Pauline, qui écoutait attentivement, regarda Nicolas d’un air surpris.
— Et c’est tout ?
— Oui c’est tout, qu’est-ce que tu veux que je dise de plus ?
— Elle n’était pas très longue ton histoire, et puis c’est un peu flou, ça ne correspond pas à une étape de notre parcours.
Nicolas essaya de se rattraper, déçu par la déception de sa femme.
— Mais si c’est une étape. Ça correspond au moment où j’ai réalisé que j’étais amoureux de toi.
— Ah bon ? Tu ne l’as pas mentionné ça.
— Je le mentionne maintenant, dit-il en l’embrassant sur le front.
— Alors tu as raison, ce critérium est important.
Le lendemain matin, Pauline ouvrit les volets avec un sourire aux lèvres. Il faisait encore plus beau que les jours précédents, et elle se sentait en forme. Comme si le fait de se replonger dans ses souvenirs de lycéenne lui avait redonné sa jeunesse. Elle réveilla Nicolas et le supplia de l’accompagner se promener. Il hésita, de peur que son épouse soit trop faible pour marcher sur une grande distance. Et puis, en voyant son état, il se ravisa. Elle allait bien, et l’air frais ne pourrait pas lui faire de mal.
Les arbres étaient d’un vert éclatant. Le ciel était bleu, parsemé de nuages tout blancs. Le soleil brillait mais n’était pas trop chaud, une légère veste suffisait à compenser son ardeur faible du matin. Les cerisiers étaient en fleurs, les oiseaux chantaient, et l’air sentait bon. Tout était là.
— Qu’est-ce que j’aime le printemps.
Nicolas, qui tenait le bras de son épouse, sourit sous sa moustache.
— Tu le dis chaque année, tu sais.
— Tu ne veux plus l’entendre ?
— Oh si, dit-il tristement. J’aimerais pouvoir te l’entendre dire pour encore des années.
— Je pense pas que ce soit possible. Mais si tu veux, je peux te le dire tous les jours à partir de maintenant. Si tant est qu’il m’en reste plusieurs.
Sentant qu’il ne pourrait plus supporter longtemps ces réflexions, il se tourna vers elle et lui caressa la joue.
— Ne parle pas de ces choses-là, veux-tu. Tu es en forme aujourd’hui, et nous passons un bon moment. Profitons de cette promenade pour parler d’autre chose.
— Très bien, de quoi veux-tu parler ?
— Je ne sais pas, répondit-il. Je n’ai rien à dire.
— Alors taisons-nous.
Ils marchèrent silencieusement dans la nature, savourant l’air frais. Après quelques instants ils aperçurent un petit banc sous les hêtres et s’y assirent. Pauline attrapa une feuille et l’arracha de sa branche. Elle la garda entre ses mains, la contemplant comme s’il s’agissait d’un diamant. Nicolas la regarda longuement, essayant de lire à travers ses pensées. Celles-ci paraissaient centrées sur ce petit bout de vie vert qu’elle tenait dans ses doigts.
— Je sens bien que tu en meurs d’envie, dit-il finalement.
— Quoi donc ? demanda-t-elle, surprise.
— De me parler de cette feuille. Alors vas-y, ne te retiens pas.
— Si c’est pour que tu me dises que je radote c’est pas la peine, dit-elle en haussant les épaules.
Nicolas passa un bras autour d’elle et lui embrassa la tempe.
— Mais non, je ne le dirai pas. Promis.
— D’accord, souffla-t-elle. Eh bien oui, je peux te parler de cette feuille. Elle est belle, tu ne trouves pas ?
— Oh mais si, je suis bien de ton avis.
— C’est amusant, j’ai soixante-dix-huit ans, et jamais je ne me suis lassée de la beauté de ces petites choses. Elles ont continué de m’émerveiller, d’année en année, tout au long de ma vie.
— Et pourtant ce ne sont que des feuilles, souligna Nicolas.
— Non, ce ne sont pas que des feuilles. Tu ne te rends pas compte de tout ce que ça représente. Les feuilles, c’est le printemps incarné. C’est la renaissance, c’est un nouveau départ. Ce sont tous les arbres de la Terre qui, au même moment, décident de nous prouver qu’ils ne sont pas morts.
— Pas tous les arbres de la Terre, non. Tu oublies que dans l’hémisphère Sud ce n’est pas en même temps.
