Chapitre 6

Je m'étrille la peau et me brosse les dents durant de longues minutes sous un jet brûlant afin de me débarrasser de cette désagréable sensation vaseuse imprégnée à même ma peau. Même si celle-ci se révèle imaginaire. J’ai cru mourir dans ce motel. Ce genre de rêve ne m’est pas arrivé depuis longtemps, car durant ces deux dernières années j’ai limité les relations humaines au strict minimum, ne sortant de chez moi de pour me réapprovisionner. Le reste du temps, je le passais chez moi enfermé à double tour.

Mon premier rêve remonte à la nuit du 13 au 14 mars 2000. Dans celui-là, je me trouvais sur un vélo, pédalant à toute allure sur une route de campagne gorgée d'eau, la visibilité réduite par des trombes de pluie. J'ai perçu le bruit d'un moteur au loin. Une voiture arrivait dans mon dos. Trop vite. Prudent, je me suis décalé sur le côté. Mon feu arrière était brisé. Je ne l'ai pas vu, mais au fond de moi, je le savais. M'ayant aperçu au dernier moment, le conducteur a écrasé la pédale de frein. Le crissement des pneus s’est mêlé au vacarme de tôle froissée, et mon petit corps a été projeté dans les airs, avant de retomber lourdement dans un fossé. Je ne sentais plus mes membres ni aucune douleur. Un homme est descendu de la voiture. Son regard paniqué s’est posé sur moi. Pendant de longues secondes, le chauffard n'a pas bougé, puis, après un bref coup d'œil autour de lui, il a choisi de disparaître. Le lendemain, Rooney, un camarade de classe, manquait à l'appel. Le jeune garçon que j'étais n'a pas compris tout de suite. Comment aurais-je pu deviner que ce rêve se produirait ? Ce jour-là, Rooney Harrigan ne s’est pas présenté en cours, les jours suivants non plus. Il n’est plus jamais revenu. Cette vision s’est par la suite révélée à cent pour cent exact, mais qu’en est-il de celle du motel ? Le Beaver a-t-il été témoin d’un crime perpétré entre ses murs ? Hasna ? Impossible. Dans ma prémonition, même si celle-ci n’y mourrait pas, la jeune femme était à première vue, garée au bord d’une route, pas dans l’une de ses chambres. Adam ? Non, plus. Lui se trouvait dans la forêt. Qui concernait-elle dans ce cas ?

Sec et propre, j'attache mes cheveux mi-longs en un demi-chignon et m'installe derrière mon bureau pour effectuer des recherches sur la région, et une personne en particulier. En tapant le nom d'Adam Taylor dans la barre de recherche, je tombe sur un article de fait divers. À l'aube du 13 octobre, un photographe animalier amateur a découvert un corps dans la forêt de Bellwood. Selon le témoignage, la victime a été éventrée. Aucune information n’est divulguée quant à la nature de l'arme du crime. Les investigations de l'équipe scientifique se sont soldées par un échec. Pas d'ADN. Pas d'arme. Rien. Le coupable semble s’être volatilisé.

Je bifurque sur une plateforme de partage de vidéos. L'un des vidéastes, spécialisé dans le true crime, cite une vieille légende hantant Bellwood depuis près de deux siècles, afin d'instaurer la peur chez ses abonnés. Otaktay, métamorphosé en ours, attaquerait les étrangers et emmènerait les enfants dans l'autre monde, les confondant avec sa progéniture disparue. Le tueur d'Adam s’est-il inspiré de ce mythe ? Les griffes vont dans cette direction.

Pour Hasna : la mort de l'étrangère, la disparition de l’enfant… Là aussi, les faits collent. Seul problème: Adam. D'après les articles à son sujet, le jeune homme est décrit un enfant du pays. Né à Bellwood, de parents eux-mêmes nés ici. Il a toujours vécu dans cette ville.

Un sentiment malsain se dégage de la vidéo. Le léger sourire et les intonations de ce type face caméra, me file la nausée. Il se nourrit du malheur des autres. Plus le crime est sanglant, plus les internautes cliquent pour satisfaire leur appétit morbide. Je songe aux Taylor. Comment se remettre d'un tel drame ? Comment avoir les épaules assez solides pour vivre avec l'idée que son enfant a été sauvagement assassiné ?

