2016
Je viens de terminer le bol de ramen que ma mère a cuisiné quand la porte de l’appartement claque et annonce l’arrivée tardive de mon père. Ma mère boue de rage. Je n’ai pas besoin de lever les yeux pour percevoir les ondes noires qui émanent d’elle.
— Ça sent rudement bon, glisse mon père dans l’entrée de la cuisine comme pour se faire pardonner avant d’y entrer.
— Tu ne peux pas arriver à une heure décente pour le repas ? C’est trop compliqué pour toi d’être présent pour ta famille ? hurle-t-elle à l’intention de son mari.
— Ça va, Kaori, je n’ai pris qu’un seul verre avec les collègues. Qu’un seul !
— Tu fais ce que tu veux de ta vie, mais j’aimerais qu’au moins tu honores mes plats et que tu considères mes efforts pour les préparer.
— Je vais manger, ne t’en fais pas…
— Ce n’est pas de cette façon que tu te feras pardonner ! Tu n’étais pas là, alors excuse-toi au moins !
— Et ton fils, qui s’absente toute la journée pour s’amuser plutôt que de se trouver un job d’été… il s’excuse, lui ?
Je n’ai pas l’occasion d’argumenter, ma mère se lève d’un coup.
— Ah non, ne commence pas à détourner le problème ! Naoto est toujours de retour pour le repas, lui au moins !
— J’ai l’impression d’être ton autre gosse…
— Si tu ne comportais pas comme tel, aussi !
— N’importe quoi. Laisse tomber, je m’en vais.
— Quoi ? Tu ne vas pas me faire ça, Hideo ?
— Oh si, je vais le faire.
En quelques pas, mon père claque de nouveau la porte et le calme revient. Ma mère pousse un long soupir. Sa lumière se ternit davantage. Je dois avouer que j’ai mal pour elle.
— Pourquoi tu ne le quittes pas, maman ?
— Arrête avec ça…
— Tu n’es pas heureuse avec lui, je le vois.
— Encore tes histoires à dormir debout… Tu as peut-être recouvré la vue, mais depuis tu es bizarre.
— Tu ne me crois pas ? Tu penses que j’invente tout ?
— S’il te plait Naoto, n’en rajoutes pas. Ton père me fatigue déjà suffisamment.
— Je vais me coucher, je réponds d’une traite après un long silence.
Quand je referme la porte de ma chambre, en réalité, je n’ai pas du tout envie de dormir. J’ai juste envie de fuir le plus loin possible. Je ne le fais pas. Ma mère s’effondrerait. Et même si elle m’agace, même si ses mots me blessent, je ne lui souhaite aucun mal. Alors je tourne en rond, encore et encore, jusqu’à me calmer. Quand je m’endors, il est minuit passé.
J’avais vu juste. Dans le quartier de Tenjin, les gens sont plus gais. Ou du moins, ils le sont quelques instants, lorsqu’ils sortent d’un magasin ou d’un restaurant, et puis ils retrouvent peu à peu leur brume maussade. Je suis installé au milieu de la place, et aujourd’hui encore, j’observe les passants. J’évite de rester trop longtemps au même endroit pour ne pas attirer l’attention. Je préfèrerais m’épargner la une des journaux, ne pas passer pour un voyeur ou un aliéné.
Au-delà de leurs ombres et de leurs éclats, je commence à regarder leur visage. Je détecte chez certains les mouvements subtils, les expressions discrètes derrière lesquels ils dissimulent leurs émotions. Les sourires forcés qui s’arrêtent à mi-hauteur. Les regards qui plongent vers le sol. Les mains qui se resserrent sur les poignées des sacs, comme pour se raccrocher à quelque chose.
Et mes yeux s’écarquillent d’eux-mêmes. J’entraperçois au loin cette lumière rayonnante. C’est le rayon de soleil après lequel j’ai couru l’autre jour, c’est une certitude. Ma respiration se coupe net quand je me rends compte qu’il s’approche de l’endroit où je suis assis. Qu’est-ce que je suis censé faire ? L’intercepter ? L’interpeler ? Pour l’instant, je me contente de le regarder avancer dans ma direction. Puis je me souviens que j’ai besoin de respirer. Je prends une grande inspiration et manque de m’étouffer. Ce rayon de soleil est une fille. Ses lèvres articulent des mots qui ne semblent se destiner à personne. Son visage me dit quelque chose. Est-ce que je la connais ? Lorsqu’elle arrive à quelques pas de moi, je me lève sans réfléchir, comme si j’attendais mon rendez-vous et qu’il était arrivé. Je suis déjà debout face à elle quand je me rends compte de ma stupidité. Manifestement, elle avait juste l’intention de passer devant moi, comme n’importe quel autre passant. Mais forcément, mon comportement a attiré son attention. Elle me regarde, l’air interrogateur, et moi je reste planté là, la bouche entrouverte, sans trouver les mots. Dire que je me sens ridicule est un euphémisme.