— Nicolas, tu sais très bien que je le sais, dit-elle en soupirant. Mais tu vois ce que je veux dire, non ?
— Oui d’accord, excuse-moi.
— C’est la dernière fois que je vois cette renaissance de feuilles. Je vais mourir pendant la saison de la vie, c’est ironique.
— Tu aurais préféré que ce soit pendant une autre saison ?
— Non. Je suis heureuse de vivre mes derniers moments pendant le printemps. J’ai pu l’apprécier une dernière fois.
— C’est fou l’importance que tu accordes à cette saison. Depuis que je te connais, tu as toujours paru plus heureuse au printemps, et je n’ai jamais réussi à comprendre comment ça pouvait jouer à tel point sur ton moral.
— Ce n’est pas dur à comprendre pourtant. Tout est parfait au printemps, et c’est chaque année pareil. En hiver, tu as l’impression que le froid ne s’en ira jamais. Les arbres paraissent morts, les oiseaux ont déserté, le vent glacial nous fait détester l’extérieur. Tu te dis qu’il n’y a plus d’espoir, que tout est triste et que la vie est moche. Les souvenirs de l’été dernier te paraissent loin, très loin, et tu donnerais n’importe quoi pour retrouver cette chaleur, la liberté d’être dehors sans se soucier du temps qu’il fait. Mais tu te dis que c’est impossible, que c’est fini, que désormais tu dois subir l’hiver et que tu n’en verras pas le bout. Et puis brusquement, un signe. C’est souvent en février que ça arrive. Un rayon de soleil que tu aperçois à travers la fenêtre, avec un ciel tout bleu. Et ça réveille en toi quelque chose, tu ne sais pas exactement quoi. D’un coup tu te sens vivant, tu souris à nouveau, tu as l’impression d’être fort, que ta vie est belle et que tout va aller mieux. Et dans les semaines qui suivent, les signes se multiplient. La nuit qui tombe de plus en plus tard, un chant d’oiseau entendu quand tu sors faire les courses, plus de froid qui s’engouffre dans la pièce quand tu ouvres la fenêtre pour aérer, et les bourgeons, enfin les bourgeons. Et puis plus tard, d’autres signes encore. Le jour encore là à l’heure du dîner, le bruit d’une tronçonneuse, les fleurs qui recouvrent les pelouses, les feuilles qui poussent, et cette odeur dans l’air. Cette odeur indescriptible qui pénètre dans tout ton corps et ne fait que du bien sur son passage. Et tous ces signes ne font que se bousculer jusqu’au moment où tu te dis, ça y est. C’est le printemps. Et là, c’est le moment d’aller dehors. De profiter, de savourer chaque instant. D’admirer les arbres et les explosions de vert quand tu roules à travers une forêt le matin. De sentir les rayons du soleil qui transpercent ta peau et te réchauffent le corps. Tu ôtes enfin ton écharpe, ton manteau, tes pulls et tes idées noires. L’hiver est fini, et c’est la belle vie qui commence.
Lorsqu’ils furent rentrés, Pauline voulut entendre une nouvelle histoire. Elle s’installa sur le canapé pendant que Nicolas ouvrit la boîte. Il fixa chacun des objets, essayant de se remémorer à quoi il correspondait pour retrouver l’ordre chronologique de ces étapes. Il finit par y voir un peu plus clair, et sortit un bout de papier que sa femme s’empressa de lire. C’était un tract orange, sur lequel était écrit : « le CDI, pour qui et pourquoi faire ? ». Elle avait déjà vu ce papier un jour, mais il était complètement sorti de sa mémoire. Elle se souvint qu’il y en avait une pile à l’entrée du CDI de leur lycée, mais personne ne les avait jamais lus. Ces bouts de papier insignifiants étaient restés de marbre sur leur présentoir, attendant pendant des mois que quelqu’un les prenne pour les lire. Mais rien, aucune attention n’avait été suscitée chez aucun des lycéens de cette époque. Ces papiers soigneusement imprimés n’avaient servi qu’à faire acte de présence. Pauline n’avait jamais repensé à eux, parce qu’elle n’avait eu aucune raison de le faire. Et voici que subitement, elle découvrait que l’un d’entre eux avait traversé le temps pour se retrouver devant ses yeux. Elle regarda son mari, attendant qu’il ouvre la bouche. Que pouvait-il bien avoir à dire sur cet objet sans aucune valeur ?