Intéressé par cette légende, je décide de m’y pencher dessus. J’apprends ainsi que les amateurs de légendes urbaines partent régulièrement en expédition dans la forêt en quête du célèbre arbre en haut duquel le guerrier aurait suspendu les membres de sa tribu en dernier hommage. Les habitants, en revanche, détestent voir leurs ancêtres associés à cette sombre partie de l'histoire. L'existence des Wapitoka n'ayant jamais été confirmée, les locaux préfèrent détourner le regard, reléguant le destin tragique de ce peuple au rang de simple mythe évoqué autour du feu. Pourtant, des crimes semblables ont bel et bien eu lieu durant les siècles derniers. Des milliers d’autochtones ont été massacrés et presque autant d’enfants ont été arrachés à leur famille dans le but de les élever parmi les blancs, de « tuer l’indien en eux » parfois littéralement. Pourquoi serait-ce différent ici ? 

J'imprime les informations cruciales, puis note les détails de mes récentes visions. Sur un mur, j'accroche la carte de Bellwood empruntée au motel puis indique l'emplacement du corps d'Adam avec une punaise, avant de juxtaposer des Post-its sur lesquels figurent mes pensées. J'entoure de feutre plusieurs lieux susceptibles d'être, d’après mes souvenirs, le lieu d’accident de Hasna. Je prends du recul pour examiner le plan de Bellwood et de la forêt environnante. Entre ses grottes, ses anciennes mines et ses chalets, les bois regorgent de cachettes.

Où es-tu, Maya ?

Quand les lettres commencent à se mélanger sur le papier, je décide de prendre l’air. Hunting Road, le quartier nord de Bellwood, culmine sur les hauteurs. La ville a érigé en hâte des dizaines de mobiles homes pour reloger les familles suite à — selon les dires — l'incendie destructeur survenu l'été dernier. Le paysage, digne d’un film post-apocalyptique, leur donne raison. Des arbres mutilés se dressent vers un ciel bleu glacial, leurs troncs noircis par la colère des flammes. Ici et là gisent des carcasses de voitures calcinées, servant dorénavant d'abris aux animaux égarés, dans l’attente d'être amenées à la casse. Dans la rue, des gamins donnent vie à des bonhommes de neige. D'autres dessinent des anges sur le sol en agitant les bras et les jambes.

En observant leur insouciance, je songe à ma propre jeunesse, passée dans un village canadien, la terre d'origine de ma mère, Rebecca Bilodeau. Les huit premières années de mon enfance se sont déroulées au cœur des Rocheuses de la Colombie-Britannique. Maman enseignait à l'école élémentaire tandis que Sean travaillait comme ouvrier forestier. Je me revois construire des igloos avec mes amis et dévaler les pentes enneigées sur une luge en bois construite par mon grand-père maternel. Le souvenir des récits racontés par ma mère près du feu, une tasse de chocolat chaud dans laquelle flottaient des guimauves entre les doigts, me réchauffe le cœur, mais la sensation s’estompe rapidement. Je ne peux penser à ma mère, sans voir le sang. Des litres de sang.

Un cri perçant me tire de ma rêverie. J’enferme ce souvenir à double tour. Une fillette se chamaille avec son frère. Une femme débraillée sort de son mobile home et menace son fils de lui en coller une. Ce dernier riposte en mettant la faute sur sa sœur. J'observe la forêt en me demandant si ces enfants connaissent déjà la légende d'Otaktay. Craignent-ils que l'esprit vengeur les emporte s'ils se montrent désobéissants, irrespectueux envers leurs parents ? Sans doute. Peut-être ceux-ci recourent-ils à ce stratagème pour obtenir obéissance, menaçant leurs progénitures d'appeler le grand méchant loup en cas de rébellion.

Je retourne au chaud et déambule dans mon minuscule mobile home. Exclu de l'enquête, je me sens inutile. Les flics ont probablement leurs raisons pour m'écarter de la sorte. Ma tentative au motel a été un fiasco. J’ai détalé comme un lapin quand cet esprit s’est attaqué à moi.

Espèce de lâche.

Je tourne en rond, me gratte la peau des bras, du cou. Je glisse dans la chambre. Le tiroir de la table de chevet, ou plutôt son contenu, m’appelle. Mon esprit hésite. Ma main, elle, comme muée par sa propre volonté, l’ouvre en grand. À l'intérieur, des préservatifs cohabitent avec plusieurs boîtes de médicaments. Néanmoins, ce n’est pas ça qui attire mon regard affamé, mais un sachet zippé rempli de poudre blanche. L'inscription « un jour après l'autre » figure sur le plastique. Je me rappelle cette période pas si lointaine durant laquelle la drogue et l'alcool dictaient mes journées, mes moindres mouvements et pensées. Je pouvais rester des jours entiers à l'intérieur d'un squat sans voir le soleil, à m'envoyer ma came dans le nez ou dans les veines, à picoler pour m'anesthésier l'âme et le cœur. Durant toutes ces années, j’ai assisté à des overdoses, vu des compagnons d'infortune tomber malades, ai été témoin d'innombrables horreurs. Malgré tout, cela ne me rebutait en rien à m'enfiler ma dope, à poursuivre ma déchéance, trop défoncé pour réaliser le danger et les malheurs autour de moi. Mon seul but au réveil consistait à trouver avec quoi j'allais m'envoyer au pays des rêves. J'attrape un flacon et m’enfile un somnifère avant de commettre une erreur, puis me blottis sous la chaleur de la couette pour m’abandonner au sommeil.

