Les heures de libre, c’était les moments que nous aimions tous au lycée. Dès que nous le pouvions, nous en profitions pour sortir de l’établissement, nous sentant enfin libres. Aller se poser dans un parc, aller boire un café, faire les magasins, ou même aller au cinéma quand les heures de pause s’enchainaient. Mais bien souvent, une fois que la seconde et sa découverte de la liberté étaient passées, nous nous lassions petit à petit de ces escapades. Dépassés par la multitude de devoirs qui nous était imposée, nous devions parfois nous résoudre à échanger nos loisirs contre des heures d’étude.
Il y avait trois salles où passer nos heures de libre dans notre lycée. La salle de perm, classique salle sans couleurs, vide de tout, avec uniquement des tables et des chaises. Souvent la cachette de lycéens solitaires, dissimulant leur vulnérabilité sous des cahiers et des livres, cette occupation étant le seul moyen de prouver qu’ils n’avaient pas besoin de présence humaine pour ne pas s’ennuyer.
A côté de la salle de perm se trouvait la salle informatique. Dedans, quatre rangées d’ordinateurs qui avaient pour but de subvenir aux besoins des élèves dans le cadre de leurs devoirs et de leurs recherches. En réalité, ils servaient surtout aux élèves qui n’avaient pas de forfait internet sur leurs téléphones à passer le temps sur Facebook ou Youtube. Dans cette salle trainaient souvent des geeks un peu coincés, en général par deux, s’esclaffant de ce qu’ils pouvaient trouver sur cette grande toile pleine de tout et n’importe quoi.
Et en face de ces deux pièces, toujours dans le même couloir, il y avait le CDI. Parfait entre-deux, disposant de tables pour étudier mais aussi d’ordinateurs. Dans cette salle où le silence était roi, des étagères de livres que personnes n’avaient jamais lus entouraient des tables de quatre, seul endroit du lycée où les élèves pouvaient travailler en face à face. Malgré les remontrances de la documentaliste à la moindre vibration de corde vocale, nous appréciions tous ce lieu paisible où nous pouvions travailler tout en passant de bons moments entre amis.
Alors en ce jour de janvier, pendant que la neige rendait l’extérieur froid et blanc et ne nous donnait aucune envie de sortir de l’établissement, je décidai de passer l’heure d’étude habituelle du jeudi après-midi au CDI. Hugo était avec moi comme toujours, et nous entrâmes dans la pièce avec l’intention de commencer notre dissertation de français que nous devions rendre la semaine d’après. Je n’aurais pas pu penser que cette simple heure de perm allait contribuer à changer mon existence.
C’était la première fois que je voyais autant de monde dans cette salle. Toutes les tables étaient occupées. En marchant lentement à travers l’allée pour essayer de trouver une place, nous vîmes que seules deux tables disposaient encore de places : sur l’une étaient assis deux élèves de seconde que nous ne connaissions pas du tout, sur l’autre il y avait toi. Toi et une de tes amies.
— Bon je crois que c’est mort, me dit Hugo. Viens on va voir en perm s’il y a plus de place.
— Non attends, tu veux pas qu’on aille avec Pauline et Sarah plutôt ?
Il avait l’air surpris par ma demande, ce qui était plutôt logique. Je n’étais pas du genre à vouloir m’incruster parmi des gens que je connaissais peu, moi qui étais de nature assez réservée. Et soudain, son regard s’illumina et il eut l’air de comprendre ce que je voulais.
— Ah je vois, tu veux te rapprocher d’elle hein ?
Mon absence de réponse lui donna raison. Il accepta de me rendre ce service avec un regard complice, et nous marchâmes vers votre table.
— On peut s’asseoir ici ? demanda-t-il, sachant pertinemment que je n’oserais le faire.
Vous levâtes toutes les deux les yeux vers nous.
— Oui oui, pas de soucis, répondit Sarah.
Tu poussas tes affaires pour me laisser un peu de place, et je m’assis à côté de toi pendant que Hugo se mettait en face. J’étais si satisfait d’avoir le privilège d’être à côté de toi, alors que ce n’était rien. Mais j’avais l’impression d’avoir fait un grand pas en avant.
Il ne se passa rien d’incroyable pendant la première demi-heure. Tu discutais beaucoup avec Sarah, pendant que je faisais semblant de me concentrer sur ma dissertation. En réalité, je guettais l’horloge, espérant que la grande aiguille n’avance pas trop vite. Je voulais que cette heure ne termine jamais, je voulais avoir le temps de provoquer quelque chose, de te parler, de faire en sorte que les choses avancent entre nous. Mais je restais passif, trop timide pour oser quoi que ce soit, je laissais l’aiguille continuer inexorablement sa trotte.
