverture et se disposèrent partout dans son grenier, sans la moindre hésitation, avec une précision quasi militaire. Au lieu de se poser au sol comme les autres, elles se perchèrent sur les étagères, le lustre, le bord de fenêtre, de façon à rester en hauteur.
— On a perdu trop de temps à discuter ! grommela une fée de Kael en fusillant Cérian du regard comme si c’était sa faute.
Celui-ci sentit la poigne de son petit ami se crisper autour de son poignet. Une flèche siffla dans leur direction. Le fae s’écarta en le lâchant. Le jeune homme blêmit lorsque le trait se figea dans un bruit sonore entre eux deux, bien enfoncé dans une latte.
— Ne le touche pas ! ordonna la tireuse qui restait dans les airs face à eux. Éloigne-toi de lui ou ta deuxième aile va avoir des problèmes.
Sans rien comprendre, Cérian regarda leur agresseuse, avant de revenir à Kael qui recula d’un demi-pas, en colère :
— Si tu oses faire couler le sang, ça sera une déclaration de guerre !
— Si j’atteins ton aile, tu ne saigneras pas ! rétorqua la fée qui les tenait toujours en joue.
Il s’agissait d’une femme aux cheveux auburn tressés en couronne. Ses ailes teintées de reflets dorés battaient furieusement dans son dos. Dans tout le reste du grenier, les autres Fées arrivées braquaient des armes à distance sur eux.
— Ne joue pas sur les mots, siffla Kael. Ça reviendra au même !
L’archère apostropha Cérian d’une voix sèche :
— Éloigne-toi de lui. Immédiatement ! Sinon, je tire.
Blême, le jeune homme la vit encocher une nouvelle flèche et diriger son arc en direction de Kael dont la main se referma sur le pommeau d’une épée pendue à sa taille qu’il n’avait pas encore remarquée. Le voir ainsi armé lui fit tout drôle.
— Ne lui dicte pas sa conduite !
Derrière le Commandant, les Fées argentées dégainèrent aussi. Elles formaient un cercle serré, dos à dos, pour essayer de gardes les autres dans leur champ de vision. Mais la différence de membres entre les deux groupes était majeure. Les Fées de Kael étaient largement en sous-nombre.
Effrayé par ce qui était en train de se passer, Cérian chercha le regard de son ami. Ce dernier ne tourna pas le visage vers lui, trop occupé à se concentrer sur son adversaire. À cet instant, le jeune homme remarqua le problème sur ses ailes. La gauche n’était pas en bon état. Toute la zone antérieure ressemblait à un voile déchiré. Il en manquait une partie. La forme donnait l’impression que quelque chose l’avait griffé et qu’on avait tenté de découper les lambeaux pour éviter qu’il ne les traine comme un poids mort. Des éraflures irrégulières descendaient sur plusieurs centimètres.
La fée banda son arc, résolue à exécuter sa menace. Les ailes de Kael se mirent à battre, prêtes à le faire décoller pour esquiver. Mais Cérian avait eu le temps de voir : celle abîmée réagissait plus lentement.
Pendant une seconde, il envisagea la possibilité que son ami ne pourrait pas se dérober à temps. L’archère semblait redoutable. Il ne voulait surtout pas que cet homme, qu’il avait aimé et auquel il tenait toujours, se retrouve blessé par sa faute ! Déjà qu’il l’avait cru mort durant ces dernières années, ce n’était pas pour qu’il meurt le jour où il le revoyait !
Aussitôt, Cérian leva les deux mains comme pour se rendre, puis s’éloigna avec deux pas timides sur le côté, avant de détaler vers Pippin.
— Cérian ! l’appela Kael en se tournant pour le suivre du regard.
Le chat, au milieu du grenier, fixait les deux groupes en conflit, les oreilles couchées en arrière, ramassé sur lui-même, prêt à bondir. En voyant son maître courir vers lui, il se redressa pour lui laisser la place de revenir se cacher sous son ventre, collé à sa patte avant.
— Désolé, lança le jeune homme. Je n’ai pas envie de t’attirer des ennuis.
L’expression sur le visage de Kael oscilla entre frustration et attendrissement.
La fée baissa son arme, un rictus aux lèvres :
— Au moins, le garçon fait preuve de bon sens. Dégage avec tes larbins, vous n’avez rien à faire ici.
Inquiet, ne sachant pas du tout ce qu’il devait penser de tout ça, Cérian vit son ami hésiter. Ce dernier l’observa un instant, puis étudia les membres qui composaient le deuxième groupe et qui continuaient de menacer le sien.
Kael lâcha le pommeau de son épée, puis recula vers son oiseau en dardant un regard furieux sur l’archère. Il battit des ailes quelques secondes, le temps de pouvoir se percher sur l’engoulevent. Sa colère s’estompa au profit d’un sourire qu’il adressa à Cérian.
— Je reviendrai. Ne t’en fais pas, nous serons bientôt à nouveau réunis. Fais très attention à toi. Ne crois pas un mot de ce qu’ils te diront.
Cérian acquiesça par réflexe.
Les bras crispés autour de la patte de Pippin, il le vit décoller, suivit par ses Fées qui ressortir par la fenêtre.
Avant de disparaître, Kael lui souffla un baiser pour le rassurer. Le jeune homme faillit lui hurler de revenir le chercher. Seul le bon sens l’en empêcha.
Les Fées qui restaient étaient hostiles. Elles avaient suivi le déplacement du premier groupe en les pointant de leurs armes. Si quelqu’un avait tenté quoi que ce soit pour récupérer Cérian, nul doute qu’un véritable conflit aurait éclaté. La survie de Kael était une chance qu’il ne souhaitait pas gâcher.
Perdu, effrayé, dans l’incompréhension la plus totale, Cérian ne bougea pas d’un pouce.
Le deuxième groupe rengaina les armes, mais ne fit pas mine de partir, au contraire. Leur attention entière se focalisait à présent sur lui. Leur surnombre n’avait absolument rien de rassurant.
Qu’est-ce qu’elles lui voulaient ?!