Lorsque j'ouvre les yeux, la nuit a étendu son drap noir. À l'exception des lampadaires de l'artère principale, tous les autres sont éteints, une décision économique imposée par le maire. Je me lève sans allumer. Mon pied bute contre une boite à chaussure qui traîne là. J'enfile mon manteau et mes bottes dans un geste quasi automatique, et sors sur la terrasse. Le froid s'engouffre dans mes narines pour glisser le long de ma trachée dans des picotements. Une odeur de terre humide flotte dans l'air. Je m'avance dans les ténèbres. Devant moi, les mobiles homes ne sont plus que des formes vagues, éclairées par la lueur pâle de la lune. Je lève les yeux sur un ciel dépourvu de nuages. L'absence de pollution lumineuse offre un spectacle vertigineux. Les étoiles, pareilles à des diamants éparpillés sur un voile noir, scintillent avec une intensité à couper le souffle.

Je contemple cette magnifique voute céleste, lorsqu'un cri perçant venu de la forêt, semblable à celui d'une femme en détresse, me pétrifie. Mes yeux se figent sur l'ombre des pins dressée dans l'obscurité. Après plusieurs secondes tendues, un nouveau hurlement déchire le silence. Je descends prudemment les marches, conscient des risques de glissade à cause du givre. Mes pas m'amènent vers la provenance du cri, la neige croquant sous chaque enjambée. Arrivé à la lisière, je me fige. Une marée d'adrénaline submerge mes sens. Deux petits yeux brillent au loin. J'allume la lampe torche de mon smartphone et dirige le faisceau sur la créature. Un renard se tient entre les arbres, immobile, enveloppé par une brume émanant des profondeurs de la forêt. Il tourne sur lui-même et glapit. Je sursaute. Le goupil m'intime clairement de le suivre. Au-dessus de moi, Polaris guide les voyageurs vers le nord. Quand le renard s'y engage, je l'accompagne.

La croûte de glace éclate sous mon poids. Le vent souffle, provoquant des tourbillons de neige qui se fracassent sur ma figure. Je m'enfonce depuis plusieurs minutes dans le noir, le cou rentré dans mes épaules pour me protéger du froid. Je jette un coup d'œil furtif en arrière. Les contours de mon mobile home se sont évaporés. Le renard accélère soudain. Je me mets à sa poursuite. Les racines rampantes prennent un malin plaisir à vouloir me faire trébucher. Les branches épineuses s'agitent tels des doigts squelettiques, prêts à saisir les âmes égarées comme si la forêt elle-même tentait de me garder prisonnier. L'une d'elles me lacère la joue, mais la douleur ne stoppe pas mon élan. J'évite une imposante souche, saute par-dessus un talus abrupt et m'enfonce de plus en plus dans la brume. Devant moi, l’ombre du goupil danse entre les arbres couverts de frimas. Puis, il disparaît, m'abandonnant au bord d'un lac. Une vague de chaleur m'envahit après cet effort, m'obligeant à ouvrir mon manteau pour accueillir volontiers un peu de fraîcheur. Une branche craque dans mon dos. Je me retourne et…

Je me réveille en sursaut, mes draps imbibés de transpiration. Une lumière bleue perce timidement les voilages des fenêtres. Des coups résonnent au loin. Encore à moitié endormi, je me frotte le visage, tentant de me resituer, me demandant si je suis vraiment sorti cette nuit. Ma respiration revient lentement à la normale tandis que mes pensées se réordonnent. Trois autres coups claquent contre la baie vitrée, plus fort cette fois.

— Ça va, ça va, j'arrive, maugréé-je.

Je sors du lit en m’étirant, et attrape un t-shirt échoué au pied du lit avec lequel j’essuie la sueur de mon front.

— Raphael Kelly, m’appelle une voix que je ne reconnais pas. Vous êtes là ?

— Une minute.

J'enfile un jeans par-dessus mon caleçon, puis défais les nombreux verrous avant d’ouvrir..

— Adjoint Greene ?

— Lieutenant Harris m'envoie vous récupérer.

— Vous avez trouvé quelque chose ? m'enquiers-je.

— Le mari de Hasna Malek est en route. Nous allons l'interroger.

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