A 30, je me décidai à tenter quelque chose. Il fallait que je te parle, même si je ne devais te dire qu’un seul mot. Je ne pourrais supporter d’avoir laissé filer cette occasion en or. Comme je n’étais pas très inspiré, j’optai pour la solution la plus simple.
— T’aurais pas une feuille ?
Tu tournas la tête vers moi puis la hochas. Tu pris ton trieur et en sortis la précieuse feuille qui avait été si facile à acquérir.
— Merci.
— De rien.
Voilà. J’avais ma feuille. La joie qu’elle me procura ne dura que quelques secondes, je réalisai vite que ce n’était pas une simple feuille qui allait m’aider à me rapprocher de toi. Il me fallait trouver autre chose, mais j’avais beau chercher, rien ne me venait à l’esprit. Je me contentais de t’observer du coin de l’œil, d’écouter ce que tu disais à Sarah, de scruter les copies qui trainaient entre toi et moi pour admirer ton écriture que je trouvais jolie. Le temps continua à filer, et je me sentais découragé. Je n’arrivais même pas à me concentrer sur ma dissertation, je n’avais écrit que deux lignes en quarante minutes. Et soudain, une illumination me traversa. Je me tenais à côté de l’une des meilleures de la classe en français, tu étais sûrement la plus apte à m’aider. Un coup de pouce pour mon devoir et un contact supplémentaire avec toi, le double bénéfice s’offrait à moi comme par enchantement.
— Tu trouves des choses à dire toi ? demandai-je à Hugo.
— Bof bof, et toi ?
— Absolument pas.
A présent, c’était le moment. Je me tournai vers ma droite en sentant mon cœur tressailler.
— Et vous, vous avancez bien sur le français ?
Sarah mit du temps à réagir, ce fut toi qui répondis la première.
— Le français ? J’ai pas commencé encore.
— Ah, dis-je en riant, ça va tu me rassures alors.
— Pour l’instant j’essaye de comprendre les maths, ça me prend déjà bien assez de temps.
Ton ton était jovial, bien que le fond ne tes paroles ne l’était pas. Je réalisai alors la chance que j’avais. J’avais osé te parler, et tu m’avais répondu en souriant, avec toute la sympathie que tu étais capable de donner. Tu ne m’avais pas mis mal à l’aise. Tu ne m’avais pas fait regretter mon pas en avant. Je ne pouvais m’empêcher de comparer mon cas à celui des films américains de cette époque, dans lesquels il y avait souvent un mec un peu coincé qui tombait amoureux d’une des plus jolies filles du lycée, et celle-ci ne cessait de le remballer et de l’humilier. Pour moi, ça ne s’était pas du tout passé comme ça. Ce n’était pas l’explication classique qui tend à dire « on n’est pas dans un film », la véritable explication c’était que tu étais gentille. Indéniablement gentille. Et c’est là que je compris que tu n’étais pas comme les autres. La plupart des gens ont besoin d’écraser les autres pour être plus puissants. En général les lycéens les plus populaires étaient hautains et méprisants avec les gens qui ne l’étaient pas, par peur de redescendre, de ne plus être autant aimés par les autres gens populaires. Mais toi, ce n’était pas ton dédain qui te rendait appréciée de tous. C’était ta gentillesse. Les gens t’aimaient parce que tu étais bienveillante, tu leur apportais l’attention dont ils avaient tous besoin. Tu avais le don d’apaiser les cœurs.
C’est à ce moment que je compris que j’avais peut-être ma chance avec toi. Et que je devais passer à l’étape supérieure. Tu ne comprenais pas les maths ? Parfait. Je les comprenais, moi.
— Je peux t’aider si tu veux, qu’est-ce que tu ne comprends pas ?
Tu parus à la fois surprise et soulagée. En passant les mains dans tes cheveux, tu secouas la tête.
— Tout, en fait. Je comprends rien du tout.
Je me rapprochai de toi pour regarder la page de ton cahier que tu cherchais désespérément à déchiffrer depuis presque une heure. Nous venions de commencer le chapitre des suites. Ce n’était pas un chapitre facile, mais j’avais tout compris. Il restait maintenant un problème, comment expliquer quelque chose que l’on trouve facile ? Je ne savais pas par où commencer, mais j’avais réellement envie de t’aider. Te voir éclaircie sur cette matière que tu paraissais avoir en horreur aurait été une grande satisfaction pour moi, d’autant plus si j’en étais à l’origine.