— Euh… Hoshino… Naoto, c’est ça ?
Les premiers instants, je ne comprends pas ce qu’il se passe. Et puis, je réalise. Mon cœur manque un battement. Cette fille est Keiko Mizuno. Nous étions dans la même école primaire. Je me souviens d’une camarade énergique, solliciteuse et souriante. Juste avant mon entrée au collège, elle est partie vivre à l’étranger avec ses parents. Je ne l’ai pas revue depuis. Son visage s’illumine.
— Houaaa, ça fait plaisir de retrouver Fukuoka, mais d’autant plus de retrouver d’anciens amis !
— Oui… c’est bizarre de te revoir ici, Mizuno ! Quand est-ce que tu es revenue ?
— Je viens d’arriver pour les vacances, je vis chez ma tante pour l’instant.
— Et tes parents… ?
— Nous sommes installés à Tokyo. J’ai prévu d’y passer le concours d’entrée à l’Université pour la rentrée prochaine !
Elle est tout excitée rien que d’en parler. Je ne peux réprimer un sourire.
— Super, je te souhaite d’y arriver.
— Merci ! Et toi Hoshino, tu étudies à Fukuoka ?
— Oui, au lycée Ohori.
— Ooh, et tu fréquentes toujours des amis de l’école primaire ?
— Ah… non, la plupart ne sont plus dans le même lycée que moi… et puis je ne suis pas très sociable.
Cette phrase la fait beaucoup rire, je ne comprends pas pourquoi.
— Pourtant, tu es venu me parler !
— Euh… Oui. Oui, c’est vrai.
Je ne peux quand même pas lui expliquer pourquoi la conversation a commencé !
— Je devais aller faire des courses, mais ce n’est pas urgent. Si tu veux, on peut aller dans un café ou un salon de thé… Enfin, tu attendais peut-être quelqu’un ?
— Non non, je n’ai rien de prévu. Allons-y.
Les cafés, ce n’est pas ce qui manque dans le quartier. Je la laisse en choisir un, on s’installe en terrasse et elle commande un thé glacé maison. Par curiosité, je commande la même boisson. Le serveur nous encaisse tout de suite. Nous sommes en plein milieu de l’après-midi, il fait chaud, mais nous sommes à l’ombre et le thé glacé est rafraîchissant. C’est curieux d’être assis en tête-à-tête avec une fille. Je n’ai pas l’habitude. Mizuno est plutôt coquette, avec son chouchou violet qui remonte ses cheveux aux reflets auburn en queue-de-cheval. Sa spontanéité me met vite à l’aise.
— Alors, raconte-moi Hoshino… pourquoi tu es asocial ?
— … parce que je ne parle à personne ?
— Non, je veux dire : pourquoi ne veux-tu parler à personne ?
— Selon toi, je choisis d’être réservé et de ne pas oser approcher les gens ?
— Oui, tu te protèges de quelque chose. Il suffit de s’efforcer d’aller vers les autres, au début. Une fois que tu as des amis, ça va tout seul ! Tu as bien des amis, au lycée ?
— Oui, un. Il s’appelle Takeo.
— D’accord, et à lui, tu lui parles, non ?
— Encore heureux.
— Alors pourquoi tu ne pourrais pas parler aux autres élèves ?
— … Je ne sais pas, je n’en ai pas envie.
— Pourquoi ?
— Pourquoi pourquoi ?
— J’essaie de comprendre ton point de vue. Pour ma part, je ne pourrais pas envisager une seule seconde de ne parler à personne. Je m’intéresse trop aux autres. Et toi Hoshino, tu t’intéresses aux autres ?
Je repense aux derniers jours et aux heures passées à observer les passants. Depuis peu, je m’y intéresse. Depuis que je me rends compte de ce qu’il peut y avoir au-delà d’un visage.
— Ça m’arrive.
— Dans ce cas, essaie d’aller parler à ceux qui t’intéressent ! On apprend beaucoup sur soi en allant vers les autres !
— C’est le ressenti que tu as, Mizuno ?