Je commençai alors par la base, te poser quelques questions pour cerner tes difficultés. Je constatai vite que l’ampleur du travail serait plus grande que ce que je pensais. Tu paraissais complètement perdue, semblais essayer de comprendre une autre langue sans l’avoir jamais apprise. J’essayai de faire comme je pus, expliquer certaines bases puis te demander si tu comprenais. A chaque fois, tu hésitais avant de répondre « ouais… ouais je vois. ». Je me disais que ta réponse était sûrement celle qu’on dit pour ne pas avouer que l’on n'a rien compris, ayant peur d’importuner l’explicateur ou encore qu’il nous prenne pour un idiot. Mais je continuais mes explications, essayant de les rendre les plus claires possible. Malheureusement, les « chut » prononcés par la documentaliste se faisaient de plus en plus fréquents, nous crispant à chaque fois. A chacune de ses remontrances, je la fusillais du regard, j’avais envie de lui dire que nous étions seulement en train de travailler, et que ce n’était pas censé être interdit dans un CDI. Mais ces remarques ne sortant pas de ma tête, elle continuait, encore et encore. Je faillis presque lui dire qu’elle était en train de tout gâcher, que j’étais en train de parler à la fille dont j’étais amoureux et que je ne comptais pas arrêter. A mon grand désespoir, ce fut toi qui finis par vouloir arrêter.
— Bon en vrai ça va bientôt sonner. C’est très gentil à toi Nicolas mais c’est peine perdue, te fatigue pas.
J’étais terriblement déçu. Tu venais de mettre fin à tout l’espoir que je venais de construire.
— Mais ça ne t’a même pas servi un petit peu ?
— Si un peu, dis-tu en haussant les épaules. Mais il faudrait des heures pour que j’arrive à tout comprendre.
Tu venais de faire une simple remarque, j’y vis une occasion en or. Un éclair de génie venait de traverser mon esprit. Et, presque sans réfléchir, je lançai :
— En vrai, tu peux venir chez moi si tu veux un de ces jours. On aura vraiment le temps de retravailler tout ça.
Tu me regardas avec des gros yeux, faisant flancher mon assurance. J’eus peur que tu ne me remballes, mais ce n’est pas exactement ce que tu fis.
— Euh, j’en sais rien…
— C’est comme tu veux, mais en tout cas moi ça ne me dérange pas du tout, si tu as besoin d’aide.
La sonnerie retentit, et tu ramassas ton sac pour y ranger tes affaires. Pressée par le temps, tu finis par hocher la tête.
— Bah écoute pourquoi pas, si vraiment ça te dérange pas.
— Ok, on se tient au courant alors.
J’étais le plus heureux du monde. Je rangeai mes affaires à mon tour pendant que tu t’éloignais avec Sarah. Mais alors que je fermais mon sac, je vous vis rigoler toutes les deux et ma confiance en moi se mit à fondre en une fraction de seconde. Tu étais probablement en train de te moquer de moi, de me trouver bizarre et de dire à Sarah que tu n’avais aucune envie d’aller chez moi. Hugo me fit un clin d’œil.
— Pas mal, tu viens d’organiser un date.
— J’en sais rien, dis-je en haussant les épaules. Je sais pas si c’était une bonne idée en fait.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Elle va me prendre pour un con. Qui invite une fille chez lui pour réviser des maths, à notre époque ? Elle a dû comprendre que je la draguais, ça va lui faire peur.
Hugo secoua la tête.
— Mais non, aie confiance en toi. T’as une occasion en or devant toi, ne laisse pas passer ta chance.
Nous sortîmes de la salle, nous dirigeant vers notre cours d’histoire. J’étais à la fois stressé, à la fois heureux. Je venais de faire une bêtise, ou bien de provoquer ma chance, je ne pouvais pas le savoir pour le moment, mais la réponse viendrait très vite. Il ne restait plus qu’à attendre. Je devins impatient. Comment aurais-je le courage de laisser passer toutes ces heures qui me séparaient de cet instant ? Cet instant où tu viendrais chez moi, où ce serait quitte ou double. Ce serait la fin de mon espérance, ou le début de notre histoire. En tout cas ce serait quelque chose, et je brûlais de savoir quoi.