— Oui ! Au début, j’étais aussi timide que toi, quand je suis arrivée à Londres. Mes parents m’ont imposé cette nouvelle vie, où je ne connaissais plus personne, et ils ont insisté pour que j’aille vers les autres. Ils disaient que si je voulais m’intégrer, il fallait que je m’intéresse à leur culture, à leur langue, et que si je ne leur parlais pas, c’était impossible ! J’y allais d’abord à reculons, et puis peu à peu, j’ai compris qu’ils avaient raison.
— Tu as vécu à Londres toutes ces années ?
— Non, nous avons souvent déménagé… le travail de mes parents le leur permettait, ils ont participé à plusieurs missions humanitaires… et j’ai suivi avec eux.
— Ça n’a pas dû être facile pour toi.
— C’est vrai, mais ces années ont été enrichissantes. Nous avons vécu en Angleterre, en Ouganda, à Madagascar, à Haïti, en Inde… et puis nous avons visité l’Europe, l’Asie… c’était parfois dur, compliqué ou incertain… mais je me considère chanceuse d’avoir vécu tant d’expériences. J’ai l’impression d’avoir déjà traversé plusieurs vies !
— À force de déménager, tu as sans doute peu d’amis, toi aussi.
Sur ces mots, mes sourcils se lèvent, interrogatifs. Elle se pince les lèvres et sa lumière perd un peu de son intensité. J’ai touché une corde sensible.
— Tu as raison, je me permets la remarque, mais je n’ai pas non plus beaucoup d’amis. J’ai rencontré énormément de personnes, mais très peu avec qui je suis restée en contact. Pourtant, j’aurais bien aimé. À vrai dire, je t’envie un peu. Parfois, je me demande ce que j’aurais pu vivre si j’étais restée à Fukuoka. J’aurais aimé avoir des amis de longue date.
— Tu as encore toute ta vie pour ça.
— Oui, mais les amis d’école, c’est spécial. On ne les rencontre qu’à l’école.
Elle rigole à sa phrase, qui ne lui semble pas avoir de sens, mais je comprends ce qu’elle veut dire.
— Alors, tu es rentrée à Fukuoka pour retrouver tes amis d’enfance ?
Ma plaisanterie la fait sourire. Elle hoche la tête.
— Non, je… Fukuoka m’avait manquée. Et puis maintenant que je suis de retour au Japon, j’en profite pour rendre visite au reste de ma famille.
— Je vois.
— Et toi Hoshino, parle-moi un peu de toi. Qu’est-ce que tu as fait, ces dix dernières années ?
— … Rien d’intéressant.
Le plus malheureux, c’est que je le pense.
— Ne dis pas ça ! Je suis sûre que tu as vécu plein de choses ! Des activités, des séjours, des événements !
— J’ai appris à jouer aux échecs. J’ai intégré le club de tennis du lycée. J’ai passé des heures dans les brocantes de Fukuoka. J’ai passé plusieurs nuits à observer les étoiles et les planètes avec Takeo. J’ai fait des choses, oui. Les petites choses de la vie. Rien d’extraordinaire.
— Oooh… mais c’est beau, non ? D’avoir la chance de profiter de ces petites choses justement.
— Oui, tu as surement raison.
Je n’avais jamais réfléchi à ma vie de cette manière. Pour moi, la vie est une succession d’événements anodins. Pour elle, ce sont justement ces événements anodins qui comptent. Je ne la comprends pas vraiment. Quand elle finit de siroter son thé froid, le reste de ses glaçons tinte au fond de son verre.
— Hoshino, je vais devoir y aller. Si tu es disponible un jour dans la semaine, on pourrait se balader en ville. Je préfère être accompagnée, et puis on pourra discuter !
Ses mots agitent quelque chose dans mon ventre. C’est rare qu’une personne me propose de passer du temps avec elle, si ce n’est pour des devoirs. Je n’ai peut-être pas l’air si ennuyeux que ça. Elle se lève et moi aussi.
— Demain, je suis disponible.
Elle a l’air ravie de l’apprendre. Elle me regarde droit dans les yeux et je ne peux m’empêcher de détourner le regard.
— Super ! On peut échanger nos numéros, et on s’appelle demain ?
— Je n’ai pas de téléphone portable.
Elle se fige théâtralement et me regarde, l’air éberlué, avant d’exploser de rire.
— Tu es vraiment curieux. Alors, on se donne un point de rencontre ?
— Au parc Ohori, sur le pont Chasonhashi, à neuf heures ?
— Eh… C’est le petit pont de pierre ?
— Oui, c’est celui-ci.
— D’accord ! Alors à demain, Hoshino !